La vache

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texte sacré qu'ils disent infâme.

 

 

 

 

 

3

...« Joins-toi à nous, et il ne t’arrivera rien », dirent-ils. L’apparence altérée et méconnaissable, les mains jointes, il fallut bien aussi s’humilier par gestes. Sans déplaisir, on s’altère. On se drape, ainsi, au lieu de se lacer. On voit leur grand couteau caché dans les nuages, qui attend, et par un simple geste on le conjure : on fait en l’air le geste de bénédiction ; « qui bénis-tu ? », disent-ils, et qui l’on bénit en son cœur, ils l’ignorent. Plutôt que de tomber sous le couteau, qu’être écrasé sous la jeep, on fait le geste d’être des leurs.

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Des pages manquaient encore, mais sur les pages suivantes:

"En esclavage, je continuais de grandir sous l’action du soleil et de la guerre. Quand la targe du chef a été fracassée par le onzième coup de feu d’un Viébois lors d'une bataille aujourd'hui trop célèbre, je lui ai apporté un autre bouclier à travers une distance immense, plantée de corps métalliques, les uns vivant et combattant, les autres frappés par la mort ou pétrifiés par son attente. Ne pouvant revenir en arrière, je suis resté près du chef, lui tendant une gourde ou du pain lorsque les forces lui manquaient. Ces efforts, bien que méritoires, n’ont servi à rien. Toute l’armée a été faite prisonnière par l’Autorité de Morée. Ma croissance n’en a pas été ralentie pour autant. Mais le chef des Ptèrotes, montrant le cas qu'il fait des nôtres, ne me fit pas racheter lorsqu’il obtînt le prix de sa rançon de membres de sa famille plus prudents que lui. Puisque je le suis resté depuis, je peux donc dire : c’est par cet oubli que je suis devenu un Soupirant. On m’a appelé Abdon – casque protégeant le visage des atteintes du doute.

5

M’enforcissant et prospérant dans le service de l’Autorité de Morée, j’ai eu l’amitié de compagnons aux bons cœurs, appris les nombres, l’écriture, la politesse de table et la formulaïque, et, par bribes, un peu de la fourberie nécessaire à l'usage des armes. Je ne me souviens pas d’avoir beaucoup pensé à autre chose qu’à progresser dans la voie qui s’ouvrait devant moi. Mais de ne pas mécontenter l’Autorité et de bien la servir, j’ai dû passer insensiblement à des sentiments moins honorables, moins humiliés, où pourvu d’amis je ne me voyais plus ni si faible ni si vulnérable.

J’eus peur en grandissant d’autres choses que l’esclavage et la mort, jusqu’à ce qu’ayant passé l’âge du mariage, mais encore souple, il me vint l’angoisse de ne plus pouvoir, un jour, me plier avec la même faciliter. Cela m’a donné le sentiment de ma propre vie plus que toutes les tragédies survenues jusque-là dans mon existence. J’avais servi à l’administration, à la guerre, une fois ou deux dans des intrigues, comme porte-flambeau sans oreilles, mais déjà la mort avait une patine domestique qui ne pouvait plus servir à me faire comprendre, par contraste, ce qu’était ma vie. Le défaut éventuel de souplesse dans mon corps a fait ce miracle que des amoncellements de cadavres n’avaient pas produit.

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Lorsqu’on m’a marié, le souvenir de mes parents, détaché de leur disparition brutale, est revenu comme un fantôme près de moi, et ma vie, sans cesse plus épaisse, s’est comme repliée sur elle-même, sans que je m’en rende compte tout à fait. Aux forces de mon corps venaient s’ajouter par couches finement empilées une robustesse d’esprit plus calme. Une largeur de temps répondait dans mon crâne à la largeur de soie que je pouvais arborer au service d’un prince dont les destinées étaient protégées par la Puissance de Dieu. Quelle cause avancer ici pour expliquer ces phénomènes ? La solidité de ma position, l’amour, ou le sentiment protecteur envers les enfants qui naissaient ? Confusion que ces années de prospérité !

