Ptère fable espoir

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1

Nous commençons, nous les Ptèrotes, par des remerciements et des confessions. Nous nous excusons très modestement et très humblement nous agenouillons, nous espérons qu’où sont nos amis, ils nous pardonnent. Nous le faisons très humblement, ne vous sentez pas gênés, pardonnez-nous. Ne le prenez pas en mauvaise part. La roue a tourné pour nous. Pardonnez-nous.

Et comprenez : dans notre ancien pays, nous étions harcelés. Certains auraient souhaité pouvoir monter en un lieu élevé si élevé que la pointe en aurait été invisible, suivre le déroulement des événements à bonne distance. Cette hauteur de vue leur était toujours refusée.

Les jours étaient de plus en plus calmes dans leur coque d’humiliation.

Geste d’étranglement.

2

Le peuple autour de nous se dit : « en voilà qui parmi nous souffrent décidément trop, nous allons les envoyer dans un pays de cocagne. »

Effrayant les souris, édifice taché de la prison où l'on nous avait jetés. Pas de lait pour les petits enfants. Abominable situation qui dure.

« Vous tous ici », dit le directeur, « vous souffrez… Vous pleurez, nous en perdons le respect universel. Je viens vous dire » – il mit l’index entre ses deux yeux, au-dessus du nez et il dit, jouissant de notre stupéfaction : « il est là, ce pays que vous attendez. Ceux qui veulent jouir de la générosité publique, qu’ils se mettent à droite ; ceux qui s’entêtent dans leur idiotie, qu’ils forment une ligne à gauche. »

3

 

 

Certains n’allèrent dans cette dernière direction que par erreur, et presqu’aussitôt retombèrent dans le bon sens.

 

 

4

« C’est très bien » dit le directeur de prison. « La pénicilline n’est pas une invention moins extraordinaire que ce pays de cocagne. Votre destinée vous appartient. »

Nous nous sommes trouvés les uns à côté des autres sans relations familiales, devant ce bus :

« Nous y sommes ! » avons-nous pensé « nous y sommes ! »

Notre esprit se met à espérer.

Il y en a qui se disent qu’ils vont, à peine arrivés, désirer des maisons, des viandes tout apprêtées, posées dans un plat délicat, et la viande elle-même leur débarrasse les lèvres de son propre jus comme une serviette.

5

Nous voilà arrivés : ni campagne, ni rue, ni visages humains ni plaines parcourues de bétail, ni tours, remparts, ni chant, ni insecte – moments froids et saveurs. Aussi fugacement qu’un poisson file dans l’eau, un début de quelque chose se faisait sentir.

« Bong ! »

La comparaison : un quidam est assis dans une position confortable où tous ses membres sont satisfaits. Il ne viendra aucune démangeaison susceptible de lui donner envie de se gratter. Il tourne l’œil, il aperçoit son bras qui suit le mouvement, puis tout le reste. Il aperçoit par terre ce qui a tout l’air d’un feu, comme si ce feu était en lui et il était tombé par terre quand le quidam s’est levé. Il reconnaît quelque chose dans le feu, quelque chose qui lui appartient.

6

Désir charnel : il se transforme en désir de manger l’objet du désir et devient mortel.

Tous les désirs se sont rapprochés comme des blattes dans une bassine.

Plus de succession du jour et de la nuit.

 

 

7

Un dixième d’entre nous, futurs Ptèrotes, succomba avant l’heure, sous les coups et morsures que nous nous infligeâmes.

Aucune caresse, aucune entrave ne suffisait, aucun raisonnement compliqué ne nous épuisait.

8

Nos pieds ouverts comme des bouches, créant des trous, et seul restait ce pied qui avait tout consommé.

Le corps tombait en morceaux et et se remboîtait en figure humaine.

C’était collé les uns aux autres qu’on se retrouvait, aplatis et fondus dans des positions où les corps ne cessaient de débuter.

9

Derrière, oui, elle se trouvait toujours derrière nous, où que nous soyons et quelle que fût notre orientation.

Quand je dis « blanche », nous ne voulons pas sous-entendre que la falaise était faite de craie, nous n’étions jamais à ses pieds, elle était toujours derrière nous de sorte que nous ne pouvions l’apercevoir que par-dessus notre épaule, reposant sur un sol qui nous était devenu inaccessible, des vagues de galets proliférant à sa base dans un cliquetis de chaînes – sur son sommet couvert d’un duvet ras d’herbe sèche apparaissaient les signes d’un vent qu’on ne ressentait pas.

« La falaise s’est rapprochée ! » disions-nous – ce n’était pas vrai. Mais la taille de nos excréments malgré tout diminua, jusqu’à ne plus ressembler qu’à des billes de bousier toutes rondes et sans odeur ; elles roulaient à nos pieds en tanguant, agitées.

10

Le soulagement fut grand : « La falaise est évidemment une manifestation de l'indifférence du monde à nos désirs. Le protocole n’est pas infaillible. Courage, mettons la bride à nos instincts, le monde de demain va sortir de cette falaise. »

Comme on disait cela, le bus refit son apparition, passa devant nous, nous contourna, poursuivit sa route en contrebas de la falaise, cependant que nous tous, la tête tordue au-dessus de l’épaule, nous nous bousculions les uns les autres pour voir ses chambres à air entourées de caoutchouc, et entendre son souffle âgé, ses couinements tout chargés d’affect. La vérité, c’est que nous n’étions pas du tout tirés d’affaire.

« Ne les jetez pas; ne les jetez pas! » dit quelqu’un, « nous allons voter. »

Nous sommes submergés par la compréhension de ce qu’il dit et nous emparons des boulettes de crotte qui sont sorties de nous, nous nous apprêtons à suivre son conseil, puis nous arrêtons : à quel sujet devons-nous voter ?

« Vous ne voyez pas les choses telles qu’elles sont ? » dit cet homme. « Nous sommes entièrement mortels, il faut courir après ce bus et le rattraper. Votons ! »

Il devient difficile de se souvenir du bus en question.

11

On commence à entendre un mugissement. Le bruit nous effraie. Nos désirs ne sont plus que de protection, nos mains s’ouvrent. Le mugissement vient se poser au pied de la falaise, remue les amoncellements de galets avec une force tempétueuse. La falaise se rapproche de nous, elle crisse et grogne, nous sentons en nous monter une nouvelle capacité d’évaluer les distances, qui grandit au fur et à mesure de la progression vers nous de la falaise, à chaque mugissement, avec l’intention manifeste de nous écraser. En quelques instants nos dos y sont tous adossés, tremblant comme des feuilles.

Puis la falaise disparaît.

Il nous faut longtemps pour voir à nos pieds qu’un sol l’a remplacé. Avec le sol viennent de plus belles choses encore : des directions, et des reliefs. Allons-nous pouvoir nous reproduire ?

