Notre rapport

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Ne te demande plus si tu es vivant.

 

 

 

2

L'homme à fort potentiel athlétique : il y a huit, neuf mois, il avait sans doute la tête à la gaudriole, mais il s'est rangé, et nous n'avons pas l'habitude de nous acharner sur le passé des gens, surtout volontaires. Une fois terminée la rencontre avec le gradé de service – les armées étant toujours quelque peu hiérarchiques, pour le mieux – nous aimons mûrir le volontaire dans son jus – même s’il ne fait que devancer l’appel : nous vérifions ce qu’il y a à vérifier. Les gens nés dans les théâtres d’opération, comme celui-là qui se tient devant nous aujourd'hui, nous ne voulons surtout pas les lancer tout de go dans l’action – car c’est ce qu’ils veulent, faire leurs preuves.

Laissons maintenant passer un ou deux mois, et si le désir de servir l’État et la patrie ne les a pas quittés, faisons-leur passer comme aux autres l’examen psychologique, médical et dentaire : Vous savez que vous pouvez mourir, leur disons-nous, et quand nous disons mourir, pour quelqu’un comme vous, ce n’est pas joli-joli. Là-bas, il y en a qui vous traiteront très mal et pourtant vous devrez toujours vous retenir. Obéir. Accepter. Être un serviteur de l’État et de la patrie.

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On est rarement déçu quand on leur voit faire les tractions au début du parcours d’obstacles -- la coutume. Ce sont des petits gars qui en veulent. La face rouge, à cause de l'effort, le muscle raide, ils ne remplissent pas encore leur uniforme. N'étions-nous pas aussi comme eux ?

Hélas nous, nous étions en guerre, et le vêtement s’ajustait de lui-même. Tout cédait aux hommes pour la victoire finale.

Hélas, il reste tant à faire, même si on a sauvé le pays de lui-même.

On passe voir le médecin psychologue. Ce volontaire-ci, un nerveux, un impulsif – on s’en passera. Celui-là regarde tout avec les yeux de débutants, l’anxiété d’usage sur la joue, et il répond aux questions en hésitant – comme il faut. Le gradé de service attend dans une pièce sans fenêtre que tout le monde y soit passé et annonce ceux qui rentreront chez eux. Ils sortent de la pièce éteints ou en bouillonnant d’insultes qu’ils ne disent pas. Les autres sont déjà rassurés, leur cœur s’écoule entre leurs côtes.

Il faut qu’on rectifie ces élans prématurés. On leur dit : « On est content de soi ? »

Ils se taisent, ressentant comme ils ont eu tort de se prendre pour des élus, anticipant la douleur – et se se durcissent en bloc, imaginant ce que les uns les autres, ils pensent, sans se regarder, et honteux avec ça.

La représentation qu’ils ont de leur environnement est en train de changer. Dès ce moment, ceux qui feront merveilles dans les départements, on peut les reconnaître. Il y a des détails révélateurs.

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Des ratages il y en a aussi. Inutile même d’en parler. Si nous avions la prétention d’être la meilleure armée du monde, les échecs nous gêneraient. Mais ce n’est pas une prétention. Nous avons étouffé une guerre civile en un an parce que nous savons faire des erreurs avec grâce et sans remords.

Mais malheur à celui qui, s’étant trompé, nous retombe entre les mains.

Nous ne fusillons pas nos déserteurs, MM. de la presse internationale – nous leur donnons une éducation. Taraaa-taraaa-taraaa ! sonne la trompette. L’éducation ! Nous sommes Ptère et nous avons sauvé le pays en vertu d’aucune autre vertu. Ce qui rentre par une oreille ne ressortira que par l’ordre.  On vous assure de cela : aucun ne rentre chez nous qui n’en deviendra transformé. Petite ou grande, regardez, la surprise qu’ils ont à s’être vus soldat, ne fût-ce qu’un instant, ils ne s’en remettront jamais. Alors ils reviennent encore et encore.

Nous avons des brigades d’élites où pas un seul n’a passé l’examen du premier coup. Cette volonté nationale, vous ne la trouverez nulle part ailleurs. Nous nous éduquons. Point. Éduquez-vous aussi.

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Dans la multitude des instituts, des camps d’été, des cours du soir de ci et de ça qui préparent nos jeunes à servir, sans parler des purs et simples charlatans qui se rendent nécessaires à l’angoisse des parents, il n’y a pas un endroit qui, pour les besoins militaires, vaille une queue de nouille. Quand ils apprennent à tirer, les voilà tout orgueilleux et ils ne sont plus bons à rien. Quand c’est l’éducation politique qu’ils croient maîtriser, qu’ils récitent la bouche en cœur les devoirs nationaux, les fêtes du calendrier, « Journée du patrimoine des Anciens », « Journée des Vœux et Souhaits », « Lumières de la nation », « Journées gratuites », on croit mourir de rire. Car nous sommes notre propre école. Le taureau ne va pas à la rivière pour avoir ses cornes.

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C’est quand, imperceptiblement, un pas y menant après l’autre, nos recrues se retrouvent dans le bus, et sont emmenées, et volent pour ainsi dire vers nulle part ; c’est là que le pouvoir de l’État leur apparaît, les émerveille et les terrifie – ils en sont étonnés comme par la foudre.

Alors, hélas, il en est parmi eux qui sont alourdis de regret. Ressentant l’extraordinaire pouvoir d’attraction du service de l’État, ils reculent, effrayés, et de tout part éprouvent la contrainte paisible du fauteuil où ils sont assis, de la fenêtre où leur tête s’appuie, des faces faussement naturelles de leurs camarades qui ne trouvent pas plus qu’eux le sommeil. Les gouttes d’eau glissent sur les vitres avec une lenteur glaçante. Le dernier souvenir n’est pas d’une petite amie ou d’un gars moins courageux qui les a accompagnés jusqu’au bus – mais de la triste pizza mangée à la table du restaurant des départs.

Là, une statue réellement démodée les a bien amusés. Les olives et le vin avaient un goût détestable. Quelques noyaux ont volé, et quelques verres ont été jetés sur les indécents seins de plâtre de cette œuvre de quatrième ordre, pour la plus grande hilarité de tous.

À présent que le conducteur du bus est passé en cinquième, et que – Parabout, Losan, Gérondis, Soule, et Troupourri, et Boursanjoie, et Creudétape – passent les villages où on ne s’arrête pas, la nostalgie de Ptère les étreint à leur donner l’envie de se tuer.

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Hélas, pour ceux-là, ce n'était pas la bonne année !

Chacun de leurs petits organismes s’étaient éteints en même temps, terrassés par le voyage et les fatigues que d’interminables attentes avaient ajouté aux entassements de bruits et aux vibrations. Si un d’eux avait seulement veillé un instant de plus, avait ouvert la fenêtre – quoique les fenêtres aient été hermétiquement closes, pour faire la tâche plus facile à l’action rafraîchissante de l’air conditionné – et puis il n’avait pas fait chaud ce soir-là, qu’auraient-ils été faire à la fenêtre, il faisait noir partout comme dans un four.

Mais hélas, il avait fallu qu’ils viennent s’accrocher à ce morceau-là, qu’ils s’agrippent, ces idiots, juste à la motte qui partait ! Le jour de leur arrivée, néanmoins, on avait fait sonner le couvre-feu, et à grand coup de sirènes et de cloches, encore ! Même un soldat ne peut être insensible à cette ironie. Surtout un soldat.

 

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Dans le bus, il était difficile de distinguer quoi que ce fût. La lumière des phares, seule, glissait devant eux, semblait s’arrêter dans les tournants, les précédait toujours, pareille à une plaque de flamme blanche. Ils avaient fait leur chemin jusqu’au centre, ce fut après tout la seule chose dont ils se rappelèrent. Même si cetains dirent se rappeler « parfaitement » tout un tas d'autres choses. On se rappelait surtout de l’odeur de cigarillos d'un d'entre eux. Il l’emportait partout avec lui. On se rappelait de la braise sur lui qu’il allumait déjà sur les marches du bus. On se rappelait de l’odeur de mouillé qui montait du sol.

Une panne les avait fait marcher à travers l’obscurité derrière des lampes-torches. C’était bien derrière des lampes ; on se rappelait la lumière qui pas une fois n’avait éclairé un visage. Enfin on ne se rappelait pas de visages. C’était dans une maison qu’ils étaient entrés. Pas dans un hôtel. C’était du parquet de bois, un porte-parapluie, une planche à chaussures. Il faisait même un peu froid. Tout le monde était entré, personne n’osant rien dire ou simplement tous déjà endormis.

Quelqu’un avait dit quelque chose, cependant : qu’on entendait des petits cris de souris. Et en effet, des imaginations de souris semblaient naturellement tomber de depuis un plafond, aussi appropriées que l’auraient été, d’un chêne, les glands, fleurissaient joliment dans leur esprit, comme si assaisonnés des rires, ou des grognements, les petits cris de souris à peine entendus avaient ouvert des enfilades de portes et de remémorations. En notant ces choses, en s’habituant à l’obscurité on avança, devenant à une vitesse effrayante familiers les uns des autres, dans le couloir à pas mi-lents, trop rapides encore pour ne pas rester éveillés.

9

Comme l’escalier partait dans deux directions, il fallut se diviser selon elles. À chaque porte, un ou deux se sentait entrer. Sans doute entraient-ils presqu’en même temps, d’un groupe à l’autre, s’écrasant dans chaque chambre à la même minute des deux côtés d’un espace vide au surplomb duquel leur fin de parcours se faisait. Ils se couchèrent, insomniaques ou pas, trouvèrent le sommeil, d’un coup. Ils n’entendaient plus les sirènes, ni les cloches.

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Le lendemain, on les réveilla. Depuis toutes les fenêtres, on voyait le soleil éclairer uniformément le gravier blanc d’une cour circulaire, limitée par des murs de briques percés de hautes fenêtres. Enfin on vint leur dire de se préparer, qu’on allait dans quelques instants les conduire à la salle à manger pour qu’ils se restaurent. L’électricité ne fonctionnait pas, c’était la raison pour laquelle on les avait conduits la veille avec des lampes, et pour cela aussi qu’ils avaient dû se déshabiller sans lumière. « C’est réglé » leur dit-on.

