Enterrement

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1

 

On l'a déjà dit : c'est comme ça que tout finit. Mdr.

Est-ce que tu as fait tout ça pour absolument rien?

2

Quand un vieux pète, faire semblant de rien. Placer seulement un grain de blé sur le revers de la veste: condoléances.

Les planches hérissées d’échardes où le lavage des morts a été accompli sont les seules encore solides d’une porte dont les restes s’appuyent contre le mur.

Un homme travaille au cercueil et ne s'interrompt pas dans sa tâche pour les saluer.

3

Une dame âgée mais charitable témoigna de l’agacement extrême que lui causait la température, quarante ans auparavant, elle avait été plus forte encore, dans des circonstances similaires:

La Dame de Vièbe morte.

4

La dame de Vièbe est morte, et l’âme charitable ressent soudain profondément cette mort – non pas profondément par une introspection méthodique, mais profondément par le saut de carpe soudain et vite effacé d’un souvenir hors d’elle-même et qui y retourne en même temps. Comme elle désirera alors, l’âme charitable, d’avoir auprès d’elle quelqu’un pour l’entretenir de ce moment, qui eût été là, et qui eût vu aussi cet autre enterrement, il y a quarante ans, les grains de blé, …, et qui sentît et pût transcrire la nécessité impérieuse qu’il y a à rappeler cette température qu'il faisait à l'époque. Faute de quoi, il ne sera que trop facile à ses voisins de la toiser de bas en haut et de se dire, avec satisfaction, que cette âme, autrefois généreuse, est à présent devenue tout à fait bête. Aucune bonté qui ne coûte. Bien qu’évidemment cette évocation de la température ne soit qu’un prétexte à des choses bien plus intéressantes, comme il vient d’être montré.

5

Une actrice, belle éduquée, fit dignement l’éloge de la morte. Son jeu retenu ne dépara pas la douleur, quoiqu’il fût clair qu’elle jouait cette fois comme les autres.

Les circonstances de la mort n’étaient pas du tout, elles, claires : c’est pour cela qu’on avait l’actrice qui savait ponctuer autour du cercueil.

La soeur était là aussi, mais s’est retirée très vite. Il y a eu plusieurs réceptions, et l’ambiance est devenue nettement plus cordiale. Puis beaucoup de gens ont dû partir, ayant peur de ne pas avoir de train, tandis que les autres finissaient lentement de manger.

6

Eux, ils arrivèrent en retard. Arrivés par la porte du yaourt, ils prirent une attitude stupéfaite : laideur, frayeur ! Ils n’avaient pas plutôt posé leurs valises, à la descente du car, que : laideur, horreur, vilainie ! La gare routière entourée d’hôtels, et les hôtels coincés entre les entrepôts de grossistes aux devantures rouges et argent, oranges, vertes, noires cerclées d'or invitant aux étals d’invendus salis par les gaz d’échappements, les cars dans une fumée étouffante, partout, les pancartes plantées ça et là sur le parking, au nom des voyagistes, des mégots de cigarette comme si on les avait semés au printemps, et une cohue, un tapage, d’autres voitures ne cessant de monter, trois heures de l’après-midi, une roue crantée, sonnés par des cars, des voitures, des motos qui montent et descendent par baquets sur et du pont. Ces têtes qui regardent, les plus petites derrières, qui pressent, ces visages douloureux tantôt leur semblent une tête une, unique, tantôt son absence. Les motos sortent d’un concessionnaire par une porte vitrée au coin de laquelle s’étend le long mur aveugle recouvert d’affiches qui cachent « ..chage sous peine ».