12

Une auberge et ses deux galeries jaune poussin. En sort une patronne accompagnée de sa vache, d’un mouton, d’une poule, et d'une taille minuscule, son mari. Cette personne quoique la plupart du temps de fort mauvaise humeur nous sera assez utile en nous représentant en quelques mots le paysage que nous ne voyons pas. Elle montrera même du doigt la campagne avec un air agacé en criant. C’est Ptère qui grandit.

13

De sa main surgit comme un jet de rameaux secs couverts de mousse qui tombent sans bruit dans nos bras.

Nous avons un plus grand désir, c’est celui d’être une ville, par exemple, et par exemple Ptère.

Il naît cinq mille Ptère qui meurent aussitôt, abeilles ayant piqué.

Il faut apprendre à désirer bien.

Un feu brûle derrière nous.

14

Nous faisons des bâtiments, ces cabanons nous y mettons des passerelles, nous transformons des morceaux de bois en État. Par moment nous éprouvions la nécessité de nous débarrasser de nos désirs tout-puissants, la rage nous fit nous arracher des quartiers de chair.

Escaliers, tables, escabeaux, trampolines, pièges à souris, chauffe-serviettes, cornudets ; mais le plus étonnant, ce fut cette ville que nous construisîmes :

Ptère dans une plaine, auprès d’un cours d’eau modeste et sans nom. Des cabanes, des toits d’herbes.

15

Tous pourvus d’habitation, nous rêvons des rêves plus calmes. Quand nos corps menacent de se coller, nous y intercalons nos cloisons de bois. Quand il se fait un besoin de responsabilité, nous établissons des juges.

L’héroïque se lève d’entre nous, Pistramouille, je parle de lui.

 

16

Lui, voleur, ignorant, prophète jusqu’au jour où tout lui échoit ; quand les autres sont aveugles, lui sent, remue, reconnaît chaque chose à Ptère comme quelqu’un qui retrouve à quatre pattes un jardin toujours vivant ; lui, Pistramouille, pitoyable Ptèrote, vieux aujourd’hui et sans retour possible décati, le voilà devant vous jeune, droit, zéphyr, seul à voir et à entendre : le premier dont on se souvienne d’entre les Ptèrotes, le premier homme nommé.

Alors sortez, montrez vos têtes, Ptèrotes. Votre ville, parfaite, pure, sainte, normale, Ptère-la-Victorieuse, Pistramouille de Longoproche, le contrebandier, va la représenter pour vous.

17

(Les juges des autres pays ne veulent pas comprendre que  Ptère existe. Qui d’autre que nous pourrait être là sinon nous, et qui d’autres que nous est nécessaire pour faire la preuve de notre existence ? Ceux des autres pays disent : « Vous devez désigner un roi pour décider qui dans votre ville à bonne distance sera Très Proche et qui sera Très Lointain. Ceux de Très Proche paieront un impôt léger, ceux de Très Lointain un impôt lourd. » Là-dessus naît Pistramouille.)

18

Enfance de Pistramouille : Pistramouille a cinq ans, boit la rouille sur les grillages, abat un chêne centenaire avec sa fronde, jouant à la marelle, saute si brutalement qu’on met deux ans à le retrouver, désir  en lui comme pet en cul.

À l’âge de déraison, il rentre dans Ptère avec de la drogue. Comme on vient pour l’arrêter : « Ceux qui ne veulent pas être emprisonnés », dit-il, « celui-là n’aime pas Ptère. On ne sait même pas où se trouvent les autres pays. »

Quand il en sort, c’est encore avant la bactérie, les impôts continuent de monter.

Les gens de Ptère devinrent experts à tromper, tuèrent leur roi.

Après deux cents ans, les partisans du roi meurent, tous, et aussi leur bétail. On les enferme là dans une cage.

« Comme ils sont moches », disent les uns.

19

Pistramouille le contrebandier a trente-huit ans. Le désir est brûlant en lui, on y fait cuire des œufs.

Les choses s’arrêtent. Ça ne compte plus. Certains ne se réveillent pas. Passe. Glaciation. Ptère change de nom. Plusieurs fois. Temps. Chaque année une corde à la harpe. Le musicien va. Chantant sa victoire. Passe. Été. Une autre ville. La même. Les Ptèrotes s’endorment. Ils descendent en ville pour voir en se frottant les yeux après un si long sommeil.

20

Quoi ? Dans cette nouvelle ville, les cabanes sont atrocement pareilles, avec un petit toit supplémentaire au-dessus des portes. Les Ptèrotes envoient dans les autres pays des messagers pour savoir.

Âge d’obscurité où l'herbe se repaît de vaches, où les tigres ruent dans des sacs.

Âge de désespérance où  le caillou broie le pied -- les Ptèrotes ont perdu la vue du fait d’une bactérie.

Des collaborateurs sont désignés, des chefs de divisions et des chefs de régiments, des équipes du soir et des équipes de matin, des surveillants et des gardes de nuit. Pistramouille est lui-même privé de la vue en sa trente-neuvième année.

21

C’est alors « je vois. je vois. »

« Qu’as-tu ? » 

« Je vois. Je vois. Je vois. Rien à faire. Je suis à la trace le contour de Ptère. Je connais chaque tournant et chaque encoignure. Je vois tout et chacun. Appelez la police. Je ne la verrai pas. »

Quand ils tombent, pas de sol.

Pistramouille trouva un trou où il se retira, semblable à un champ qui se recouvre de forêt, aménagea son trou et fit des niches pour chaque chose, pour les lettres de l’alphabet, ses rognures d’ongle, les poils qui tombaient de son corps, la chassie de ses yeux, le smegma, les grains de poussière qui se prenaient sous ses ongles, il fit une palissade avec les branches qui tombaient dans son trou, afin d’en diviser l’espace en trois parties inégales. Dans la première, il restait, dans la seconde, il jetait une fois un coup d’œil. Mais la troisième partie, il ne la regardait jamais, car il y avait la seconde Ptère qui poussait dedans.

Il dit : « Ce qu’on appelle la bactérie, ce sont les morts, nos désirs, qui errent entre nos cabanes. Il nous faut être comme les autres peuples. »

22

Pistramouille aperçoit son lieutenant préféré, Henri. Il lui donne un chapeau en forme de haricot blanc et aussitôt, la construction de la Ptère nouvelle est lancée, nous y assistons, nous y participons. Avant que nous nous décidassions à rejoindre la cohorte humaine, Ptère était installée dans une plaine, auprès d’un cours d’eau modeste. Des toiles de tentes de la taille d’un homme adulte, des cabanes en branches d’arbres et en toile, des toits d’herbes : voilà l’amoncèlement de familles qu’était Ptère. Or, quand les constructions commencèrent, le paysage lui-même se révolta. Des vallées se creusèrent rétives, prenant la fuite dans les abimes de la terre, s’abritant sous des monts qui s’enfournaient dans le ciel, mousse, écorce. Plus étonnant, l’eau ne coulait plus qu’au loin de nous, se taisant dans la Sugne et criant partout ailleurs pourvu que ce fut à distance de Ptère. Vous allez voir dans notre bataille avec les eaux les trésors d’intelligence qu’il faut déployer contre un ennemi sans cervelle quand est à réinventer tout ce que les gens avant vous ont accumulé au cours de millions d’années, sans avoir aucune idée de ce qui s’est fait ; en se creusant la tête et en ne trouvant rien, en ne se souvenant de rien ; mais en sachant seulement que les hommes ont fait ainsi toujours. L’effort est incompréhensible, surhumain.