Le son d’une petite cloche retentit. Il y eut un chahut devant les portes et des enjambées dans les couloirs. Ce n’était pas sur des passerelles surplombant un hall que les chambres donnaient, mais sur des couloirs, qui devaient être reliés d’une façon ou d’une autre, probablement par les tuyaux de l’air conditionné, parce qu’on entendait tout ce qui se disait dans le couloir parallèle, à telle enseigne qu’on put sans peine se donner rendez-vous dans la salle à manger et même faire une course l’un contre l’autre dans les couloirs parallèles.

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DING DONG

DING DONG

DING DONG

DING DONG

DING DONG

DING DONG

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Chacun semblant content et frais, l’appétit était grand. Une biscotte craqua, ce fut des rires à n’en plus finir, et autour des tasses de café chaud on devisait, pour ainsi dire, comme à la maison. Le sergent rappela :

« N’oubliez pas que chacun de nos groupes est chargé de sa mission. Qu’on rie ! Mais qu’on n’oublie pas ce pourquoi on est venu, voilà tout le secret de l’orientation dans cette partie du pays. Il faut observer les règles en usage, qui ne sont un mystère pour personne, et ne surtout ne pas nous comporter en pays de trop de connaissance. Sachons garder notre place et tout devrait se passer superbement. »

Ces mots refroidirent un peu l’atmosphère, mais à tour de rôle, se tournant ici et là dans la crainte de rencontrer les yeux courroucés d’un visage d’espion, et ne les trouvant pas, nos jeunes soldats furent rassurés de voir qu’on les avait de nouveau laissés seuls, après leur avoir fait savoir de se tenir prêts pour une réunion de lancement. Cinquante minutes, plus qu’assez de temps pour aller prendre une douche, ou réunir leur barda ou toute autre chose qu’ils avaient à faire.

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C'est alors que l'éléctricité fit défaut. Ils coururent bientôt partout comme dans une stupeur. C’était des morceaux de phrases qui se battaient dans leurs têtes. On se marcha dessus, en chaussettes : on n’avait pas retrouvé les chaussures. On était descendu les chercher avant le petit-déjeuner, mais elles avaient disparu. Que fallait-il faire ? Est-ce que quelqu’un avait pensé à prévenir nos autorités de ce petit problème ? Aussitôt quelqu’un arriva pour leur dire que, peu après leur arrivée, leurs chaussures avaient dues toutes être plus ou moins détruites par un étincelle électrique jaillie d’un mur en mauvais état : c’était la partie vétuste du bâtiment, comme ils le voyaient de nouveau à présent.

Le personnel recruté localement se confondait en excuses dans son jargon : « Si seulement vous vouliez bien nous pardonner, si seulement ! Vous ! Vous savez ! Nous allons trouver ! Nous allons trouver ! Une solution ! Nous allons apporter des chaussures, ce seront des chaussures de rechange, de rechange naturellement ! Ce seront des chaussures de Ptère, bien sûr, ce seront des chaussures, de Ptère, mais nous allons tout trouver ! Voilà une feuille. Voilà une feuille de papier. Vous allez marquer. Et vous allez marquer vos noms et vos pointures. Après cet incident, tout rentre dans l’ordre. Nous vous apportons et espérons-le, tout sera, surtout n’aillez. Pardonnez-nous, n’aillez crainte. Nous voile. »

Un petit incident, en somme. Le moment d’irritation passé, des chaussures vièboises de remplacment, avec leurs bouts pointus, apparurent, et furent essayées. Ç’avait été une drôle d’affaire.

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Un peloton de personnel d'habitation s’avança vers nos soldats pour organiser la sortie du réfectoire, où certains étaient encore attablés malgré l'échauffourée. Ils furent tous emmenés dans une grande salle voûtée entièrement couverte de panneaux de bois.

Le sergent, dit-on, s’extasia, il n'avait jamais vu ça : « Il y a au moins la place pour deux mille personnes ici. On se sent tout petit, comme ça, tout perdu dans ce coin. Tenez, dispersons-nous un peu, histoire d’occuper un peu d’espace. Rien que de se regarder les uns les autres d’un peu loin, ça nous fera du bien. C’est tellement grand qu’on pourrait fumer sans gêner personne, tiens, même à plusieurs, encore. C’est une salle à l’ancienne. Et après tout, ils nous ont bien fumé nos chaussures, à nous. »

Mais on ne s’était pas dispersé, et on avait encore moins essayé de fumer.

Le sergent tira à part son adjoint et – ce sont encore des reconstitutions basées sur ce qui s’est dit après, ajouta : « Il faut m’excuser. Dans les départements, on ne sait pas trop à quoi s’en tenir. Quand je suis nerveux, je veux fumer, physiquement, c’est un besoin, je ne suis pas méchant, je ne perds pas le contrôle, je lance des idées un peu bêtes, c’est tout. »

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Nous allons prendre maintenant, afin de le suivre entre tous, l'exemple du soldat qui à la suite de cet épisode a été déclaré incurable et libéré il y a quelques mois. Il ressort de son cas un assez grand nombre d’enseignements sur les tempéraments que notre système ne filtre pas encore assez, et qui même peuvent aisément tromper nos recruteurs.

Quelques notes comportementales issues de son dossier : « Le soldat ne veut pas admettre que l’État, reconnaissant ses torts, lui vienne en aide à présent et, depuis l'enlèvement de son bataillon, ait tout fait pour le retrouver et lui venir en aide. Bien qu’on lui ait accordé de nombreux logements dans des quartiers respectables, et qu’on lui ait ainsi évité la vie de mendiant qui, en une période moins clémente, n’aurait pas manqué d’échoir à semblable traîne-savate, il s’entête à fuir son chez-lui. On l’y ramène, on l’y berce de promesses, et lorsqu’enfin, après des jours et des nuits d’explications, il s’endort de pure fatigue, on le laisse. De nouveau, il part, et quelques jours plus tard, revient à l’endroit d’où il est parti. Il explore chaque recoin du pâté de maison comme si sa vie en dépendait. Toujours, il finit par découvrir la même vieille échelle, que par deux fois déjà il a cassée dans ses ascensions, et, ne paraissant pas s’inquiéter de l’état fragile dans laquelle il l’a trouvée, il la remploie à ces escalades. »

« Invariablement, un voisin appelle la police qui, sachant à quoi s’en tenir, nous contacte. Un agent est envoyé sur place, qui fait poser des filets. Il en a bien le temps, car le soldat progresse à une vitesse infiniment lente, comme si l’immobilité le rendait moins visible. Il est arrivé qu’il tombe dans ses fils et en sorte sans même jeter un regard alentours ni s’inquiéter de cette aide étrange qui le retenait quand il tombait du ciel. »

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Bien souvent, sur les photos de contrôle prises depuis un vasistas qui s’accumulent dans son dossier, on l’a saisi à cheval sur le faîte d’un toit, le nez rougi par le froid qui glace la nuit, des gouttes d’eau perlant à ses narines. Il s’essuie ensuite d’un revers de main. On devine les efforts qu’il déploie, plus à son obstination qu’à son succès, et on le plaint, naturellement. Ce n’est pas, pourtant, le type auquel facilement coller de la sympathie.

« Ses yeux » explique notre rapport « révèlent de la haine. Lorsqu’il quitte son domicile, il ne perd pas une minute et va droit au but chercher noise aux gens. Le fait est qu’ils le connaissent, que les enfants l’évitent tant ils ont appris à le craindre, et que ce n’est que parce qu’ils savent que nous le surveillons que les habitants du quartier plus âgés ne lui font pas un mauvais sort. De loin en loin, il fait une rencontre. Lorsque, par une anomalie que nous ne nous expliquons pas, il sort des bornes d’habitude pour lui indépassables du quartier, un agent ou une agente lui propose de l’aide. Il se méfie toujours. Son état psychologique est tel qu’il ne peut concevoir qu’on lui accorde une attention généreuse. »

« La plupart du temps, c’est ce qui le pousse à rentrer. Il lasse les attentions de nos agents et ceux-ci, craignant de faillir à leur tâche, demandent rapidement à être transférés. Comme on ignore encore (que n’ignorons-nous pas ?) l’état exact de sa mémoire, et que nous sommes légalement tenus de ne pas faire d’investigation en la matière, on préfère aussi qu’il ne lui soit pas possible de reconnaître ses gardiens, de crainte d’aggraver ses symptômes, et ce roulement rapide convient donc à tout le monde. »

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On a trouvé dans ses papiers, chiffonné et parfois illisible, un récit de sa vision – on ne saurait parler de version – des faits. Elle est incroyable et d'un romanesque qui amuse.

Témoignage de l'état d'isolement mental où le soldat se trouve aujourd'hui, ces pages sont imprégnées d'un sentiment d'irréalité qui fait paraître Vièbe, Ptère, et toutes les villes de notre pays comme les éléments de carton-pâte d'un univers de pacotille.

On y trouve aussi comme une tentative de s'élever au-dessus de la situation, qui ne mène pourtant qu'à de nouveaux mirages :

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« Aveuglés, leurs orifices entièrement obstrués pour éviter que leurs sens ne les renseignassent sur la route qu’on leur faisait prendre et les régions qu’ils traversaient, ils voyagèrent longtemps, imaginant leur fin au bout de ce trajet.

On les jeta tous autant qu’ils étaient dans un puits, et plus d’un s’assomma dans la chute. Ils prièrent après cela. L’eau du puits bientôt diminua de hauteur, les entraîna sur un plancher humide, puis se retira tout à fait. Alors qu’ils s’étaient remis d’aplomb et éloignés les uns des autres dans l’espoir de retrouver un peu d’individualité, ils reçurent chacun sur la tête un coup supplémentaire qui leur fit perdre conscience.

À leur réveil, liens et bâillons leur avaient été retirés. On les avait aussi laissés dans l’obscurité totale, sans moyen de s’orienter. Après s’être consultés, ils entreprirent de chercher une sortie, tout en faisant entendre leurs noms à intervalles réguliers afin que les autres aient une idée approximative de l’endroit où ils se trouvaient.

L’un d’entre eux reconnut avec les mains la forme d’un couloir, un tunnel plutôt qui s’échappait de la plateforme où ils avaient échoué pour s’enfoncer plus profondément dans la terre. La seule autre sortie était celle, impraticable, qui les aurait ramenés par le puits à la surface où, de toute évidence, des obstacles infranchissables auraient mis fin à leurs efforts téméraires.