Lors d’une campagne dont j’étais, l’état-major de l’Autorité fit halte près d’un cimetière où reposaient des pauvres. Le saint Abub y avait été enterré. Pris dans la ferveur collective, je le priai de toute mes forces et comme par un fait exprès, je ne sus demander autre chose que la préservation de ma personne, de ma famille et de mes biens, alors que la raison nue eût voulu que je demandasse le succès de la bataille et le triomphe de mon prince. Aussitôt je regrettai cette supplique et priai le saint de me pardonner et de reconsidérer ma prière. Je passai un long temps à genoux. La prière fut cette  fois apaisante. Je me levai à peine engourdi et, comme il faisait très chaud, allai boire au puits, dans la cour du bâtiment de culte qui entourait la tombe. Un malaise me saisit avant que j’eusse pu l’atteindre. La voix de mon père résonnait à mes oreilles comme si elle eût jailli d’une bouche vivante. Je criai et me convulsai. On dut me faire porter à l’ombre. Je ne répondais pas aux questions. La langue me faisait défaut. J’aurais voulu répondre dans celle que j’entendais mais, terrifié, je n’osais même desserrer les lèvres.

7

Qu’est-ce que c’était que cette attaque ? Quelle éducation m’eût prémuni contre elle ? Les amis vinrent tour à tour me dire un mot, mais je ne pus finir avec eux la campagne. Mes bras et mes jambes s’étaient paralysés. Je ne pouvais les mouvoir qu’avec de grands cris qui faisaient préférer à tous que je restasse immobile. Un long voyage en litière fut nécessaire pour que je retrouve les appartements de ma femme. Là, des incantations et des crèmes parvinrent à me faire retrouver l’usage de mes membres, mais j’étais ébranlé. La pensée sans fondements qu’on pût attribuer ma défaillance à de la lâcheté me taraudait. Je cherchai à obtenir un service fatal, tous mes proches firent effort en sens contraire, et la somme de nos entreprises s'étant annulée, je demeurai rattaché aux garages, très malheureux d’être préservé de tout ce qui avait fait mon existence récente, ne trouvant de refuge que dans la religion.

Le chapelet à la main, ce devint mon habitude de repasser dans mon esprit tous les visages que j’avais connus et d’implorer pour eux le salut. Mes enfants n’eurent pas à souffrir de la réputation de pieux qu’on me fit alors. Il se disait, comme ils me le rapportaient eux-mêmes, que le saint homme m’était apparu et m’avait désigné comme son successeur. Tous respectaient mon mutisme, qui ne pesait qu’à moi. Avec le temps, néanmoins, j’y connus une manière de félicité. Les rumeurs à mon sujet se firent moins sensationnelles, et l’admiration qu’on vouait au saint se changea en respect pour le dévot. Je n’avais pas étudié, ce qui me fermait la place de juge, mais ne m’interdisait pas de temps en temps de donner mon avis sur une affaire. Je faisais tout mon possible alors pour être au plus près des principes de la religion.

8

La nuit, j’avais peur sans trouver le sommeil et mon pire cauchemar me montrait des cimetières creusés l'un après l'autre sur les plaines et les reliefs du monde par des pelles insatiables. J’avais beau tout faire pour l’éviter, je voyais bientôt tous les visages que j’avais évoqués le jour remplir affreusement ces tombes.

Comparez parmi le palais ma condition à celle des autres : croyez-vous qu’il y eût ne fût-ce qu’un homme qui pût comprendre mes maux ? Un jour, néanmoins, à force d’observation, je trouvai un serviteur à la réputation excentrique qui me convainquit du contraire. Il était vieux et mystique, bien que vivant parmi les hommes de pouvoir et le luxe ; et bien qu’il fût cela, je fus attiré par lui. De sa bouche, les mots sortaient clairs, les fables ouvraient aux doctrines de sagesse. Je mangeai à son bol et bus à sa bouche. Que de l’humanité pusse sortir tant de clarté, n’était-ce pas pour moi une surprise infinie ? J’avais aimé d’un amour inférieur ma progéniture, même mon épouse, et encore d’autres personnes, sans connaître la source de tout amour. Comme une graine pousse, devient un épi de blé, et s’enorgueillit de ses grains dans l’ignorance de leur chute prochaine, ainsi j’étais couvert de barbe et ma blondeur teinte en noir ne resterait pas longtemps cachée.

« Excrément » disait-il, abrupt, « merde du dernier des ânes, sors de toi-même, je suis la poule qui vient manger la graine que tu caches, n’aie pas de fausse honte, tu dois revivre en moi, et tu dois retrouver ton maître. Je suis le tubercule dont sort l’arbrisseau, et toi la souris qui naît d’un éléphant. Monté sur mes épaules, tu connaîtras la Divinité. Il faut bien que je sois ce que les autres disent, un fou, pour aimer à ce point m’entourer de merdes, mais dans le champ, le paysan dépose lui aussi des merdes, et cela lui porte chance. Alors, pourquoi pas moi ? ».