23

Quand même, la sélection de notre héros, des plus difficiles, ne porta pas de fruits. Pas particulièrement courageux, nous envoyâmes Henri auprès du fleuve qui nous voisinait – pour vous dire qu’elle fut d’abord notre naïveté – qui portait sur la tête uce chapeau en forme de blanc haricot ni plus mauvais ni meilleur qu’un autre. Pour nous présenter et montrer bonne volonté. La voix qui sortait de la bouche de Henri portait peu, il avait de petites mains d’enfant, des ongles courbés parce qu’il ne les coupait pas, le bras droit qu’il laissait pendre comme une ouverture le long de son corps n’était, quand nous le vîmes s’éloigner vers le fleuve, pas assez convaincant, si bien qu’il lui fut donné des adjoints, et la petite troupe lui courut après, lente, ô combien disjointe, comme des explorateurs dans ce pays que le désir d’être comme les autres peuples bouleversait sous nos yeux : là où était avant une plaine parfaitement plate apparaissaient des ondulations, des creux retirés, des carrés abrités du soleil, d’autres brisés par lui en fractions d’aiguilles de pin. Un promontoire se formant sous nos pieds, aussi loin que nos ambassadeurs allassent, nous ne les perdions jamais du regard – tout ce que nous désirions se réalisait. Une multitude de bêtes nées elles aussi de leur propre volonté s’éloignait, une colonne d’animaux inconnue barrait le chemin, une rigole se creusa sous eux, Henri l’enjamba et continua sa route, sans nommer ces pauvres animalons, avançant d’un pas déterminé jusqu’à ce qu’apercevant le fleuve, il s’arrêtât pour laisser le temps de le rattraper. Nous rangeant derrière lui, nous n’eûmes aucune envie de rire au moment où il ouvrit la bouche : « O, o, o ». « O, o, o ». « O, o, o. » Il n’y eut pas de réponse, le fleuve ne s’émouvait pas de son éloquence.

24

Il nous en coûta des efforts pour ne pas sur le champ inventer un autre fleuve. Déjà nous recevions des appels et conseils de tous les peuples, à savoir, c’était excellemment souvent la même chose, qu’il ne servait à rien de tenter d’autrucher la réalité. Avec nos trop bons yeux nous la regardions mal, et les peuples voulaient nous apprendre la myopie. Ce sont les mots d’une de leurs lettres les plus courtes que nous avons retenus : « Vous avez ce fleuve. Pourquoi vous plaindre ? D’autres ont des déserts et sont heureux. » La page est encadrée dans ce salon des peuples qu’est la mairie, à chaque crue, elle nous apaise. Nous ne pouvons pas résister à la tentation de vous en lire une autre, moins courte : « Apprenez auprès de plus expérimentés, sans honte, que la platitude des esprits n’a pas pour origine la posture allongée des procréateurs, de même que l’imbécilité ne naît pas du fait qu’au moment fatal, l’un d’eux a dit à l’autre : Un, B, s’il. Elle vient quand se fatiguant, un peuple dit non au monde et s’affaisse. Ouvrez l’œil et ne laissez pas à votre imagination la bride sur le cou. » Bien dit, cependant qu’il est pénible de recevoir ces avertissements aux intentions honorables, en sachant qu’à chaque minute qui passe, où l’on se demande s’il s’agit ou non de les suivre, le visible continue de se compliquer et le raser d’un coup semble la bonne affaire. Nous n’avions pas encore cette lettre à l’époque de nos commencements : Henri se désola ; et sans qu’on sût qui de lui ou de nous autres avaient fait l’erreur, il prit le fleuve qui s’était grossi et éloigné, et le remit à sa place près de nous en un clin d’œil.

25

Il est trop impossible de retenir un esprit, qui se gouverne de soi-même, et ce que nous appelons la volonté est la crème de notre lait que le monde entier mange ; combien plus puissant le désir de faire toute une ville à la force des bras, en se cassant à becqueter l’eau à petites mesures comme le moineau, les manches qu’on n’a pas retroussées, d’abord même tissées, la vie empaniérée et on se la passe de main en main. On se met d’abord d’accord, nous des réfugiés, qui avons ce pouvoir de réaliser tous nos désirs à coup sûr. On accuse Henri d’y céder, mais on n’est pas juste. Le désir de triompher de notre effroyable monde par les quatre bouts, pose d’immenses problèmes. Henri, regardait autour de lui, tout penaud, il ne trouvait plus le fleuve, il se remit en route, tout changeait encore, des oiseaux nouveaux sur les arbres, aux couleurs bleutés nimbés, des plus sombres aux reflets rougis, des chuintements inouïs quand les pierres roulaient sur les collines en train de s’élever, des stridulations qui faisaient mettre les mains sur les oreilles, et ici et là, le ruban picoté d’un ruisseau infiniment petit qui filait sous les feuilles. Qui faut-il croire ? Qui faut-il croire ?

26

Henri regardait des photos du monde, et son enthousiasme ne diminuait pas de tout le jour pour ce qu’il voyait : des peuples cherchant dans les sens les plus inattendus, et dans l’avenir, disait-il, nous ne nous distinguerons même pas d’eux, si nous le voulons assez. Il y aura des erreurs, mais voilà un but si pacifique que même si nous échouons, on se souviendra de nous. Henri convainquait, car de quoi étaient faites nos journées remplies de désirs assouvis, sinon d’une sorte de respiration qui vous tire toutes les énergies du corps et vous le rend transparent ? Un désir entre, ressort comme l’haleine, chaud, comme un pain qui vous brûle les mains et dont on se débarrasse d’une désétreinte. Cet effort, même léger, est répété sans fin, si souvent qu’on souhaite l’arrêter avant même l’âge adulte ; et nos jeunes dormaient, plutôt que de voir quelque chose qui réveille en eux cette malédiction, et s’enlaidissaient, de crainte de se vouloir, et isolés, tournaient autour de notre campement, dormant la nuit dans des trous de porc-épic, laids couverts de saleté. Nous eûmes aussi un alambic qui dégoutait ses alcooliques. Henri nous dit : « C’est là le début du désir d’être normal. Éteint par la douleur de notre émigration, il ne survit que chez les individus les plus obstinés, les plus rétifs, inadaptés, que nous devons protéger contre les attaques et les jalousies. Afin que tous puissent redevenir après notre traumatisme absolument comme les autres. Ou alors le monde serait peuplé de super-héros et pourquoi faire ? »

27

Nos efforts pour devenir un peu moins différents nous plongeaient pourtant dans une nervosité incroyable. Déjà il devait y avoir parmi nous des espions, parce que tout ce qui se passait, on en entendait presque parler plus vite par l’étranger que par chez nous. Ils dirent à ce moment que nous avions des choses à nous reprocher. Oui, nous n’allions pas bien. Nous n’étions pas fiers de nous, d’être comme nous étions. Nous n’arrivions pas à nous appeler : nous ne nous appelions pas Ptère, ni peuple, ni famille, ni in-di-vi-du.