Le découvreur héla ses compagnons. Tous avancèrent à quatre pattes dans le souterrain. Cette marche dura.

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Ils durent à leurs voix de ne pas perdre courage et cela bien qu’ils n’eussent parlé qu'imparfaitement la même langue.

La route s’interrompit. L’homme de tête crut poser la main sur le sol et l’ayant posée dans le vide, perdit l’équilibre et disparut en hurlant, tandis que le reste de la troupe se figeait. On appela, mais tout ce que l’abîme qui s’était ouvert sous leurs pas consentit à leur renvoyer, ce fut un lourd écho. La plupart, au désespoir, envisageaient de rebrousser chemin et d’abandonner à son sort leur camarade d’infortune lorsque l’un d’eux eut l’idée de tester la distance qui les séparait du sol en jetant dans le vide un objet. Au bruit on devina qu’à dix mètres en contrebas, devait se trouver le corps inconscient, peut-être sans vie, de la victime. Un par un, usant leur suprême prudence, ils effectuèrent la descente périlleuse.

À peine le dernier avait-il posé le pied sur le sol qu’une lumière aveuglante fondit sur eux des quatre coins de la grotte où ils avaient avec tant de peine atterri. Un plein jour les éclairait. Un soleil s’était levé d’entre la masse infrangible des rochers comme si de ses rayons il s’était frayé un chemin à travers eux. Leurs vêtements détrempés séchèrent en un instant. Leurs yeux, désaccoutumés de voir, fatigués d’avoir combattu sans succès l’obscurité, se rhabituèrent progressivement à leur tâche assignée. On releva le blessé ; un amas de sable avait amorti sa chute.

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Quand chacun, cependant, se fut bien rassuré d’être en vie et de voir, quand on eut fait le point de la situation, on dut se rendre à l’évidence : on était tombé d’un petit puits dans un autre plus grand. Ici même, pas d’autre issue que le trou par où ils avaient failli tomber et se rompre les os.

― Mais, s’écria l’un d’entre eux, cette lumière doit bien venir de quelque part !
― C’est plus que probable, lui fut-il rétorqué, mais qu’est-ce que cela nous fait ? D’où qu’elle vienne, sa source nous est aussi inaccessible qu’à un âne un champ de course, et quand à savoir si elle vient par un conduit où il nous serait possible de nous faufiler (à supposer que nous arrivions là-haut), il ne faut même pas y penser : on s’aveugle rien qu’à lever les yeux au-dessus d’une hauteur d’homme.

Et en effet, ce phénomène curieux est observé dans certaines conditions.

― Notre route s’arrête ici, dit un autre. Quelqu’ait été le but de nos ravisseurs lorsqu’ils conçurent de nous enlever, ils ont bien fait les choses : nous allons l’être pour toujours.

L’un s’arrachait les cheveux et l’autre se préparait à mourir de faim, autant que la chose est faisable, quand un troisième eut une idée : de demander qui avait sur soi quelque nourriture encore comestible. Rien de bon ne sortirait de ventres vides et s’il y avait un moyen de remédier au moins temporairement à cet inconvénient, il importait de le tenter. On réunit ainsi deux biscuits à peu près conservés dans leur emballage de carton, enlevés aux poches d’un gourmand, prévoyant, oublieux, des tablettes de chewing-gum et une pomme.

Si grande était la fatigue, à peine ces maigres provisions partagées et dévorées, on s’endormit.

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Que s’était-il passé ? Qui avait pris d’eux ce soin si particulier qui consistait à leur laisser la vie sauve pour mieux les condamner à finir enterrés vivants, loin de tout, comme pour les punir d’un crime infâme que leurs consciences avaient oublié ?

La main de cette justice ne s’était pas, en tout état de cause, éloignée de ses victimes une fois la sentence rendue : elle avait frappé, et après son coup avait apporté le pansement.

Nous voulons dire par là qu’à leur réveil, ils trouvèrent, éparpillés dans la grotte, cailloux d’un géant qui aurait joué à se perdre dans une pièce ronde, des provisions, des vêtements, des lampes, des outils.

Cette puissance qui les manipulait comme des souris faisait bien les choses et savait rendre irrésistible ses convictions. Elle le disait par ses cadeaux : ils n’avaient plus qu’à creuser jusqu’à retrouver, non le faux jour qui planait au-dessus d’eux contre toutes les lois de la physique, mais ce jour particulier sous lequel ils étaient nés, où le soleil, visible autant qu’une boule qui roule dans un jeu de quilles, se détachait sur le fond du ciel, toujours.

Il restait à se mettre à l’ouvrage comme des forçats, puisqu’aussi bien on ne leur laissait pas d’autre choix pour échapper de ce carcan de roche.

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À la lumière effarante où ils travaillaient, impossible de compter les heures, les jours, pas plus qu’aux montres qu’on leur avait volées. Combien de temps passa ? Ils ne le surent pas. À tour de rôles, à coups de pics, à coups de pelle, ces hommes que le destin avait détourné de leur chemin donné s’efforçaient du mieux qu’ils pouvaient d’y revenir, de recroiser dans la roche la route où ils se trouvaient encore – il semblait que c’était une éternité auparavant –, à jouer aux cartes et à attendre que quelqu’un veuille bien leur dire que le moment était venu pour chacun de rentrer chez soi.

Dormant tous en bloc, frappés, aurait-on dit, d’un charme périodique, ils en vinrent à ne plus craindre le réveil, comme aux premiers temps où ils croyaient devenir fous à se voir sous la terre toujours au même endroit. De la nourriture leur parvenait pendant qu’ils dormaient, et cette certitude d’avoir à manger, fût-ce de la main du tyran qui les avait mis aux enfers invisibles où ils étaient, calmait leur angoisse et tranquillisait leurs corps désorientés. Un ingénieur parmi eux guida les travaux. On lui fit d’autant plus confiance qu’on pensait qu’on était encore dans son pays, dont sans doute, mieux que personne, il connaissait la géologie.

Le tunnel fut creusé juste assez grand pour qu’un homme de front puisse y ramper. Quand on devait dormir, on retournait dans la grotte.

Dans sa longueur, le tunnel atteignit huit cent soixante et treize mètres (estimation). Il était d’une horizontalité presque parfaite. Les gravats accumulés formaient une pyramide qui occupait la moitié de la grotte où ils dormaient. Les hommes craignaient qu’on les fît mourir en faisant, dans leur sommeil, verser le tas sur leurs têtes. Mais malgré toutes leurs tentatives, ils ne purent jamais monter la garde : toujours cette force les faisait tomber en léthargie et les enveloppait de lassitude.

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Une après-midi, un pic disparut dans la roche. On en chercha un autre, pour élargir le trou et le récupérer, et comme on avait creusé une ouverture assez grande pour espérer pouvoir distinguer où le pic avait été se nicher, on poussa des cris d’horreur : la lumière qui les éclairait avait disparu soudain. En passant le bras dans l’ouverture, on tâtonna afin de récupérer le pic perdu, et au lieu de cela la main qui cherchait plongea dans une matière fuyante qui la fit frissonner : de l’eau.

Le trou élargi, on sortit.

En relevant la tête, on aperçut de petites lumières pâles, clignotantes. Le pic était tombé dans cet écoulement d’eau. En se baissant, on écarquilla les yeux et on aperçut dans l’eau une éclaboussure blanche. Quand l’eau se détroubla – parce qu’on avait laissé passé quelque temps après lui avoir repris le pic –, on vit que c’était la lune. De quels cris de joie cette nuit ne retentit-elle ! Aucun appel à la prudence n’aurait pu étouffer cet éclatement de bonheur, même pas la mort, si elle avait choisi ce moment pour les emporter tous. Les hommes, sortis du tunnel, dansèrent une ronde. Un éclair de démence les avait frappés. Ils s’exclamaient dans leurs idiomes et se congratulaient sans souci de se comprendre. Retournant au ruisseau, ils s’y penchèrent pour boire, et y plongeant les mains les levèrent au ciel pour asperger de ce breuvage l’astre blanc qui dans la nuit, ne les voyant peut-être pas, descendait lentement jusqu’au sol.

24

Quand la joie fut retombée, on voulut se mettre en route et on pensa à quérir les provisions de la grotte. Mais à la lumière de la lune, l’ouverture de leur tunnel s’était refermée derrière ceux qui l’avaient si péniblement creusé. On en vint presque aux mains. Où aller ? Qui suivre ? Quoi manger ? On était dans un désert. Quand le jour se lèverait, loin du ruisseau et sans récipient pour emmener avec soi un peu d’eau, on mourrait de soif. Rester sur place en attendant du secours ? Cela ne satisfaisait personne. Lentement, le cœur serré à l’idée de quitter si vite un lieu où l’on s’était défait de joie, il fallut se mettre en route.

En repérant un chemin aux étoiles, on suivait toujours la même direction, obstinément, comme si chacun s’était convaincu de l’efficacité de cette méthode. Nos voyageurs égarés épuisèrent leurs forces une nuit. Puis un jour. Puis une autre nuit. Puis un autre jour, à la tombée duquel ils s’écroulèrent éparpillés pêle-mêle sur la terre tiède encore, persuadés qu’ils ne se relèveraient plus.

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La lune blonde qui montait à l’horizon serait le dernier échantillon des beautés dont la mort leur interdirait pour toujours de jouir. La nuit se pressa autour de la pâleur jaune, des étoiles coururent se mettre à leur place indiquée, et toutes les installations de ce théâtre  parurent, blêmes et luisantes. En dessous, des clignotements symétriques surgirent comme révélés par le déplacement d’un nuage ou le reflet renvoyé du ciel par un étang.

Une lumière, une autre, puis toute une collection de lampions lâchèrent, comme en surnombre, leurs feux haut au-dessus du sol. On ne comprit pas d’abord ce que cela signifiait. On ne pensait plus du tout et la scène ressemblait trop à un rêve. Le bruit d’une ville où les habitants, libérés pour un soir de la frénésie de leur existence, s’adonnent à la flânerie sans but qui leur fera parcourir les heures qui les séparent du sommeil, la ronde familière où ils respirent sans y penser l’air du soir, fit entendre sa rumeur, paisible à force de cris mécaniques.