« Je crois pourtant que tout ceci dissimule un ordre profond. Un ordre plus profond, aux règles encore mal appliquées. »

7

« C’est Ptère, pays des lois, des lignes. Mais aujourd’hui, elles sont effacées, dissimulées, archéologisées. Nous seuls le savons. Nous nous en rendons bien compte et allons procéder aux changements nécessaires. »

Les ailes ouvertes, le tronc de son corps roulant dans l’air comme un petit chariot qui tomberait après chacune de ses révolutions avant de se redresser et de regravir une colline, un moineau sans même regarder entendait tout, écoutait chaque miette s’effriter d’un morceau de pain, chaque feuille se détacher d’un croissant, épousait sans son consentement chaque débris comestible. Du moins le croyait-il. Descendu le matin même par un escalier tout encombré d’eau, il regardait les portes s’ouvrir, claquer les unes contre les autres en fracas, et les sorties humaines qui se faisaient d’un coup le trouvait imperturbablement fébrile, attentif à ne pas laisser se perdre une occasion de courir en avant de sa journée de dévoration. La connaissance qu’il avait de la gare routière était celle qu’un ver a d’une pomme ; la trace invisible de ses pattes absorbait dans son esprit l’immensité de ses vols, les condensait dans leurs fourches minuscules comme si la gare était faite de cette forme de bifurcation grâce à laquelle il se posait et par bonds se déplaçait sur la surface inégalement sale.

8

C’est pourquoi, s’il vit les visiteurs, ce ne fut sans doute qu’à cause du froissement des dents de celui-là sur son sandwich, parce que, blanche comme un drap, la mie un instant collée sur ses lèvres, attrapée par trois doigts et jetée sur l’anorak, à nouveau chassée était arrivée sur le sol qui fut en ce point unique neigeux, de cette neige avalable. En forçant l’imagination jusqu’à l’extrême limite du tolérable se peut entrevoir la diversité microscopique des chemins dont la porte du yaourt était parcourue et qui ne se croisaient parfois, comme à cet instant, que dans une miette apparemment dégringolée du ciel d’une bouche. Il serait possible, à force de plissements d’yeux et de longues méditations, de suivre derrière le vol des moineaux la délinéation de branches s’élevant en gerbes et regagnant le sol pour s’y dissoudre. De la sorte apparaîtraient les figures humaines, feuilles d’automne venues pousser sur cet arbre pour s’en laisser défaire dans la demi-heure suivante.

Par la méditation on se représenterait bien l’influence des décomptes et des calculs sur la pigmentation des joues et celle des sursauts de la conscience rappelée à l’ordre par le son d’une horloge, la voix d’un micro et le tournoiement des arrivées et des départs, sur la teinte de feu et de sang des physionomies affaiblies, à moins que laissant la peau intacte le rougeoiement ne se tienne hors de portée de l’examen, caché derrière des épaisseurs de manteaux comme une braise couverte de cendre. Un personnage qui criait au plus haut de sa voix, et auquel personne ne prêtait attention, quand bien même il eût crié juste derrière eux et dans leur oreille même, les fit quitter leur position après ces quelques mots d’introduction.

9

Il faut maintenant traverser la rue. Les automobilistes, de connivence, font mine d’accélérer et, tout au contraire, ralentissent, inculquant la souplesse aux enfants et les pas qu’ils devront répéter. Le plus court chemin d’un point à un autre est la droite. Cela se fait à l’aide de petits virages d’amplitude variable. Le petit virage domine et occupe l’esprit et le temps des traverseurs. Le pas de côté, pour laisser passer un collègue, est une autre figure. Le signe de la main par lequel on remercie un automobiliste qu’on a contraint à l’arrêt, encore une autre. Le roulé-boulé, toujours, plus spectaculaire. L’art de traverser se concentre dans l’évitement. Rien de plus délicat que de couper la route d’un coup de hanche et, sans jeter un regard à sa victime, la saluer des fesses en levant distraitement la main, pour dire : « J’ai raté, cette fois, mais ce n’est pas ma faute : je suis enroué. » Les habitants s’approchent alors d’une individualité qui disparaît au coin de la rue. C’est le travail. Il faut ne pas se laisser écraser par la masse qui se retenant de courir a adopté son pas rapide. Il est beaucoup plus agréable de prendre le bateau, d’où l’eau verte et sanglante des feux rangés dans le brouillard paraît lointaine, fantastique. Prendre le bateau, au cours de la Sugne. Écouter ses légendes dites d’une voix que son possesseur a camouflée en parole officielle, qu’elle donne envie de prendre note et de remplir un formulaire ; le haut-parleur vole sur les eaux illuminées par un projecteur ; et écouter ce que préfère entendre tout le monde : la petite histoire de la rivière.