Nous buvons de l’eau. Nous ramassons les fruits. Et nous nous retenons. Cette grasse jachère c’est les débuts pas encore capables d’efforts où nos corps de Ptèrotes s’épanouissent sans frémir. Nos voisins entendent mieux que nous les colères, les cachotteries et crimes qui se dissimulent déjà tout près de nous, se regroupant autour de nous en cercles mal fermés. Nous ne pouvons pas les voir et ne croyons pas à la fatalité jusqu’au jour où nous voyons l’apparence d’un dieu se dessiner au-dessus des pics montagneux qui continuent de monter autour de nous, mi par nos désirs sourds mi par la dérive des continents.

28

Il n’est pas juste de dire qu’il s’agissait d’un dieu : c’était un nuage, la terreur de l’avenir nous saisit, jusqu’au jour où il disparut et avec lui toute sa suite bruyante de nuageons.

saison des pluies – pourtant, dira-t-on, nulle pluie n’avait encore touché le sol. Mais l’air en était imprégné si fort qu’elle se déchargea sur nous plusieurs jours après la disparition du nuage. Notre esprit avait devancé cette nature.

29

Pour éviter de nous encourager à des choses impossibles, nous nous sommes tus.

Danser longtemps pour indiquer des événements lointains.

Sauter haut pour faire savoir que nous n’y pouvons rien

nous dont de plus en plus la faculté unique de désirer nous portait vers l’ubiquité.

jeter un coup d’œil à une dalle d’eau qui s’élargissait et pullulait

Notre intérêt pour nous-mêmes croissait à mesure que le monde nous intéressait plus

notre activité s’épanouit

Que notre ville tardait à se fonder, point de doute.

30

Des désirs, il en restait toujours d’inassouvis qui se faisaient entendre sans qu’on puisse les ignorer.

Nous revenions de lieux inconnus qui demain peut-être n’existeraient plus, une flaque d’eau qui s’élargissait et pullulaient de grenouilles et de vases pleines d’herbes aux longues tiges bleues, un puits creusé dans la terre par une pluie torrentielle, il fallait les explorer avant que notre normalisation ne s’achève.

Chacun d’entre nous essaie seul à part de creuser un souterrain, de faire le plan d’un jardin à étages, d’esquisser une usine de glace, des métiers à tisser, des chapeaux qui nous iraient mieux que les cloches en forme de haricot que nous avons ramenés de notre ancienne patrie, des conservatoires à échantillons, des frigidaires, des sources de chaleur, d’énergie, et tout cela, cette activité, sans un mot.

31

Pourtant, le changement n’est pas encore radical. Nous nous perdions dans des projets sans lendemain, et nous nous soumettions au plaisir du déplacement. Nous aimions par-dessus tout la course. Nous jonchions le monde de nos restes. Nous n’avons pas l’œil pour décrire les choses qui nous entourent. Elles nous plaisent ou ne nous intéressent pas, c’est alors qu’elles existent.

Nous finîmes par être sûr qu’on nous espionnait.

32

Dès le début il y a eu des tentatives de nous envahir. Nous trouvâmes un cadavre étranger quelque part dans Ptère : preuve d’une frontière. Où enterrer cet espion ? Il y en a qui disent :

« Sous le seuil de nos portes, car l’étranger, c’est celui qui nous fait passer de rien à ptèrotes, comme la porte transforme un tas d’or en maison. »

« Comment pensent les peuples normaux ? Ils pensent à renvoyer les corps de là où ils sont venus. »

Les mois passèrent et notre ambassade était toujours visible à l’horizon, qui avançait derrière Ptère. Le nez droit, ils nous dirent :

« Nous avons suivi une direction, puis une autre, mais le paysage lui-même nous suivait dans nos déambulations. S’il y a une limite à Ptère, on ne peut pas l’atteindre par les méthodes habituelles. »

« D’où vient le cadavre ? Il doit venir de quelque part d’où nous nous ne pouvons aller. »

Ils revinrent avec le mort.

33

Étrange : le mort se redressa sous l’auvent de la maison commune où nous l’avions déposé, il dit : « Nos gardes-frontières ont des ordres stricts. Ceux qui s’approcheront de nos frontières, ils seront tués. »

On se tourne et on cherche le coupable dans la foule : qui a désiré que ce mort parle ? Qui a enfreint les lois publiques ?

Le coupable se sent épié, il se met à rougir.

Il faut nous contenir.

Il avait cinquante ans, les yeux foncés, le teint pâle et les lèvres roses.

« Je suis Benjamin, j’ai interdit à mon fils de partir en ambassade, j’ai procréé mon fils à Ptère pour qu’il y reste, j’ai fait parlé le mort pour qu’il dise la vérité. »

Aussitôt sa main gauche tombe, elle reste par terre, elle se désagrège. Mais nous, nous ne voulons pas cette justice-là !

34

Comment Benjamin a-t-il procréé ? Depuis le temps que nous sommes arrivés dans ce pays de cocagne que nous transformons à la force du poignet, il ne s’est pas fait une seule naissance officielle, et nous sommes restés quatre cents trente-sept familles sans une seule addition.

Questionné, Benjamin répond : « Allez dans mon cabanon, vous y trouverez des cubes de dix centimètres d’arête reliées entre eux par des passages et des galeries, et devant la porte, un espace assez grand pour qu’un homme normal se lève et s’assoie mais rien d’autre. Pendant un an, chaque soir je me suis allongé devant chacun de ses cubes, replié jusqu’au fond de moi. J’ai appris cette méthode en observant la ruche des abeilles qui est près de la maison commune. »

« J’ai raffiné mon désir comme du miel, je suis devenu raisonnable. Il en est sorti un enfant. »

Nous fîmes des écoles comme les demeures des abeilles.