Comme si elle se rapprochait d’eux, cette rumeur devint plus précise. Des conversations parurent se distinguer du tissu de sons qui venait aux oreilles, des personnes prononcer ces mots qui, venus de nulle part d’abord, n’avaient pas semblés être les éléments d’une langue, mais les cailloux entrechoqués sur un rive par un torrent. On se penchait sur nos hommes, on les enveloppait d’attention. Eux- mêmes se croyaient devenus des cailloux multicolores et brillants que tous les yeux voulaient apercevoir. On les fit boire à une bouteille. On les releva de leur prostration, pour les laisser ensuite se recoucher. Tout cela eut lieu sans qu’on ne les déplaçât aucunement de l’endroit où ils étaient tombés.

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Il leur arrivait quelque chose d’impossible. Ils voulurent se mettre à la suite de leurs sauveurs, mais leurs jambes leur refusèrent le service. Ils voulurent entrer dans la ville, mais on le leur interdit. On leur donna l’eau, le pain, l’habitation, mais en la leur faisant boire, en le leur apportant, en la bâtissant autour d’eux. Ils étaient arrivés dans un endroit où ils ne pouvaient pas arriver et se reposaient auprès d’une ville qui ne voulait pas de leur sommeil. »

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Si Soulier s'est essayé avec si peu de succès à prendre la plume, c'est malheureusement qu'il a rencontré un hâbleur criminel, un de ces passeurs de littérature de propagande qui infestent les rues de Vièbe et qui ont particulièrement souillé la Morée – et comble de honte pour nous, l'homme est ce même sergent de la police militaire qui guidait le bataillon avec lequel Soulier a été enlevé.

Nous avons enregistré leurs conversations : ce sergent, du nom de Philippe Nahas, y fait les questions et les réponses. Il dit ouvertement qu’il a tué, volé, violé, et avoue vivre de tous les petits métiers illégaux qu’il y a dans Ptère et ailleurs. Il a fait partie du petit groupe de ceux qui, à un moment ou à un autre, ont échappé à leurs ravisseurs – mais lui, au lieu de regagner un camp de l’armée, il a pris le maquis, dont il descend bientôt avec de plus en plus d’audace, se faisant passer pour un agriculteur de la région – on ignore d’où il vient réellement.

On sait cela en revanche : il rencontre sa femme dans un train. D’après elle, c’est une nuit-longue séance de drague de l’espèce qui laisse rêveur tant elle est proche et entresautée de vingt à trente tentatives de violence arrêtées par hasard. Il l’épouse, puis divorce. Il se promène avec un paon qu’il surveille de l’œil, un oiseau bleu et vert, sale malgré la pluie et nourri à la main, comme un coq de bataille, la queue brisée par les chats, qu’il a volé quelque part. « Je préfère »

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Il essaie naturellement de se faire rengager sous un faux nom, comme beaucoup de déserteurs. Sous ce faux nom encore, il parvient même à nous intenter, à nous l’armée, un procès en discrimination. La longue récrimination des soldats abandonnés prend chez cet homme une gravité sans ironie dont, devenu un démonstrateur généreux, comme d’autres le sont de brosses, il ne se départ jamais jusqu’à ce que sa cause ait été entendue. Malchance – pour lui – veut qu’au moment où elle est présentée devant un avocat (par une de ses déveines qu’occasionne la générosité légale d’un camarade mieux pourvu d’amis) la colère contre l’armée et le service militaire dispose le public et la justice en faveur d’un procès qui ferait le clair sur… on ne sait quoi, alors que les enquêtes administratives ont déjà montré l’inanité des rumeurs que sèment généreusement les imbéciles.

À son procès il perd bien des fois, trop de fois, le contrôle de ses nerfs. Deux jours d’abord on peut croire que cela le serve. La troisième audience, des témoins le chargent tellement qu’il paraît devoir tout simplement succomber – et pourtant on ne sait pas encore qui il est véritablement. Mais le capitaine chargé des recrutements qu’il a attaqué, un retraité, est frappé d’un arrêt cardiaque devant la violence de sa contre-attaque, en plein cœur du procès. Le désarroi est tel de tous que la mort entraîne la déclaration d’un non-lieu. Nahas perd un emploi de coursier à quelques temps de là.

Il est atteint de plusieurs maladies. Sa tête rapetisse. Ses yeux sont pendants comme faits de peau. Un herpès malin le ravage. Des nuées de maux de ventre et de rages de tête empoisonnent le peu qui lui reste d’existence. Est-ce encore le même homme ? Il lit l’avenir rond dans les constellations cycliques que font les mouettes et dans les vaguelettes indécises troublées par son pissat dans les fontaines. Mont, bois, bon port, fleuve et torrent, lui donne Dieu pour proche et parent.

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Il est encore parmi ceux que, lors de l’inondation de l’an dernier, on appelé les « ravis de la crue ». Il y prophétise la disparition de toute notre ville. Mais il revient bien vite à l’obsession qu’il partage avec Soulier : ce qui leur est arrivé pendant leur enlèvement. Seulement impossible de tirer des notes de surveillance rien de précis ou même de clair.

« On est marché tant et plus, couverture tailladait, ronces étaient mon épisode. Sous la langue des trophées, ah, on sourirait toujours la même perturbation, le même trémole, le carambolage. Il nous tardait et ne venait jamais, eût-il été gangrelat, eût-il été pire que ce qu’on a eu, enfin : sale de la limaison terrestre et les mains pleines gercées d’avortons colériques de souhaits ouvrant leurs horribles petons et suppliant de nus remercier, qui les avait amené à cette partie du monde où ne passent, en fait de glands verts, que deux falaises abîmées de jour par/sous le sac des bois, DING ! »

Que veut-il dire ? On ne sait pas.

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« … que la musaraigne, l’empiricate, la sulfamite, les souches barieuses et le ver caustérique DING ! la sombre vilenie dite à tort tesosorbe et en dessous de cela, le métro »

« Métro », c’est comme vous le savez c’est ainsi que les Viébois appelent nos capitaines.

« On et nul autre. Que ne reconnaissez-vous, que ne reconnaissez-vous, que nous transisiez-vous cette frêle carafe de désoif vers nous par cent moyens tous possibles jamais seulement regardés par un petit trou ! Il vous fallait au-dessus de tout comprendre véritablement une chose c’est que on n’aurait jamais pu jamais habiter-ci que par accomodement, câjolerie, consolante, mille habitats sous le tuyau où le passage du pouls vient convulser l’oreille et nous racheter son colimaçon, où Parcimone ne gagne pas par tricherie six mois entiers de temps sur un enfantillage, or, qui de vous, cependant, attiré, parce que, moins soudain, la vilénie encore, la sudation, le marugle, le superon, la flache, la maricia, le jiterne, contaminé borgne de sa main, borgne de sa main, et entêté de sa sangsue aux veines claires, comme si rien ne se passerait jamais plus que la mortiquié. Il nous tarde il nous hâte avec son fouet de tout connaître, on en en souffre abondamment par le corps, sédiment vénéneux qui se brise. Comme on en aurait souffert au-delà, comme il en aura fait un pierrier ! »

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Et cela continue ainsi à l’infini. Parfois, il veut raconter des événements de son passé militaire mais il s’embrouille :

« Impossible de dire tout ce qu’on a vu. On faisait tous les travails de police, car de police, dans les départements, il y en a que dans les caves, pas dans les rues. Un jour, un type avec sa vieille, ils peuvent plus se sentir. Elle a pas fait à manger ? Ce qu’elle a fait à manger c’est des carottes, des pommes de terre pas cuites, et de la bière de seigle. Elle lui montre son cul, son pantalon sale baissé. « Ne va pas appeler ta mère », qu’il lui dit, « je la tuerai. » Il arrache le téléphone du mur. Aussi sûr qu’autre chose, la belle-mère s’amène. Il la tue.

On demanda à notre supérieur : « doit-on y aller ». « Bien sûr, qu’il éructe, sûr, c’est ton métier ! » Mais le type, on le sait, c’était un fou ! un ancien militaire de chez nous marié avec une des départements. Bon, on y va quand même Dans la maison, pas de trace de sang.

On demanda à la femme. Que dit-elle ? Elle dit qu’elle n’avait pas voulu laisser la maison dans ce désordre. Elle avait tout lavé, bien nettoyé le sang de sa mère. On avait pas peur, mais on pensait à autre chose.

Près de la rivière du village où c'était, pas une trace, mais dans l’eau des bulles, sous les saules, à deux pas du pont. On ne descend pas de la voiture. Pas la peine. On ne peut pas aller trop loin. Ceux de la ville, appelés, ils comprendront. Ils feront tout chez eux. Inutile d’y aller. »

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Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’on fait lire ces lignes au public, bien sûr, quand on sait que la plupart des nôtres se comportent avec autrement de dignité, qui sont tombés dans des pièges bien plus durs que l’enlèvement, arme de lâches dont font usage les quelques rebelles encore en activité des départements. Malgré tout, nous ferons en sorte qu’il n’arrive rien à Soulier ou à lui. Leurs soupçons contre notre société sont injustifiés, puisque nous ne voulons que son bien, et parfaitement naturels, puisque nous devons pour toujours nous occuper d’eux et les surveiller. C’est un paradoxe, et peut-être nous sera-t-il préjudiciable un jour, mais c’est pour l’instant, pour nous tous, la voie la plus sûre et assurément la moins coûteuse.

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On se réveilla, il pouvait être cinq heures de l’après-midi, dans un lit près d’une fenêtre ouverte, signe qu’on ne craignait pas qu'on s’enfuie. Un air d’opéra, atténué par la distance, sortait d’une maison qu'on devinait perpendiculaire à celle où on était allongé. On entendait aussi des coups réguliers donnés contre un mur, et qui résonnaient comme sous le plafond d’une très haute salle. On reconnut le bruit de boules heurtant le bois. Aussi, un pin venait presque mettre ses branches en travers de la bâtisse où l’on nous avait mis. Sans prendre le temps de la réflexion, on se leva, se pencha par-dessus le garde-corps qui barrait la partie inférieure de la fenêtre et saisit une de ces branches. En quelques instants, on parvint à gagner le tronc d’où on glissa assez péniblement jusqu’au sol.