9

Ces discours me plongèrent dans l’embarras, puis firent frémir mon âme. Humilié par cet être pieux, traîné dans mon ignorance, encouragé à renier, je fus convaincu d’avoir, cette fois, vraiment rencontré un saint. Je passais les nuits à prier avec lui et cette activité qui m’avait jusque là parut un acte seulement nécessaire fut pénétrée d’une chaleur nouvelle. Mon esprit si terre à terre, qui s’était tenu à distance des comparaisons comme une bête détournée des eaux polluées par leur odeur forte, laissa surgir des fontaines de mots. Ils vinrent blanchir dans mon cœur, écumer, jaillir jusqu’à me faire balbutier. La bouche ouverte, je contemplais l’inanité du temps humain. Quelles médisances, pensai-je plus tard, auraient raison d’un tel amour, quels bavardages pourraient salir un tel silence ?

Au milieu de ces extases, au milieu de tout ce renoncement, je ne renonçai cependant pas à mes fautes. Appelé par mon maître à me détruire, je ne cherchais qu’à m’approfondir, tombant en moi comme un gouffre qui se creuse pour connaître l’abîme même d’où sort la terre dont il a procédé, tant qu’à la fin les mots et le silence me parurent également insuffisants ; aveuglé par l'orgueil j'allai jusqu'à trouver mon maître insuffisamment détaché d’eux. « Paix ! paix ! Ne va pas trop vite, ne te leurre pas sur l’humaine condition. Les mots de la révélation, on ne peut s’en défaire. Toutes les comparaisons, elles ne peuvent les abolir. Nous ne sommes ni des hérétiques ni des orgueilleux. Le masque des choses, qui peut dire quand il tombera ? » L’écoutant, tantôt dépassé et tantôt dépassant, je revenais néanmoins sans cesse sur mes pas, et craignais sans cesse d’être distancé.

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« Suis-je une graine qui pousse ? » me demandais-je un matin. « Un jour succédant à une nuit ? Une voile attendant le vent qui la portera au paradis ? N’ai-je pas une forme plus délicate que celle des animaux et des végétaux, une destinée plus aimée de Dieu ? Ma forme d’homme n’est-elle pas sans comparaison ? »

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Et que penser de cela : dès que nous nous mettions à prier, juste après le bonheur de l’approfondissement, je ne pouvais comprendre que le monde entier fût exclu de cette contemplation et ne connût lui aussi mon cœur comme je le connaissais. Au lieu de ressentir l’élection, je me croyais condamné à être pendu, paria tombé par hasard sur un trésor. La vie d’autrui me paraissait très désirable, quoique n’ayant aucun des attraits de la mienne, et ses joies simples encore à venir étaient pour moi plus attrayantes que la félicité que je recevais déjà.

Les heures de solitude, à la fin, quand le jour se levait, me furent des heures de honte : avais-je gagné à mes actions, ou perdu ? Avais-je servi des mauvais maîtres ? Pourtant, je comprenais qu’il n’y avait eu d’autre bien pour moi que les décisions que j’avais prises, au milieu des injustices de la terre.

À cette époque s’organisa un complot contre l’Autorité, dont le fils cadet ne voulait plus subir la tutelle. Je reçus deux coups au ventre, l’un glissant depuis le côté droit jusqu’au nombril, l’autre n’allant pas plus profond qu’un demi-doigt dans la graisse du ventre. Je ralliai le parti de l’Autorité avec ce corps saignant assez, nullement effrayé, mais satisfait de moi-même et content de la rébellion. Cette viande qui consentait à montrer mon courage, je l’aurais bénie sur le champ, si la fièvre du combat ne m’avait pas temporairement privé de conscience. À côté de certains que j’aimais, je tuai ou aidai à tuer des ennemis dont secrètement, parfois même hors de ma connaissance, les laideurs m’avaient déplu, et j’en tirai une grande satisfaction. Le monde douloureux renaissait plus dense, tant que l’Autorité elle-même, qui ne matait pas là sa première révolte, parut touché de ces morts et embelli d’humanité.

12

À quarante ans, tout désir de solitude et d’introspection éteint, je ne supportais plus que l’action parmi mes pairs, clairsemés par la mort. Quel plaisir à ma propre vigueur intacte, aux rires de ceux qui étaient toujours là ! Nul appétit de religion, nul désir d’anéantissement ne vinrent plus décombler mes nuits. J’eus d’autres enfants, et après la mort en couches de ma femme, me remariai ; j’aurais eu plusieurs concubines si ma bourse l’avait autorisé. Je sentais que ma mort approchait et n’en éprouvai ni attente, ni crainte. Mes désirs demeuraient enchaînés à la terre plus que jamais.