Nous prîmes confiance dans nous-mêmes, nous nous rassérénâmes dans notre expérience. Nous pensâmes : « Cette vie aussi est bonne, car nous avons un pays et nous avons des manques comme tous les autres peuples, et nous avons l’éducation. »

35

Nous n’eûmes pas bien longtemps à attendre pour entendre parler de nouveau des étrangers. « Nous sommes de Vièbe. »

« Pardon, leur disons-nous, allez-y doucement. Qu’est-ce que Vièbe ? »

« Nous venons de par là-bas. Et vous, vous êtes des colons. »

« Mais non : dans notre cas, non seulement il n’y avait personne, mais il n’y avait même rien du tout. »

Cela, ils ne purent le concevoir. Sans chercher à comprendre, ils se conduisirent civilement :

« D’où que vous veniez », dirent-ils, « c’est une tradition humaine d’accueillir et de donner à manger. Mais vous, vous paraissez avoir tout en abondance. C’est bien. »

Mais on vit bien qu’ils étaient jaloux.

36

« Avez-vous peut-être un manque que nous ne pouvons voir avec les yeux ? »

Nous mentîmes, devenant en cela comme les autres, sans nous l'expliquer, sans savoir quel démon nous poussait et quel espoir :

« Nous aurons peut-être bien besoin de bois. Car ici, il n’y a pas d’arbres, ça ne pousse pas. » Ils regardèrent d’un air soupçonneux nos cabanes et morceaux de branches, les considérant comme un démenti. Nous dîmes encore :

« Nous voulons bien des billes de bois de charpente et des artisans spécialistes des scieries, et en échange, nous aurions le plaisir de vous donner du miel, du bétail de vache, et notre technique d’éducation. »

Eux sortant de la cabane qu’on leur avait prêtée : « Nous vous ramènerons du bois et des artisans, et nous prendrons le miel et le bétail de vache. Mais votre technique, nous ne l’avons pas comprise, elle est excellente, mais elle n’est peut-être pas adaptée à nos jeunes. »

On doit avoir confiance dans l’humanité ; on ne doit pas désespérer. Nous avons des cabanons, de la reproduction, des échanges commerciaux, des voisins, une méthode d’éducation, une maison commune, des troupeaux ; un paysage encore instable ; trop peu de héros. Mais à ce dernier point, il est aisé de remédier :

37

Vous allez entendre comment nos sages sont nos héros, comment la sagesse n’a cessé de croître à Ptère et qu’il est facile de s’en apercevoir en examinant attentivement les cas qui nous sont restés en mémoire.

Benjamin, celui qui inventa la procréation. Rôdant autour de la maison d’éducation construite selon ses plans, des enfants grandissent bientôt et s’ensagissent.

Achille, premier d’entre eux, s’aperçoit d’une faute dans les habitudes des Ptèrotes : ils essaient tellement fort de ne pas désirer qu’ils désirent. Alors il dit : « Merci pour l’éducation que vous m’avez donnée, mais je vous le dis, si vous mangez une pomme en secret, personne n’ira vous voir l’intestin. Quel est le premier mot prononcé par un Ptèrote ? C’est "excusez-moi". Quel aurait dû être le premier mot prononcé par les Ptèrotes ? C’est "pourquoi nous ?" »

38

Puis il y eut Jérème, construisant d’immenses détails sur les bouts de sa main et de la main serrant sa pelle de charbonnier, construisant encore des précisions sur le bout de sa langue, de son nez, sur ses arcades sourcilières proéminentes, sur son crâne, sur la pointe de ses tétons, sur les poils de ses jambes, et on ne s’en apercevait pas, de sorte qu’on ne comprit pas qu’il était un Ptèrote unique parmi les Ptèrotes avant qu’il eut atteint l’âge de quarante-quatre ans.

La raison qui fit qu’on découvrit qu’il était si avancé dans l’art d’être ptèrote, c’est qu’un jour où il s’était assoupi tout en marchant, il ne vit pas qu’une fourmi avait grimpé sur sa jambe gauche et renversé tous les mondes accrochés à ses poils, et quand il se réveilla, il vit la fourmi occupée à dévorer cet univers, il ne put pas se retenir et il dit : « Assassin ! » Il avait été pendant quarante-quatre ans le plus grand des Ptèrotes.

Il y eut ensuite Margrite, une sage-femme comme les autres, qui ne servait à rien, retenant parfois un ou deux bébés de sortir quand il était manifeste qu’ils n’avaient pas été procréés mais qu’ils avaient été inventés -- ignominie.

Son comportement était si modeste, si modeste la retenue avec laquelle elle balayait devant son cabanon et modeste la piété avec laquelle elle ouvrait elle-même ses fenêtres et elle-même bêchait son jardinet si petit et modestounet qu’à ce seul titre Margrite aurait pu devenir une sage parmi les sages de Ptère et peut-être devant eux tous.

Ainsi : avec ces voisins, cette Vièbe, il y eut de plus en plus un conflit. On se pose la question : « Ptère peut éviter le conflit et ne pas connaître de malheur. Est-ce que les Ptèrotes doivent déroger à leurs principes et tuer le conflit dans l’œuf, ou est-ce qu’ils doivent laisser les choses aller leur cours ? »

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Très facile de trancher dans l’abstrait en comptant amputations, morts d’enfants et vies arrachées. Mais raccourcir la vie, l’amputer, on ne prend pas une telle décision sans se presser le cerveau.

Margrite se tenait debout dans l’assemblée de la maison commune, écoutant les débats, et retenant une parole. Comme tout le monde se levait sans qu'une solution eut été trouvée, elle essuya une goutte de salive à la commissure de ses lèvres et comme elle partait, cet infime morceau de salive sur son doigt émit une parole :

« Plutôt morts qu’anormaux ! »

On se pressa autour de Margrite, on la congratula, on voulut lui donner une cabane spéciale et la distinguer des autres Ptèrotes pour son héroïsme, car elle avait trois enfants en âge de combattre. Mais elle, elle dit très modestement : « Qui n’en aurait dit autant ? J’ai honte. »

Elle continua de gagner sa vie très modestement, elle avait très peu de bébés à retenir, et quand ils voulaient être gentils avec elle, les Ptèrotes faisaient semblant d’avoir senti qu’ils allaient avoir envie d’en avoir, et ils se laissaient convaincre par elle de renoncer à leur désir. Elle vécut jusqu’à quatre-vingt trois ans sans qu’une seule minute de sa vie on eut pu dire d’elle qu’elle outrepassait les limites de la plus humble normale gentillesse.

Simon, le législateur, cousin de Margrite par sa mère, une ramasseuse de châtaignes :

« Honte aux modestes ! Ptère est exceptionnelle à la face du monde, c’est le monde lui-même qui nous a fait naître pour être un exemple devant toutes les nations ! Réjouis-toi, Ptère ! »

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Simon mit d’aplomb une constitution pour servir à toutes les générations de Ptèrotes jusqu’à la fin des temps.