Arrivé dans une cour étroite et profonde, regard alentours, réfléchissant à cet instant qu'on pouvait être observé de trente fenêtres tout autour. Mais seule derrière l’aspect brouillé d’une vitre opaque, tout à côté, la silhouette instable d’une femme rompait la solitude humaine. Quoique tout aussi bien c’eût pu être elle aussi qui écoutait de l’opéra, et, commise à notre garde, tout à fait certaine qu'on n’arriverait pas à sortir du piège où on était, ne prenait pas même la peine de vérifier qu'on ne s’enfuyait pas.

Comme on se relevait, sans même regarder dehors, la femme entrouvrit une fenêtre, mais d’un coup sec qui craqua comme une branche qu’on casse. La voix du chanteur nous figea. On n’osait bouger de crainte qu’au moindre froissement l’attention de la voisine ne se portât sur nous. Que faire, si, s’apercevant de nous, elle décidait de donner l’alarme ? On remonta l’allée à reculons, sans quitter des yeux sa fenêtre du rez-de-chaussée, posée exactement en face de l’endroit où on était descendu de l’arbre, et se glissa dans le renfoncement de la porte qui contrôlait l’accès d’un immeuble, au hasard.

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En nage, après avoir appuyé un moment la tête contre le chambranle de la porte, on se vit trempé. Annonce d’une perte prochaine de sang. Se penchant légèrement en avant de la façade de l’immeuble, on vérifia une nouvelle fois que personne n’observait. Des trilles de piano sortaient de chez la femme comme un babillage aride. En penchant la tête à droite, de l’autre côté, on voyait une façade entièrement éclairée de vitrages où fleurissaient plusieurs lampes très fortes, signes qu’y travaillaient des bureaux.

Le jardin, une bande de terre étroite avec le pin et un gros arbuste, s’étendait depuis notre prison jusqu’à ces bureaux. Des enfants y avaient planté des girouettes en forme de poissons et de coccinelles, ainsi que des ruches en plastique et des maisons pour oiseaux. Des rubans sur les branches basses du pin et de l’arbuste et des chiffons qui en pendaient étaient légèrement soulevés dans l’air au-dessus des bidons d’eau croupie coupés en deux qui avaient été installés en rond autour d’une fontaine. Le mât de la fontaine penchait légèrement sur le côté. Entre des plantes mystérieuses, quelqu’un avait ajouté des figurines.

En face, un mur assez bas, qu’on pouvait escalader, le sommet large et plat faisant comme une marche devant le mur, plus grand d’un bon mètre, qui y était accolé. C’était le mur de notre liberté, qu’il allait falloir remonter dans le pin pour s’y percher et s’enfuir. Mais manquant d’expérience en ces matières, on savait qu’on ne parviendrait pas à nos fins du premier coup, avec le risque d’alerter la femme habillée en noir. Car si on n’était pas certain qu’elle avait été commise à la garde, en revanche on ne pouvait pas imaginer que, nous voyant à moitié nu grimpant dans l’arbre voisin de sa fenêtre, elle ne mette pas terme à l’entreprise, ignorant absolument si elle était innocente ou malintentionnée. D’autre part, quelqu’un pouvait voir depuis les bureaux et prévenir contre nous la police.

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La cour était dans l’ombre et on prenait froid, même si, quelque part devant, la blancheur d’une façade refaite à neuf renvoyait jusqu’à aveugler l'éblouissement du soleil. Découragé. Nul doute qu’on était au cœur d’un pâté de maisons comme il s’en trouve dans le pays, et que plusieurs rues devaient en faire le tour. On n’entendait aucun bruit cependant. Au contraire, le roucoulement de pigeons parvenait seul, solitaire, laissé intact par la rumeur de ces rues. Une bâche était déplacée sur un échafaudage par une brise très légère, mais sans claquement. La musique de piano glaçait. Mais pas un oiseau.

On se mit à compter les choses autour. Les fenêtres, qui dépassaient de beaucoup le nombre de trente ; vraiment, elles dépassaient sans aucun doute la centaine ; les bâtiments, dix ou douze devant, et, pourquoi en imaginer moins derrière ? Surtout ne pas penser aux raisons de l’emprisonnement. Un vrai et soudain désespoir nous fit reconnaître qu’on ne sentait rien ; on avait beau ouvrir les narines et inspirer de toutes nos forces, aucune odeur. La terre du jardin aurait dû rendre une sécheresse. Le pin dont la sève comme un suaire commençant bouillonnait à l’endroit d’une coupure, retenait près de lui les parfums qu’il aurait dû répandre dans le vent, engouffré dans la cour par une ouverture cachée.

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La nature de notre punition résidait dans cette abolition d’odorat. Mais comme on ne pouvait se fier à rien, on n’essayait pas de s’en assurer, par exemple, en ramassant une poignée de terre ou en cueillant une fleur. On cherchait ardemment une échelle. Les gouttières étaient trop hautes d’apparences chétives.

Pas remonter dans la chambre. Mais si quelque objet utile s’y trouvait ? Crainte qu’une fois monté on ne puisse plus redescendre, qu’on signale l’escapade et qu’on vienne nous empêcher – paralysie des facultés de raisonnement. Qu’allait-on faire, quasi nu, dans ce qui n’était rien de plus qu’une fosse ou l’on viendrait d’une minute à l’autre se saisir de nous ? On savait ne pas vouloir retourner dans cette chambre. Prétention de cet endroit à protéger qui inspire la peur mêlée de dégoût qu’on éprouve à tremper le pied dans une flaque d’eau de mer encore écumeuse de la vague qui l’a quittée, mouvante d’algues translucides hésitant entre le noir et le vert.

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Une colère diffuse s’insinuait. On aurait voulu la repousser ou la maîtriser, mais sans l’attention nécessaire. Que ce mur en face soit si bas, et pourtant presque infranchissable, en raison des circonstances, voilà à quoi on ne pouvait se résoudre. Il y a bien, on se disait, une cabane de jardinier dans l’arène que font les immeubles. Si on trouve une échelle, il sera plus facile de monter de balcon en terrasse jusqu’au toit le plus haut. De là, on connaîtra mieux la situation, observant les habitants et devinant à qui demander de l’aide. Tourment de l’idée absurde que, quelque soit le plan, il a déjà été déjoué par nos ravisseurs.

D’un pas brusque, on sortit du renfoncement et retourna vers le bâtiment d’où on était descendu, poussa la porte du rez-de-chaussée et s’enfonça sans hésitation dans un passage obscurci, comme si on en connaissait chaque pierre. À l’autre bout, un boyau à ciel ouvert, obscurci d’échafaudages, et, ignorant les fenêtres ouvertes et les bruits d’humanité de toutes parts, on descendit un chemin carrelé, encombré de sacs, de tuiles, et de passerelles d’acier démontables, qui, creusé sous un autre immeuble, menait à une porte. Une seconde avant de l’ouvrir, on entendit gronder la circulation irrépressible de piétons slalomant sans doute entre des files de voitures.

On doit remonter dans la chambre et s’équiper de tout ce qui peut servir, pour trouver un endroit dont les autorités ne pourront pas nous faire sortir, et on doit être plus ordinaire. On ira prendre la couverture dans laquelle on s’était réveillé. On sortira un meuble par la fenêtre, placera la couverture sur notre tête, le meuble par-dessus, et on fera le déménageur. Normal, alors, le torse nu.

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Ils parlent tous de trouver des solutions nouvelles aux problèmes actuels des sociétés. Trouver, encore des solutions: voilà, MM. et Mme, et encore une fois, dans l’autre sens, par imagination on parvient à se convaincre que c’est comme quelque chose qu’on a déjà fait, MAIS la chose est entièrement nouvelle: trouver une solution, non pas un nouveau problème, non pas une nouvelle interrogation, non pas une autre entité, avec un autre nombre de pattes, mais bien cela: une Solution. Alors, il en va d’une chose, d’un château, sa porte, d’une épiclèse son autophase: trou-ouvez VOUS des solutions? Y a-t-il des SOL-utions qui seraient à ramasser à la pelle, sont-elles à grappiller, à, comme grains de raisins du frais été… de l’automne… des en quelque sorte solutions… définitives. Et bien, il y en… il en va… de vous à vous-mêmes, entre vous, de votre bouche à votre bouche, de votre oreille à votre oreille, dans le creux du Bosphore du détroit de vos secrets… Il en va… il y en… Assez de vains mots, de vaines sottises ! Dans chacun de vous pépitent et tremblent, s’agitent à bras courts et se trémoussent dans un rayon de soleil intérieur et froid légèrement et solitaire pour quelques temps encore, en quelque sorte, s’agite encore et une nouvelle fois… mais dépêchez-vous ! Qui s’agite ? Qui tapote? Qui frappe? Qui se dessangle? Se jette dans le vide? Tombe de sa chaise? Il faudrait encore des milliers de solutions comme celle-là, des milliers, par exemple : un petit millier supplémentaire, encore un, encore un, encore un, encore un, et un encore, et encore un. Vous ne vous rendez pas compte de la chose. Que vous nous avez sérieusement, assez, au diable adverbes, que vous nous avez détruit avec vos solutions, que vos solutions, vos mises en scène de solutions, et il ne faudrait pas encore répéter le mot, par crainte de la contamination, ont perverti tout ce qui était déjà perverti et empiré tout ce qui déjà allait au pire, et confirmé sans cesse et sans

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regret dans une même ellipse autour de leurs centres, que crottes de chiens, insultes, crachats, aggravations de violence, et tout court, toute chose tout court, et tout mal tout court, sans besoin de le qualifier, tout, et même le pire, tout, rien ne se prévient. Rien ne se prévient, donc ne prévenez aucun prévenu d’avoir à s’en prémunir. Ne partez pas du principe que sans pression de votre part le pauvre pâtira et le pauvre encore… Nous nous sommes bâtis une ville c’est entendu, mais est-ce bien certain, que certainement c’est nous, certains d’entre nous, ou nous tout court qui avons bâti ? Est-ce qu’il y en a qui osent dire : qu’ils ont bâti ? Sans rien préciser ? Ah, il y en a qui donnent des remerciements. Oui, ce sont des bons qu’ils distribuent, ils invitent à transformer ces remerciements en biens comptants, monnayables, ils en font des listes, très bien. Excellent. Maintenant, pour celui qui arrive après l’heure, quel drame ! Quel effroyable, innommable… au diable adjectifs ! Quel drame ! Drame, drame, drame, drame ! On peut encore le dire une fois. Drame, drame, drame, drame ! Là, ça ne veut plus rien dire. Disons-le encore. Drame, drame, drame, drame. Entendez-vous la sonnerie ? Le bruit qui s’échappe sur les rails ? Trop tard. Voilà le drame. Trop tard. Il y en a toujours qui sont en retard. Vous tirez un coup de fusil. La ruée commence. Oh, tout le monde, non, mais une bonne ruée, de quoi faire une bonne pleine photographie de têtes et de moteurs. Là, et on se contente de notre ruée, on a la nôtre à présent, et c’est bien. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est vous. Vous avez dit : la nôtre. Moi, je n’en suis pas. Je ne suis pas nôtre. Je ne suis pas vôtre. Voilà, c’est tout. Donc vous avez dit nôtre. Et là hop,