Les poèmes que j’avais su dire dans ma jeunesse se tarissaient à présent dans ma bouche, alors même que je croyais les avoir déjà entièrement composés, mais mon corps parlait comme autrefois. La rougeur me montait au visage, mes orteils crispés dans mes bottes, mon cœur branlait comme un pilon. Mes bras détestaient tous les cérémoniaux qui faisaient plaisir à mes yeux. Quand une belle me tournait le dos, c’étaient des lunes, des crapauds, des oranges, des perdrix, des abeilles, des félicités liquides de cent couleurs qui dégouttaient de mes yeux, comme si l’aimée reprenait en partant la dot qu’elle n’avait pas donné.

13

Il est d’usage que l’amant se défende et dise des fautes. De fautes, point n’en ai commises. Point de méchanceté, point de tricheries. Assassinat ni par les yeux ni par la langue. Coups bas ni par les mains ni par le murmure. Un ami me disait : demain, tous ces jeux d’amour te paraîtront fades, tu regretteras le temps passé à satisfaire tes envies. D’autres m’encourageaient et dirigeaient mon œil. Quand j’étais las, je tournais mes regards vers mes enfants et me réjouissais : de ma première femme, aucun n’avait passé l’âge de treize ans, et voilà que leurs cadets du second lit poussaient tous ensembles leurs yeux noirs au-dessus des autres de leur génération.

Il n’y a pas eu, auprès de l'Autorité, personnage de moins de relief que moi, plus agréable sans être envié, et au fond mieux à sa place. Je suis mort à cinquante-trois ans et pour que je sache si mon dernier-né était un garçon, on a, dans les derniers moments, et trop tard, aidé ma femme à hâter l’accouchement.

J’avais demandé vers la fin que mon corps au lieu d’être enterré, fût déposé sans cercueil, à quelque distance de la ville, dans un trou où j’étais tombé une nuit, pendant une chasse au porc-épic.

14

Encore une fois, le texte s'interrompait, soit que l'éditeur n'ait pas jugé utile de rajouter des explications, soit qu'il est préféré ne pas caché le hiatus. La confession reprenait:

"Désirs imbéciles, lequel de vous m’a retenu ? Après ma mort, je ne suis ni monté ni descendu. Si les grands amoureux sont des phœnix, moi, je ne suis pas rené. À ce sujet, il est dit quelque part qu’un Jozabad de Gédérah, recruté à Ziklag par David le Vièbois, fut mis à mort par le souverain de Gat, avec l’approbation tacite du prophète de Dieu. Le crime de Jozabad était d'avoir tué un homme. Cet homme-là, prétendait Jozabad, était le mari de sa sœur et l’avait maltraitée jusqu’au sang sous le regard de leurs enfants. Elle avait appelé Jozabad à l’aide. Jozabad entre dans la maison et d’un mot à un coup, il tue cet homme.

Il était de notoriété publique que Jozabad, vaurien toujours prêt à chercher noise, n’avait pas de sœur, ni n’en avait eu. De même, l'homme qu’il avait tué, respecté, appelé Gouchotali, n’avait jamais été marié. De cela, le coupable Jozabad ne voulut jamais convenir. Jusqu’au moment où l’épée de la justice se leva au-dessus de sa tête, il regarda David le Vièbois dans les yeux, même au dernier moment, quand il se trouva devant lui, et lui dit alors : "Si je suis venu à Ziklag te rejoindre, c’est à cause de ma sœur. Il n’y a pas d’autre raison pour moi d’être ici, que ma sœur. Toute la cause de la justice, pour moi, ne vaut pas un cheveu de ma sœur." David en fut fort affecté. Il prit la tête et le corps de Jozabad pour les enterrer. Il envoya sur toutes les collines de Notre Terre des serviteurs s’enquérir de la sœur de Jozabad, au risque de les faire prendre par l'ennemi. Il partit en expédition pour faire chercher des hommes qui avaient connu la parenté de Jozabad. Mais il n’en trouva pas. C'était il y a un ou deux ans, avant ma mort.

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Des sages témoignent que c’est à la sœur de Jozabad que David pensait lorsqu’il est revenu en dansant dans Vièbe. Mais c’est aussi à elle qu’il pensait quand il est monté sur la terrasse et a vu sa femme. Mais c’est elle encore, aussi illusoire qu’une fumée, qui l’a aveuglé devant son fils Amenour. À Amenour, avant de mourir, David a même demandé : "Est-ce que Jozabad avait une sœur ?" Salomon, roi de Vièbe, celui qu'ils appellent Bisonnette, malgré toute sa sagesse, lui non plus n’a su répondre. Mais Gamaliel explique ce miracle et dit : "Dieu avait jeté le trouble dans le cœur de Salomon."