Dans le préambule, il dit : « Arrivée contre un destin contraire, Ptère est ouverte à tous les hommes qui veulent comme nous être normaux. Celui qui viendra chez nous, on en fera un citoyen s’il s’abstient de miracles. Tous ceux qui ne passeront pas par nos lois passeront par notre épée. »

« Article premier : Nous vivons selon les saisons. Il y a pour toute saison une belle récolte, pour la saison des pluies comme pour la saison sèche. Il y a des nuages différents et des humeurs imposées. Il y a des jours du premier au dernier jour de l’année et des heures de la première à la vingt-quatrième heure, visibles à la tour-horloge. Nul n’est censé ignorer l’heure. »

« Article second : Il y a des nuits à Ptère comme il y a des jours. »

« Article troisième : Chacun s’attribuera sa récompense selon son mérite, et qui refuse cette loi, qu’il quitte la ville maudit, les yeux cachés et le bâillon sur la bouche. »

Après l’article troisième, Simon dut se taire. Il comprenait si bien le temps qu’il était en avance sur son temps. Il enfreignait lui-même sa loi. C’est pour ça que les hommes de Ptère le considérèrent comme un sage, tout en ne l’écoutant pas.

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Il y a aussi des sages qui ne furent jamais célibataires.

Alexandra et Pinhas : ils sont très connus, car ils ont eu cinq enfants. Cinq : tous fécondés par l’action de la nature naturelle de bout en bout. Le pénis introduit dans le vagin de telle manière qu’il en sort une coulée de sperme qui va à la rencontre de l’ovule. Non pas le rêve qui abonde et fait éclore les enfants comme des bulles de savon. Mais l’embuscade de la vie qui se tend des pièges et y tombe. Cinq fois ! Y a-t-il quelque chose de plus naturel ? Modèle pour les générations, si bien que tous les peuples commencent à se rendre de compte de ce que nous faisons et disent :

« Ces gens pourraient arrêter leurs tourments d’un battement de cils, mais ils préfèrent ne pas bouger ce cil pour être plus humains. Oh, ces gens sont admirables. Ils ne demandent même pas à être admirés. »

Nous avons persévéré.

Notre paysage nous est devenu chaque jour plus familier et la nuit nous l’avons observé à la loupe, scrutant les alentours de l’obscurité, parlant très avant dans les ténèbres pour apercevoir jusqu’au dernier brin d’herbe dans le froid du noir, et il nous est encore venu des lois et de quoi organiser notre long séjour parmi les nations.

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La vie d'une nation est faite de drames, quand... un jour, un des Vièbois officiellement en ambassade auprès de nous après notre première guerre nous arriva porteur d’un grave message : « Il niche chez vous, dans le creux de vos collines, une secte de fornicateurs qui corrompt les hommes, les femmes, les enfants, en prétextant qu’aucune loi ne s’oppose à l’exercice de la nature. Ils s’unissent sans tenir compte d’aucun principe ni respecter les frontières. Ils s’assemblent en assemblée sauvage dans une ferme de radis à la distance de 156 kilomètres de Ptère, nous les avons repérés mais par respect pour vous, nous n’avons rien fait. Vous êtes responsables de ce qui se passe chez vous alors, nous vous en conjurons par les lois des peuples, rendez la justice et supprimez ces excès. »

Chaque jour, le territoire Ptère se précise en se rétrécissant, comme une carte qui au fur et à mesure qu’on la dessinerait se couvrirait d’elle-même d’endroits qu’on avait oubliés.

Personne n’avait entendu parler de cette ferme. Silas, celui qui faisait les rondes tout au long de Ptère, vérifiant partout qu’on ne rajoutait rien à notre pays, il ne sut rien dire d’abord, puis il reconnut :

« Il est possible qu’un bâtiment soit caché quelque part dans un vallon. Le paysage a changé si rapidement depuis que nous laissons la Nature faire ce qui lui plaît que je ne peux pas jurer que tout soit absolument visible. »

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Le Vièbois dit : « Vous évitez vos responsabilités. »

Mais nulle part traces de fornicateurs. Nulle part de bacchanales ni d’abus. Rien que la population modeste et travailleuse de Ptère qui s’efforce par tous les moyens de ne pas se différencier.

Le Vièbois dit : « Vièbe se souviendra de cette affaire. »

Un mois passa, et il revint : « Vos jeunes gens sont venus encore une fois chercher les nôtres pour les corrompre. Que vous ayez un seul garde-frontière pour tout votre pays, c’est déjà incroyable. Mais que vous le gardiez alors qu’il est manifestement incapable, c’est encore plus saugrenu. »

La foule est autour de lui, elle le presse de tout part – notre orgueil national est fort et diablement gros, comme un bébé qui demande toujours qu’on le nourrisse quand il veut.

La foule fait tomber l’ambassadeur, le bouscule encore et l’encourage à rentrer chez lui, jusqu’au moment où il va s’écorcher le front contre une pierre du sol. Il nous maudit puis s’en va, tout sale de poussière et de méchanceté.

Aussitôt il se mit à pleuvoir comme pour effacer les traces de l’échauffourée. Les Ptèrotes rentrèrent chez eux, chacun à sa cabane, la plupart assis en travers de la porte à regarder mélancoliquement les gouttes s’amasser en flaques devant chez eux.

Ils réfléchissaient à la difficulté immense de vivre, aux problèmes qui surviennent quand on essaie de faire de son mieux.

On dirait parfois que celui qui veut faire le bien n’en sait jamais assez. Le Ptèrote veut sauver l’honneur national et il le traîne dans la boue, et la boue se répand par ses rues. C’est une boue collante qui empêche bientôt de traverser pour aller chez le voisin vider son sac.

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Les Ptèrotes vont sonner la cloche de la tour-horloge, ils se rassemblent sous la pluie, toute la population, réunie en réunion de ville pour faire émerger la vérité sur cette pluie.

« Le coupable n’est pas parmi nous. Remettons notre ville en place avec qu’elle soit entièrement engloutie ! »

« Une fois commis cet acte irréparable... aux sacs de sable ! »

Des sacs sont fabriqués avec des robes et des chapeaux. L’orage redoublait. Le flot de la Sugne gonflé surgissait dans les rues chargé de tronc d’arbres qui avaient poussé et enfonçait les cabanes.

Hiboux, cerfs, lions, renards, des nids entiers de fourmis en boule, rouge, blanc, jaune, noirs, rayés et moustachues, et des animaux encore vivants aux poutres des cabanes envoyées par les Vièbois en signe d’amitié.

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La masse des débris surnageant dans le flot gros d’écume se répandait dans les rues. L’impuissance des Ptèrotes était confondante, et à cet instant on aurait pu dire de nous : « Ceux-là ont les mêmes faiblesses que tous les autres hommes ». Une amère victoire se dessinait pour Ptère tandis que les eaux s’infiltraient partout, renversant les barricades dans les rues, balayant les placettes sur lesquelles les Ptèrotes aimaient se retrouver entre familles pour se réjouir de leur normalité.