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il y en a déjà qui sont trop loin, Mais vous dites : qu’ils viennent (c’est différent de : qu’ils y viennent, tout va bien). Vous dites : demain, après-demain, le futur est mécanique, il ne change pas, il n’y a pas à s’inquiéter. Bien, quand même, quelque part, il y a un peu de quoi s’inquiéter, du fait que cette ruée crée une forme de précédent, ce n’est jamais très plaisant, ce précédent, de le créer par des moyens si rapides, sans y réfléchir, du jour au lendemain, et par ruée plutôt que par… Allons, je ne sais pas, par disons, convention. Là, une convention, ça serait pas mieux, dit ? On dirait que rien ne s’est passé – Mais ils aiment trop les événements, ah oui, ils les aiment, donc ils s’y ruent. Vous, là ! Vous ! Non, à côté de la dame en bleu avec le gros bouton ! Là, oui, vous ! Par exemple… Vous n’aimez pas les gros boutons… je veux dire les événements ? Allons bon, voilà une exception ! C’est tout bête, mais ça fausse tout. Vous… vous… vous… Vous, là-bas ! Le petit, grand, chai pas quoi, escogriffe, nain jaune, ne vous fâchez pas, ce n’est pas personnel, ne le prenez pas mal. Répondez ! Vous n’aimez pas les événements ? Allons !... Allons bon ! Il n’aime pas non plus les événements. Alors il n’y a personne ici qui les aiment. Gros-jean, comme devant : c’est moi. J’ai devant moi une bande de gens gros menteurs. Car vous mentez. Vous courrez aux événements. D’ailleurs, on dépense une magnitude d’épices pour vous attirer là, une sorte de phantasmagorie, pour rendre la chose un petit peu glamour, des lumières, pour tout dire, beaucoup, des lumières de là, jusque là, jusqu’au ciel, mais… On ne peut pas s’empêcher de regarder. On le voudrait, on ne le peut pas.

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On regarde. C’est une espèce de malédiction. Comment se détourner ? Comment s’arracher ? Prenez-vous, tels que vous êtes, maintenant. Cessez de penser à ce que vous étiez, à ce que vous serez, fermez les yeux. Jurez de ne plus regardez la lumière, là. Vous ne la regardez plus. Vous en faites le serment. J’entends bien, vous croyez à une blague. Mais disons que ce n’est pas une blague. On fait en quelque sorte cette blague que ce n’en est pas une. Le paradoxe, d’une certaine manière, ou la ruse, on fait ça. C’est dit. ET ben voilà ! Et ben voilà ! Toute la morale est là ? Vous me demandez : comment faire ? Toute la morale est là. La voilà, la solution ? – nous nous sommes complètement, complètement, sans corps et biens, égarés. Nous sommes perdus. Et ce n’est pas peu dire que nous nous sommes nous aussi rués, là, à l’instant, et nous pouvons le noter. Donc par amour pour l’événement, par désir, par habitude… de la révélation… L’esprit s’enflamme ! les boîtes se bâtissent, prennent des étages, des frontières sont tirées, des fossés sont creusés, des murs sont levés, des années entières… sont plantées dans le sillon, et l’œil, qui serait prémonitoire, donc ce n’est pas un vrai œil, l’œil, pourrait voir, dans le fond, du fossé, pousser les microscopiques débuts de l’immen-SE année ! au pluriel ! Et qu’est-ce que ça nous ferait une belle jambe ! Qu’est-ce que ce serait stratosphérique comme révélation ! Là, là ! On aurait fait une belle avancée. On aurait vu… vu… que quelque chose… quelque chose… là… arrive, chut, quelque chose arrive. Chut, quelque chose… quelque chose… trop tard. Là, voilà, là. C’est trop tard. Pour ceux qui n’ont pas vu, ou qui n’étaient pas là, bien, c’est trop tard.

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Bien, il pourrait y en avoir qui se ruent, qui arrivent à fond de train, plus tard, on ne ferait plus, pas attention à la différence, on les mettrait sur la liste, ça pourrait s’arranger. Mais s’il s’agit d’avoir vu, alors, croyez-moi, pour tous les autres, ce serait trop tard. D’une façon une d’une autre, il faut l’admettre, il y aurait des déçus. C’est physique, on ne peut pas être à la fois en deux endroits différents, c’est là la loi de non-ubiquité. L’ubique n’est pas permis. Donc on peut spéculer, si vous voulez mon avis, perdre du temps, sur les moyens de trouver à cela, en quelque sorte, des solutions. En voilà une: vous trouvez le mode d’ubiquité. Un moyen de permettre l’ubiquité. Bon, par exemple. Donc chacun va et vient, ici et là, et là, et la, là, là, là, et alors, d’une certaine manière, d’une certaine façon, c’est fait. Je précise que vous avez désactivé sur le menu ubiquité l’option désactiver. Ce n’est peut-être pas permis, mais c’est fait. Comme ça… On veut trouver des solutions, quand même… Un peu radicales ! Là, la pensée s’arrête doucement. Elle ralentit tout doucement… et tout doucement s’installe, subreptice, la beauté de la science-fiction. Vous volez… Vous êtes extraordinairement bien, pour tout dire un peu shootés… L’ubiquite… L’homme ubiquite… C’est possible… On a des petits rêves puérils, c’est très bien les petits rêves puérils, ça ne mange pas d’aile à la mouche, la puérilité, c’est bien, c’est tolérable. Donc l’ubiquite s’introduit dans la banque ni vu ni connu, mais il remet tout en place ou à peu près quelques temps après. Ou bien il mange des cochonneries dans une sucrerie, comment, déjà, une chocolaterie, ou une bonbonne, une bonbonnerie, là, des…

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Oui, une confiserie ! Il fait des choses avec la bonbonnière, coquinou, ou si c’est autrement, avec le bonbonnier. D’une part il vole-viole, mais d’autre part, tout va bien, il se reprend, il n’encourage pas le crime, il le diminue de moitié en quelque sorte. Je fais ma paix avec l’ubiquite, et je le dis : c’est un homme bien. Mais toute mon aile de science-fiction se casse la binette et se mange la grosse gamelle ! Parce que l’ubiquite… Alors une fois qu’on a dit que ça n’existait pas, vlam ! Des albatros ! Vlam, la bonbonnière, le bonbonnier, la femme et son…  Tu le savais bien que ça n’existait pas, gros malin, alors pourquoi, pourquoi, pourquoi, dis, t’as commencé ? Qu’est-ce qui te prend avec le principe de réalité, tu ne vois donc pas droit, tu en veux de nouvelles, de lunettes ? Tu ne vas pas un peu grandir en sens inverse des aiguilles de la montre ? On te l’a donnée, la montre. L’État, il te l’a donnée. Il t’en a fait cadeau, aux vingt-quatre heures de la montre. Pour nos amis étrangers qui sont dans la salle, il faut savoir que nous avons un petit festival de la montre, où les meilleurs, les personnes les plus douées, en l’occurrence celles qui savent à la perfection imiter une montre (1), deviner l’heure (2), crier « au troisième top » (3), et je ne me rappelle plus les autres catégories du concours, mais vous pouvez demander dans l’assistance on vous le dira… oui, la quatrième c’est les vingt-quatre heures, il faut attendre que passent vingt-quatre heures et le signaler, mais sans s’endormir entre temps, c’est plus physique… Dans ce concours, on gagne beaucoup de montres…

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Dans la pratique, il s’est avéré que beaucoup plus de gens que prévu savaient faire ce genre de choses, petits et grands, gros ou riches, de telle manière que c’est un phénomène quasiment universel. Nous avons donc beaucoup de montres en circulation. Voilà pour le particularisme national. Au demeurant, c’est dans tous les dictionnaires. On s’arrache les cheveux. Mais même moi ! Je m’arrache les cheveux à penser à ça. Dans l’histoire, est-ce que ça c’est déjà vu, déjà conçu ? Est-ce que ça ne fait pas de nous une époque prodigieuse, complètement dingo, prodigieuse oui, mais au-delà de toute la signification du mot prodige… là, là, mes bêtes, il faut que je retienne, mes montures, voyez, il faut que je les retienne, sinon elles s’emballent. Les chevaux de l’âme… Il y en a un des deux qui fait le mauvais, il entraîne l’autre et toc !... Très important de le tenir… Je me fous de vous… Chui zun cynique. Je me fous de vous en racontant l’histoire des cheveux de l’âme. Faut que vous m’haïssiez pour ça, ou n’êtes point des hommes. Faut pas vous laissez me dire de ne pas vous laissez me dire de ne pas. Brisons là. Donc, des cochonneries dans une sucrerie, des bonbonniers, des coups de bière, une montre mise en bière, du pétrole au fond d’un verre, les chevaux de l’âme morte. Grandir. Devenir quelqu’un. Mourir. Je nous ai fait rouler dans l’abîme. Ensemble ? N’en soyez pas si sûrs. Nous ne nous parlons peut-être pas, après tout… D’une manière où d’une autre, il faudra bien que j’en vienne à vous parler… mais de moi, bien sûr !

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Nous, auteur par définition anonyme de ce rapport, ne pouvons nous défendre d’une immense compassion en consignant les dernières heures de ce soldat raté, sans doute par notre faute.

Il mourait avec les mains, la langue était déjà morte, demandait peu, pendant cette mort qui lui avait raccourcit le bas du visage et agrandit les narines. À tour de rôle, ses parents l’avaient retrouvé, et prenaient soin de lui, beaucoup parlant de nourritures, les feuilles dans lesquels se roulait la farce et le choux, la manière dont sauter les pommes de terre, parfois avec plaisir, parfois avec remords. Le chagrin de cette mère-là n’était pas insupportable à voir, tout le mois que dura la mort, elle ne montra aucune colère. Le parfum du mourant ne la gênait pas. Elle se retenait de le traiter comme un enfant.