10

Pendant ce temps, au milieu des tables, la pleureuse passait. Le luxe qu’était cette pleureuse, impossible de le dire. Elle brillait noire et valait un million de fois la fanfare militaire et les manchettes d’or du sergent de section repassé dans son uniforme. Un gros ordonnateur semblait le respirer pour lui même comme le parfum de la mort, entêtant, honorable, lui procurant des jouissances à la fois vraiment martiales et douces. L’absence de volonté, d’individualité, et la longue pause entre les pleurs de la pleureuse, et leur apparition décontrôlée, marque des artisans qui ne font qu’un un moment avec leur vocation, mais aussi ce à quoi aspirent les morts dans le linceul et les vivants dans leur deuil. D’autant plus important est l’action de la pleureuse que la morte n’est pas une personne absolument au-dessus des reproches et qu’il était pénible à ceux qui étaient là de devoir surmonter en leur for intérieur les pulsions contradictoires que la présence de son corps sous la toile de lin y faisait naître. Même si, continûment, ils jetaient des fonds d’œil inquiets et des lances à leurs ennemis, le cri de la professionnelle saisissait dans leurs jus tous ceux que réunissait le respect haineux ou pitoyable de la morte. Ils devenaient, eux et l'ordonnateur, pareillement tendre viande, sans répulsion pouvaient se manger du regard les uns les autres, même si tous n’aimaient pas cette ordonnance. Rebelles, certains arcboutaient leur dos-bouclier contre le travail de la pleureuse. Ils s’enraidissaient comme si l’armée les avait repris. Ceux qui devaient leur salut à la disparue pleuraient. L’appartement était ouvert et l’escalier était noir. Dessus la porte cochère pendait, bicolore, le drapeau des endeuillés marqué du « En Avant ! ». Dehors campait le présent immaculé dans la rue paresseuse, le décroissement des brins d’herbe mauvaise entre les pierres. En bas du ciel au marbré triste, le mumu des chats ne s’entendait pas.

11

La pleureuse défit ses manches, les plia. Son manteau sur le bras, elle prit un aspect jeune, comme son métier semblait loin d’elle. Le deuil ne paraissait plus du tout lui seoir. Il avait obéré ses traits ainsi qu’une multitude de poids pendus à sa peau par des fils. Il ne se trouvait pas une seule personne pour ne pas en être surpris, et personne n’aurait voulu qu’elle ne fût pas là. Il y avait eu dans ses cris toute la clarté et la justesse. Il était bien dommage qu’elle ne fût pas la tombe, qu’elle n’emportât pas avec elle l’os, que le corps restât. Retirée dans la petite salle de bain, elle passait avec grand plaisir ses cheveux au fer à lisser. Tous pensaient, pensaient. Tous dirent : « Et ce n’est même pas un jour férié après tout ce qu’Elle a fait ! » Les notables se justifièrent : « Malheureusement, ces choses-là, malheureusement, prennent toujours un temps fou », promettant sans cesse de peser pour qu’une décision honorable fût prise. Les représentants officiels des départements observaient, comme c’était leur rôle, avec timidité, embarras, et le désir compris de tous et intelligible pour l’un et l’autre sans avoir été formulé, de s’élever à l’extrême hauteur de la situation. Plusieurs balcons avaient été festonnés de satin noir que le vent agitait de sorte qu’il paraissait courir d’un immeuble à l’autre, perpétuellement.

À suivre...