L’eau trouva finit par abattre la tour-horloge. Elle s’abattit sans même faire un grand bruit, comme une feuille qu’on voit tomber avec horreur d’un arbre.

Immense désolation !

Quand l’inondation eut atteint son pic et que les eaux se sont mises lentement à baisser, laissant derrière elle des amas de maisons et d’animaux noyés, on se pressa de faire le compte des dégâts et de battre le rappel de la population.

Au fur et à mesure que la liste se déroule, qu’on l’épuise avec un espoir sans cesse diminuant et une horreur de plus en plus grande, on s’aperçoit sans doute possible que quelque chose d’inexplicable s’est passé : personne n’est mort.

Personne.

Pas seulement une personne âgée oubliée dans sa maison. Pas seulement un enfant emportée par la vague alors que ses parents tentaient de dégager son frère, le pied coincé sous une armoire qui s’est renversée. Pas un édile cherchant à sauver ses administrés, qui n’a pas vu les eaux l’encercler.

Oh, quelle honte : tout le peuple est sain et sauf.

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Les Ptèrotes se mirent à marcher dans les rues, perdus comme on est après un désastre, incapables de pleurer ou même de penser.

« Tout ceci, semblaient dire leurs dos voûtés et leurs yeux vides, tout ceci, nous pouvons le reconstruire. Mais la honte, La honte... Qui nous en libérera ? »

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Ainsi tout fonctionne déjà et pourtant tout est à refaire.

Il n’y a entre Ptère et rien que le rêve de Pistramouille, mais s’il meurt,

s’il tombe à Ici-Meules,

que les Ptèrotes ne s’inquiètent :

Ptère tient.

 

Maintenant nous comprenons ce qui s'est passé il y a quelques mois :

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il est parti Pistramouille de la légende
on en aurait besoin
dit Guigui d'un air nouveau souvenez-vous
 
les manifestations que la confrérie des onze mille organisait l'été dernier
sur la place appelée aujourd'hui place des cerfs à bois aux rives de la sugne
la ville en danger les mensonges proférés à cette occasion

quel était le nom de cette place autrefois Ici-meules dit mon père

Pistramouille combattait aujourd'hui nous combattons ceux-là

il y avait eu là une petite forêt où biches et faons recherchaient l’ombre et la fraîcheur du fleuve
on venait y entendre le coucou et la pie pendant que la ville se construisait
rare endroit dans la cuvette de ptère bouillonnante de projets et de constructions
Pistramouille s'y rendit
puis mourut
 
depuis ce cul de sac sacré par respect on ne lança aucun pont sur la sugne le fleuve de ptère
on y aboutissait à travers les broussailles entre les maisons
quand à contre cœur tout avait été rasé comme on tond le mouton que peut faire un paysage on ne put élargir ces voies d’accès
et ce qui avait été un des endroits les plus aimés de la ville dépérit pour ne plus être fréquenté que par ceux qui dans toutes les villes sont appelés  la canaille

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des pentes sud débarquaient des bandes déclamant improvisées on mange de la merde paie tes impôts bois un pot pisse dans l’eau prends maman toutes trempées de vulgaire
des chansons
palabrant tard le soir jusqu’à exaspérer s’égosillant pour un oui pour un non file-moi une cigarette hurlé comme un meurtre et ferme ta gueule fort après comme une arme
et s’attrapant par le col se jetant par terre donnant des coups sandwichs et emballage balançant tout dans l’eau par terre à la tête de qui passait par là
ne faisant rien d’autre que ces gestes dans le scandale bossu
 
et maintenant ces manifestations
 
on connaît le principe des onze-mille de parler jusqu’à s’enrouer et leur jargon
une estrade sur la place aux cerfs à bois était montée pour leur roi
sur une table à ciel-ouvert on recueillait des doléances et des portefeuilles
la place aux cerfs à bois avec son apparence de demi-octogone
la place contenait comme un œuf son jaune et son blanc de milliers de personnes
=
ces gens venus suivre leur roi enfoui sous des manteaux selon leur coutume
un banc cassa
mais ces gens prudents dans leur révolte avaient construit un parapet en bois sur le fleuve

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ces onze mille dirent en silence nous sommes de vièbe dans la montagne venus tout piller

ils attirèrent l’attention ils étaient arrivés comme toutes les fois en cortège

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Et en vérité, ils étaient bien beaux, ces hommes en cortège à la veste ornée de chiffres. Et par le grand froid qu’il faisait en ce dernier mois de l’automne, on comprenait tout de suite pourquoi ils ne portaient plus de manteaux : on voyait ceux-là déposés sur un grand char en une pyramide qui ne bougeait pas. Il y avait bien quelque chose de singulier à cette absence de mouvement : c’est qu’en dessous de ce tas, il y avait un homme, celui que les autres appelaient le roi. Mais à vrai dire, il n’était pas non plus compliqué de comprendre que s’il ne bougeait pas, c’était qu’il était prêt d’étouffer. De temps en temps, peut-être, on le relevait, on le ranimait, et on mettait à sa place un autre monarque. Quel honneur cependant que d’étouffer de cette manière ! Sous la brouillonne et disparate beauté du tas, passer ainsi à deux doigts de l’expiration, dans la liesse populaire, c’en était enivrant. Très peu dans le cortège avaient la chance de voir le roi, ou le tas. Ils étaient tous derrière, et de derrière faisaient passer les manteaux, si bien qu’avec le passage du temps, l’honneur d’être enseveli sous ces offrandes devenait malaisé à supporter, sans qu’il manquât encore de candidats pour l’accepter.

Si l’on passait par là, c’était pour nulle autre raison que le nom des rues du quartier, celui Des Bourgs, qui rend hommage aux communes avoisinant Ptère – par paternalisme c’est certain. À l’air discipliné de tous et au respect rigoureux d’un rituel on voyait le signe qu'aucun Ptèrote n’y participait. C’était une impression de marcheurs déjà bien échauffés qui réussissent en restant au pas à donner l’impression qu’ils se rendent quelque part vers une ligne d’arrivée où seront distribués des petits cartons. Et sur ces cartons, que trouvera-t-on ? Le plan d’une autre et semblable manifestation, calquée tout à fait sur celle-là. On pense cela, nous les Ptèrotes.
 