Très longue mort, qui avait commencée quand la maladie avait attrapé le cerveau et coupé l’espoir d’amélioration. Marlon acceptait les soins. Ils savaient ce qu’il disait presque toujours ; mais le père avait des accents de désespoir. Il se trouva que tout le monde était gentil, que les gens, anxieux de bien faire, en réalité faisaient bien et ne le laissaient jamais seul.

Bien sûr il était douloureux de se demander pourquoi ; c’était parce qu’il n’était pas souhaitable de le laisser seul avec ce qui lui arrivait, mais aussi parce qu’il ne fallait pas qu’il soit seul dans son dernier souffle. Enfin c’était la même chose, mais entre les deux raisons, il y avait la certitude de sa mort.

Il n’avait plus de vêtements : ceux qui avaient été trouvés sur lui avaient été jetés à la poubelle. Ils lui en rachetèrent, au cas où.

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Ils observaient beaucoup autour d’eux : le monde à Ptère était truffé de petites différences qui les distrayaient, les détournaient de leur chagrin. La façon dont le médecin leur serrait la main était (ils avaient fui les départements dans les derniers, attachés à cent détails de la vie là-bas) une étrangeté qui leur faisait encore quelque chose. La politesse de Crouet leur avait été beaucoup plus proche, quand ils avaient pu y emménager, beaucoup plus familière que celle qu’ils avaient trouvé à Ptère. Sans savoir exactement pourquoi ils n’avaient pas à le faire, ils se sentaient soulagés de ne pas avoir sans cesse à sourire, dire merci, regarder les gens droit dans les yeux ; les fonctionnaires du bureau des migrations le leur avaient appris. Les vieux de Crouet, eux, ne cherchaient ni le regard, ni à s’étonner du silence. Marlon en était mal à l’aise, lui, et ses frères aussi. Ils avaient senti le trou qui se cachait dans le silence. Les parents étaient satisfaits mais hélas, très tôt les plus grands avaient souhaité faire leur service.

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Venant comme ils venaient de la zone de guerre, les parents se lamentaient. Ils avaient combattu pied à pied ce désir fou de tenter la mort qu'avaient leurs enfants, et les avaient poussé l'un après l'autre à la fugue.

Quelle famille d’entêtés, se dirent les autres, pour qui les engagements successifs et à la fin répétitifs des Soulier était une vantardise de rapatriés, et nombreux ceux qui juraient, après coup, avoir tout senti de leur fin inéluctable. Ce silence méchant de Crouet – maintenant, Marlon parlait par sa sueur, sa température ; toussait ; faisait des signes avec des doigts imprécis ; des doigts longs. D’abord on avait cru qu’il mourrait aussitôt. La toux le secouait violemment. Les appareils faisaient des bruits énormes à côté de lui, comme si chacun d’entre eux ambulance stationnait indéfiniment dans la chambre en attente du départ.

Il fallait préserver l’intégrité de son corps, le masser, le caresser, lui parler, redresser sa tête, examiner les escarres, les tubes, les trous, les voir et ne pas les voir ; mais ce n’était pas une mort indigne.

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Marlon avait une visite d’anciens camarades. Après sa folie, ils n’avaient plus voulu venir. Ils s’étaient lassés. Mais avant même qu’il tombe dans la rue, certaines lumières avaient été faites sur l’enlèvement, et on avait commencé de comprendre qu’il s’était passé des choses expliquant son étrange comportement. Sa mère promettait de se consacrer entièrement à l’éclaircissement des faits.

Quels remords elle avait à ce sujet, elle qui avait cru ce qu’on leur avait dit sur lui !

Ensuite, sa mort s’était prolongée et il avait été moins question du passé. Mort exceptionnelle que lui donnait la maladie ! Loin des combats et des explosions qui réduisaient les corps en charpie, il dépérissait calmement, et sa disparition inspirait un chagrin tout aussi calme, avec de brusques douleurs qui soulevaient la poitrine et s’en allaient, laissant à peine le temps de dire « il faut que ça sorte » ; et des remarques jalouses de voisins de chambres dont les enfants n’avaient pas eu la chance de ce décès admirable et si long.

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Il combattait en rôdant dans des passages de vaste inconscient où la vie lui révélait des secrets. Ceux-là filaient, ceux-là s’effarouchaient sous sa patte de buffle. Le cœur était là tout entier, puis non, il s’évanouissait dans quelque chose qui n’était pas du temps mais une courbe interminable qui s’était placée en travers du temps, une route gratuite qui s’était mise en travers mais ne participait à rien, mais il avait beau faire, emprunter cette route, ce n’était toujours pas le tunnel bleuté, le tunnel d’où sort une bouche bleue. S-o-c-q-u-e-s-o-q-u-e-s-o-c-s-o-q-u-e-t-t-e, il y avait des questions d’orthographe dans ces sommeils, comme si le temps se corrigeait, se tapait dessus à la règle, était son grammairien et sa faute, et puis l’œil ouvert, Marlon distinguait la forme de plus en plus lointaine de ses parents qui poussaient des jetons sur un plateau de jeu en bois et formaient des mots, se faisaient des reproches, lui montraient des lettres. Fatigué, il empilait l’une sur l’autre des réponses, son crayon dans la main, un morceau de plastique. « Oui, oui », disait-il, répétant les mots, répétant, répétant. Il désirait des choses tout à fait acceptables, sans plus de raison l’une que l’autre, mais toutes à la fois, et les écrivait, ou plutôt, non, ne les écrivait pas sur le tableau qu’ils lui tendaient, le tube lui sortant du cou, il ne pouvait parler ni avec le crayon ni avec la langue, mais ses mains seules suffisaient à la tâche. « Dis-je-t-il ? » dit sa mère, puis elle se reprit, Marlon oubliait bienheureusement sa situation et se reposait sur ses parents des soucis qu’il causait par sa maladie, ne sachant tout à fait ce qu’il leur faisait plaisir de faire, ne se rappelant bien sûr plus quand cela avait commencé.

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Il avait le bonheur de se consacrer tout soudain à sa propre vie, et il voulait la tenir devant ses yeux, la secouer devant lui même si ses bras étaient devenus impuissants, c’était dans sa tête, sous le front couvert de grosses, épaisses gouttes de sueur où la main de son père glissait encore et encore, dans les replis où justement, l’espace se faisait de jour en jour de plus en plus petit pour une pensée, qu’il conservait un épanchement d’images dont une signification de loin en loin prenait la fuite. Pensant à la bouche qui l’avalerait, il concevait l’espoir qu’elle s’ouvrirait par surprise au-dessus de lui, au moment où il tomberait dans ses crocs il penserait, il penserait, il penserait encore, il penserait encore une fois qu’elle l’aurait avalé entièrement. « Je lui échapperai », soupirait-il pour lui-même, et ses yeux s’ouvraient soudain comme s’il se réveillait d’une hallucination, et s’écarquillaient devant, sa bouche souriant à demi. Son pied était agité de mouvements incompréhensibles, mais l’homme en lui, revenu on ne savait comment, répondait aux questions des infirmières d’un froncement de sourcil, tendait microscopiquement le front au baiser de sa mère et se communiquait encore. C’était inconcevable qu’il mourût ! C’était la fin, la toute fin, celle humiliante et branlante, avec le tube du cou, celui qui prend l’urine et l’ordure, les sacs qui se remplissent et se jettent dans l’amphithéâtre des yeux qui hésitent à voir, se détournent pour pleurer, la cour aux vrombissements secs sur laquelle donne la fenêtre entrouverte, la chaleur qui fait sentir le cadavre un peu avant d’aller au frigo, et l’absence de conversation.

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Pour finir, Karima vint le voir, ne put retenir ses larmes très longtemps, penchée sur lui avec une douceur maternelle qui lui fit éprouver le peu d’embarras dont il était encore capable. Comme il était triste pour elle soudain ! Comme il était triste l’hôpital d’anciens combattants ! Comme il était triste de devoir se retrouver maintenant, car demain il aurait été un peu mieux, il aurait mieux mangé, il aurait pu faire ranger, mais maintenant, maintenant, il ne la voyait même plus. Il demanda à voir la mère de Karima, on lui dit qu’elle était morte plusieurs années auparavant, il ne le crut pas. Pourquoi devait-elle être morte, elle était si jeune ! Elle avait eu Karima quand elle était encore une fille, fille-mère. Ils crurent que Marlon voulait dire : la sœur de Karima. Mais il ne se rappelait pas qu’elle avait eu une sœur. Laquelle ? Ses parents racontaient à Karima, leurs mots tombaient petites noisettes, se pressaient petite vigne, ils faisaient leur jus loin de lui, il sentait qu’elle les écoutait, il se rendit compte qu’elle avait mis sa main dans la sienne, il était bienheureux, mais avec l’envie d’un peu se plaindre. Il s’endormit. Elle lui disait des mots gentils, elle parlait de son grand-père, elle racontait une histoire, il l’écoutait, mais n’entendait pas les détails. Il n’avait aucun souvenir d’avoir perdu la raison, peut-être autre chose.

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On imagine la dérive de ses pensées, on y met les nôtres : « Je suis dans un tout petit lit, un tout petit lit où j’attends que le courrier arrive. Il y a un trou dans la porte, un trou juste assez grand pour laisser passer le manche d’un balai. Le lit, le lit ! Il est fait au carré, il est plié, on prend pour cela un drap et une couverture, et on couvre la couverture du drap, le blanc fait un bord au beige de la couverture. Qu’y aura-t-il dans la lettre ? Y aura-t-il quelque chose dans la lettre ? C’est ce que je vais bientôt savoir. AH ! C’est l’heure ! C’est l’heure ! Encore quelques minutes, quelques dix minutes, il restera encore un quart d’heure. S’il n’y avait pas tout ces bourdons terrifiants autour de moi, ces sales bourdons, ces gros bourdons, mais ils piquent ! Ils piquent si fort ! Moi toujours je geins, je n’ai jamais peur d’en faire trop. Je suis sûr de mon bon droit, je ne reconnais jamais si j’ai tort, quand j’ai tort. Vraiment, j’ai tort ! Viens me chercher, viens me le dire en face ! Tu viens me le dire en face. Qu’à cela ne tienne : j’ai encore raison. Tu ne sais pas pourquoi. Cela te dépasse. Tu es si grande. Mais les bourdons, les bourdons sont cent fois pires. Ils entrent par la fenêtre, ils se glissent sous la porte, grattent au coin de ma bouche de leurs antennes, se préparent à me piquer (ils piquent, si, ils piquent), dehors je risque d’être aspiré, je te promets, je le sais, je le sais dans moi, que tout ce vert pique aussi, qu’il y a mille têtes de serpents tapies dans leurs yeux, ah eux qui sont dehors. J’attends le courrier. Le courrier viendra dehors.