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maintenant rappelez-vous
il est naturel que le peuple se passionne pour sa propre cause
il ne peut pas répondre de ses actions devant une cour étrangère car ça c’est un point absolu
il ne peut pas être convaincu d’agir à un autre moment que celui qu’il s’est choisi
 
ce soir-là le peuple a agi sur la place
la chose s’est décidée dans le tréfonds du peuple
ce qu’il veut doit arriver
il faut que les gens sachent nager

impossible de savoir qui commença d’ailleurs ce n’était qu’un jeu

les ptèrotes savent nager
depuis Pistramouille

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ptère a envoyé des observateurs dans la foule se pencher sur ceux qui s’évanouissaient et les ranimaient
sans la prévenance de l’état rien ne se serait pendant des semaines passé sans le plus petit incident dans la cuvette de ptère où l’espace est de plus en plus restreint où se pressent infiltrés nos ennemis
nous avons envoyé également des policiers sur la place mais ils ne peuvent pas tout faire si on veut faire le mal on trouve sa voie
l’état fournit aussi une quantité incroyable de travail
ptère n’est pas votre petite entreprise familiale qui met ses comptes à jour une fois l’an avant de négocier avec le fonctionnaire compatissant les arriérés d’impôts
ptère sur la brèche du matin au soir
tout demande qu’on se penche dessus
nos inventeurs eux aussi ont des exigences
il faut leur donner de l’argent et l’argent ne pousse pas
dans tous les pays il arrive du malheur des imprévoyants des impécunieux des dispendieux des prodigues des étourdis des geignards et des feignants
on ne peut pas lutter contre la nature humaine
 les gens travaillent trop
les difficultés quotidiennes leur sont montées au cerveau        disait son père

55

Cependant Pistramouille était là
il avait eu deux fils qui s'étaient entretués deux fils en étaient nés encore deux fils
On avait construit des canaux des barrages
mais voyez à chaque fois qu’un trou apparaît dans un crâne on y voit comment le monde commença dans un bateau de bitume il y a longtemps allant contre une falaise
l’homme a des faiblesses
l’homme trépasse quand il se dirige vers la droite
il renaît aussitôt sur la gauche
il n'y à apprendre que la patience
 
Cependant Pistramouille était là
les onze milles étaient assemblés
lui ses fils et leurs fils étaient là et les voyaient
le roi des onze mille était sur son trône sous les manteaux de ses sujets
des gardes étaient postés autour de la place face à la police
l’esprit de tous tendu la terre qui se presse sous le pied
regardez dit Pistramouille ses fils regardèrent
des petites souris faisaient le tour de la place mangeaient les restes des onze mille
les petits oiseaux se pressaient arrachant le pain dans la bouche des souris
les fils de Pistramouille regardèrent

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ils regardaient se pliant à la sagesse du moment
il dit regardez
ils ne voyaient plus de souris les oiseaux ont regagné leur nids
il y eut le drame
 
tous tombèrent quand Pistramouille secoua le rameau d’argile de sa langue
c’est lui et ses fils qui poussèrent les gens dans l’eau
qui brisèrent les rames des secours
il était sur la place octogone
cependant que les morts s’étouffaient
que les vivants s’ensourissaient
 
il porta des cadavres enveloppés dans des sacs
quand le monde eut les yeux tournés avec ses fils il rejetta les cadavres
dans l’eau il compta et recompta les cadavres pour lesquels il était payé
on ne sut pas combien de morts
 
c'était il y a peu
Mais personne ne s'en souvient plus, dit mon père.

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Et certes, dit Gui Gui, comment croire un père quand il se contente de rapporter des faits non-vérifiés ? Et comment aimer un Pistramouille qui n'est qu'un menteur, voleur, assassin ? J'ai entendu des interprétations nombreuses de son histoire, sans en être jamais convaincu. Il me semble même que je ne peux rien croire de ce qu'on me raconte, je soupçonne ceux qui l'ont écrite

Pourtant, je me suis forcé à la redire.

58

Te revoilà sans débouché, te revoilà nimbé. La cour t’enveloppe et tu te débectes de pétales de tulipe. Je te donne quelques petits indices sur ta condition : il ne viendrait à l’idée de personne, mais Ils t’appellent pourtant partout. Ils te bissent. Répète. La montagne accouche. L’outre pleure. Un sauvage éborgné mûrit. Une croquée mohandas. Nuages, ai-e dit ? plus qu’autrefois et moins qu’hier. Un bourg naît sur un ventre, une jambe de chat miaule en contrefaisant un bruit fantastique causé par un objet long, un mâle naît par césarienne – est-ce assez pour faire comprendre l’absurdité qui va suivre ? que toi, l’opposant imaginaire, celui qui ne croit pas à Ptère, tisse son parquet de mensonges et ne connaît pas de limites à sa haine, toi qui lis, qui détruis, toi qui saisis le vif, roi des fissurés, le félon, le cocu, le baratineur qui regarde d’un œil de parasite, toi qui n’est là même pas par grâce, l’effrangé, le serpent, tu ne peux pas ressentir d’émotion, tu ne peux pas être vrai, tu es le vrai menti, le sûr hâbleur, Ptère te conchie, Ptère te soumet, et Ptère te garantit ce pourquoi tu n’aurais jamais dû. Ptère va tenir ses promesses. Oh, un livre qui tienne ses promesses : enfin c’est Ptère. Maintenant, sois ému, pleure, oui, car je vais te dire ceci : Ptère est semblable en tout et pour tout à une ville que tu connais bien, tu n’oses pas la nommer. Tu veux être chaque caractère. Tu veux reconnaître chaque-un détail. La finesse des remarques t’aveugle par leur réalisme plat ainsi qu’une lumière rasante d’hiver. Tu veux jouer. Nul défaut plus plaisant. Voici, écoute bien, la règle du jeu :

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 Entendu.Nous te donnons à toi-même par suprême effort collectif. Tu nez.Tu sang. Tu plarles. Au bout de la langue tu souris. Tu rates. Tu non toujours pas le personnage, habillé, déshabillé, mais mal nourri. Je veux te donner un compte en banque. Je veux que tu sois bien calé de billets. Je veux que tu puisses t’acheter des éléments à farcir une vie. Je me dégoûterais si tu n’avais pas tout ce qu’il faut, car je t’adopte. Viens me rendre visite un de ces jours habillé en pagination. Nous y serons bien, tous les quatre. C’est-à-dire toi et les deux autres et moi – oui, tu prolifères. Tu seras une famille tu avec une bonne raison de ne pas m’aimer, ma ville, de ne pas oser me regarder non plus, mais de pourvoir quand même à l’entretien de ma tombe, ce livre. Les touffes de vos mains sont des bois où grouillent des défaites de fin de règne. Vos claquements de dents me fissurent parce qu’assurez-vous en je ne suis qu’un individu, un seul, et je meurs, ne parle que de cela, ne songe qu’à cela, n’entretiens le monde que de cet événement, il n’y en a pas d’autre, mais la pire tort, c’est vous qui l’administrez : vous me lisez. J’ai le tournis dont voilà la chronologie :

Délicatement : une inspection à Ptère. On fait déshabiller tous ses lecteurs. Ils se retrouvent les uns derrière les autres, sentant bien plus qu’avant le vent froid qui coulisse d’avant en arrière dans la salle où a lieu le premier de la chaîne des événements, ou devrait-on dire de la chapine.

Fin