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C’est pourquoi il faut attendre le bon moment, et se précipiter. Deux au moins d’entre eux, si j’en ai, vont venir voir pour me demander ce que c’est qu’il y aura dans la lettre. Mendiant ! Laisse-moi ! Et si je n’ai rien, moi j’irai mendier, aussi, je demanderai : toi, qu’est-ce que tu as reçu ? Je harcèlerai de questions et me ferai faire un résumé très complet avec beaucoup de choses à l’intérieur, je m’occuperai bien de regarder tout ce qu’il y a à l’intérieur de sa lettre sans qu’il puisse me mettre dehors, sans que je sois obligé de quémander ailleurs. Je lui mangerai un petit morceau de sa lettre, mais ça ne lui fera pas mal. Cela lui repoussera. Juste, c’est qu’il me donne un petit peu à manger de son sandwich, qu’il m’en laisse un bout. Ce n’est pas que je suis avide, ce n’est pas que je suis avide, non, non, ce n’est pas que je suis avide, ce n’est pas ça. Mais j’ai une très grosse faim, très, très grosse faim, très grosse faim, qui me, elle me, une très grosse faim.

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Ça coupe, ça coupe des tranches de moi, ça me défait, je ne suis plus moi-même, je ne peux plus penser à autre chose. J’attends le courrier, pour l’instant. Pour l’instant, ça va. Ces moments, est-ce que je les ai souvent ? Qui sait ? Souvent ? Pas souvent ? D’habitude, je suis normal. Je pense bien, quand j’attends le courrier, à cela : je suis normal, il n’y a pas de souci à se faire, si jamais j’étais pas normal, je devrais seulement descendre par la fenêtre, m’enfuir, et tout irait pour le mieux. J’irais dans un arbre chaud, tout autour de l’arbre la chaleur serait telle que je devrais vivre nu et nul ne pourra approcher. Un animal est attaché, pas attaché au bas de l’arbre chaud, l’arbre qui sue, qui tout comme l’arbre, sue. La peau de l’animal, douce, glissante comme un toboggan, aile de pie, noire, bleue, le muscle de l’animal se contracte comme un éternuement, quelle face ! Quels traits ! Quelle noblesse dans les yeux de l’animal !

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Il m’emmène où je veux aller. Je le tiens par les cheveux, il se met à courir, courir comme un animal, sans frein, sans faire attention à moi, moi je peine, je lui demande de s’arrêter, mais lui, qu’est-ce qu’il s’en contrefout, il tire sur ses cheveux, il martèle et tamponne, et tâtonne vite dans les morceaux d’espace qu’il remue, et il remue toujours dans le même sens, il s’éloigne toujours de l’arbre chaud, c’est à moi de lui faire comprendre, c’est à moi de le convaincre, je lui dis : tu seras bien là-bas, je m’occuperai bien de toi, je dormirai avec toi, bref, je te soignerai, je te nourrirai, je serai un excellent, un merveilleux, un meilleur des amis, et course après course, je trouve de plus en plus de mots en commun entre nous, il comprend de plus en plus ce que je lui dis, parce que je me mets à parler parfaitement par à-coups sa langue, et c’est alors qu’il y a maintenant trois personnes : l’arbre chaud, moi, et l’animal. Alors voilà, si le courrier n’arrive pas, qu’importe.

56

Je sais bien qu’il arrivera un jour. L’animal. Il les écrasera tous, tous les serpents, sous sa patte, sa patte, aussi lourde qu’un rocher. Je me lève, je regarde à la fenêtre. Je connais les serpents par leurs noms. Je séduis les serpents par leurs noms, je les appelle. Ils ne me répondent pas, ils ne m’entendent pas. Ils jouent à un de leurs jeux de serpents. Ils se lancent quelque chose. Je pourrais aussi lancer quelque chose, oui, je pourrais très bien. Et la seule raison pour laquelle je ne la lancerai pas, c’est que ça ne sert à rien de lancer cette chose, cette chose toute ronde, toute vilaine et sale comme une tête, ça ne sert à rien qu’à faire valoir des pieds de serpents, des jambes de serpents, des cris, des bras de serpents. Si j’amenais mon animal sur les lieux de leur jeux, oh comme ils feraient triste figure, comme ils chercheraient à me le voler, à me le prendre contre ma volonté, trop conscients qu’ils sont dans leurs jeux de serpents qu’ils ne vivent qu’un monde de serpents et de manières frustes comme sont les serpents qui mettent des jours à changer d’habits parce qu’ils ont même peau et même habit, qu’il ne savent pas s’habiller, et ne savent pas non plus comment parler, ou comment déchiffrer les paroles des autres.

57

Comme ils sont beaux, laids mais beaux, beaux, laids, très, tellement là, comme des piques de palissades, comme des piques où on ne peut pas monter, où les enfants meurent, d’où on les détache, où il est interdit d’aller. Ils sont tous dangereux, et même celui-là, avec son air de benêt, il se retournerait contre moi, l’imbécile, il me taperait, il me moquerait, au moins, la bouche pleine de madeleine. Mon animal lui briserait les mandibules, mon animal s’il était là, au cas où. Il lui écraserait sa confiture dans la narine, je lui mettrais des coups de pied, je lui casserais la dent, il boirait son propre sang, il pleurerait, il appellerait au secours en montrant du doigt sur le dos de mon animal moi, agrippé, et il demanderait qu’on envoie chercher la police, qui ne m’aurait jamais, ne m’aurait jamais ! Et elle, elle, elle ! ELLE ! ELLE ! ELLE !

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Elle devrait me suivre, elle en aurait bien envie, elle, je ne dis pas son nom, je ne dis son nom que contre de l’argent, contre quelque chose, sinon je le garde pour moi, car vous êtes des serpents, vous serpentez, vous susurrez, et supputez, et vous allez lui dire à ELLE, vous allez oser, et ça va faire du vilain, avec mon animal. Je préfère de loin t’éviter la douloureuse surprise. Elle sait tout ce que j’ai à lui dire, inutile de venir vous interférer, elle sait tout sur l’arbre nu, elle sait tout, j’en suis convaincu, elle sait plus qu’il n’en faut. Si elle ne sait pas, si elle ne comprend pas, elle, et bien, et bien soit ! elle ne sait rien, elle ne comprend rien, qu’est-ce que cela peut faire, hein, qu’est-ce que cela peut faire, qu’est-ce que cela peut faire ! Je lui donnerai tout ce qu’elle me demandera, plus besoin de rien, je lui donnerai des courriers, des lettres, des mots, des papiers, en quantité de blocs, je lui donnerai de la pâte à papier, elle ne va pas vouloir, je le sais. Je le sais, à quoi bon, qu’elle me regardera avec ses yeux et aussitôt je la trouverai encore plus BELLE ! PLUS BELLE ! Et que je serais presque mort, comme si je devais jamais plus, jamais plus, la voir, avoir du courrier, m’éveiller, quitter cet endroit, quitter cette prison.

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Pourtant, je sens tout. Les odeurs des fleurs, les odeurs de ces excréments, des abeilles, des mouches, des vaches, des bois, de la boue, des eaux, de la route, du sol, de la mer, du sang, des épaules, des dos, des mèches, des mèches de cheveux. Je les sens pour toujours, à moi, à moi, rien qu’à moi sur le lit, ce dépôt que je reçois, je n’ai rien fait, rien fait pour le recevoir, mais j’ai tellement envie de me lever, de sauter par la fenêtre à cheval sur un grand nez, et de sentir, et de sentir encore. Mais on sent une fois, et tout s’évanouit. Tout disparaît. L’odeur se courbe comme une tige, et se brise et reste dans la main, et elle jute, elle pleure comme les morts, et poisse. Et tous les jours nous nous lavons, nous sommes tous obligés de nous laver, avec tous les instruments de lavage, et je le fais en me pressant, et je le fais en ayant peur, et j’ai honte, et je ne suis tranquille que lorsque j’ai sur le dos une chemise froissée et des chaussettes où vous avez mis mon nom, mon nom en rouge. Je ne suis tranquille, et je ne suis apaisé, je ne suis ennuyé, jusqu’au soir. Je compte les jours. Il y aura une fête, il y aura des masques, il y aura des danses et des jeux. Je compte les jours. Je ne me rappelle plus de rien, j’oublie tout, je compte seulement, et ce dépôt, lourd comme roche, comme une roche, ou un monstrueux millier de sabots. »

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Ses parents moururent indigents. La loi, par chance, leur a attribué une tombe et un bouquet de fleurs. Leurs noms et prénoms sont gravés sur la pierre tombale. Qu’il serait bon de naître sans parents, d’être le produit d’une indécence de l’air. Qu’on aurait moins de peine à faire aux autres. Ah, la montagne de Ptère. Qu’on aurait dû rester dans ses tuyaux, rappelez-vous les animaux que doit y venir chercher l’égoutier : morts, imbibés, les yeux blancs, ainsi nous naissons, ainsi nous n’aurions pas dû naître. S’il y avait eu un commencement, on aurait préféré celui-là : naître sans parents, comparable au jour qui naît sans prévenir, à la nuit qui ne rue ni ne court.

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Sans doute, il est malheureux de l'avouer, mais quelle joie de le penser aussi : il y a pour finir cette histoire beaucoup à faire. Ayons ensemble l'endurance du bœuf et la passion des petites gouttes d'eau qui font les fleuves impétueux !

 

 

 

 

 

 

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3 chambres dans l'hoîtal: deux buées, deux vents

la mort/et l'autre, toutes deux dans un lit, dans deux chambres attenantes

À suivre...