Des sages témoignent que Salomon s’est souvenu de cette énigme jusque dans son vieil âge. C’est la preuve, disent-ils, qu’au moment même de ses plus grands orgueils, il n’a pas oublié l’humilité, car après chaque jugement, il murmurait : "Mais Jozabad, on ne sait pas s’il avait une sœur."

"Il est écrit : Dieu a donné, et c’est ce que 'Jozabad' veut dire", me disait à moi Abdon, mon père, Luc, un savant dans les voies de la sagesse.

16

Vois là l’homme mort, perdu dans le néant, errant dans le pays incertain comme font les âmes peinées.

Il voit, croit-il, la tombe où des coreligionnaires ont enterré ses parents sur le denier communautaire. Il se souvient, comme les fantômes qui ne restent parmi nous qu’en raison du regret qu’ils ont d’une personne ou d’un égard qui leur a manqué. Le seul souvenir qui lui reste, à ce malheureux, c’est celui l’histoire du vaurien Jozabad.

« Que n’ai-je étudié ! se lamente-t-il. Que n’ai-je appris ! Malheur à moi qui ai perdu la mémoire ! Malheur à celui qui renie la foi de ses pères ! Malheur à l’âne qui, ayant jeté bas son maître, part à l’aventure dans le désert et se retrouve à braire après l’eau ! »

Mort et là, transparent comme une vitre au milieu de gens indiscernables. Ce qui est dit dans la rue, sont des mots insignifiants : « boucher », « peaux », « fripon », « ver ». Il tourne des semaines dans le village du songe à la recherche d’un indice dans sa peau de fantôme. Il ne lui reste qu'à penser et penser avec Jozabad. Il hypothèse : QUi étais-je?

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« Le seul à mourir est Jozabad. Ainsi, étant mort, j’étais cet homme. Jozabad veut-il mourir ? Pourquoi inventer cette sœur ? Est-elle imaginaire ? Peut-être Jozabad désire-t-il, avant sa mort, se moquer de David et de la justice de Gat, simulacre comparée à la justice de Dieu ? Mais Dieu ne veut pas le meurtre, Jozabad était un vaurien porté sur la rapine. Je n’étais pas ce criminel. Je n’étais pas non plus David, ni le roi de Gat, ni la sœur de Jozabad, ni son mari Goushotali. Que Dieu prenne mon âme et la foule aux pieds si je sais ce que ce nom veut dire ! Je suis la sœur de Jozabad ? Dieu fait de plus grands miracles. Jozabad a tué pour moi, amour brûlant bien digne de faire naître un fantôme, c’est-à-dire, non pas moi, dont le nom était d’un étranger pour eux, mais un fantôme trop réel pour David, le conquérant, le prophète, le père de lignées pour tous les temps, le modèle des rois, que Dieu les gardent ! Il paraît creux et faible l’ "Amenour !" de David en comparaison du nom impossible à prononcer mais rappelé sans cesse de la sœur de Jozabad, que son frère avait protégé par le glaive et le silence et qui obséderait aussi son fils aîné, dont la sagesse s’est répandu en Proverbes et qui a tenu les djinns en esclavage. Une épine fait boiter le meilleur cheval. Mais je ne suis ni l’un ni l’autre de ces guerriers illustres, sinon pourquoi.

Ne sachant moi-même le mal qu’on m’avait fait, je n’avais pu m’en aviser pour devenir un fantôme, et c’était quelqu’un d’autre, quelque Jozabad, qui soupirait après la justice qu’on m’avait dénié, et qui par ses soupirs, me retenait dans ce monde. Qui me voulait tant de bien que par la chaleur même de sa pensée il eût conservé dans ce monde mon esprit, qui battait à présent la campagne à dix mille lieues de ma mort ? »

18

Toi qui lis cette histoire déchirante, écoute et comprends, voilà ce qui est clair :

« Ma première épouse, femme trompée, était des deux la plus capable de me jouer des tours, mais elle était morte : les morts ont-ils ce pouvoir ? Certes, Dieu leur a donné des assiduités. Les saints eux-mêmes sont œufs d’où Dieu sépare le jaune du blanc, laissant la chair pourrir et élevant l’âme à ses côtés, étirant le mort comme une peau qu’il sèche entre terre et ciel, si bien qu’allant un jour butter dedans, on se réveille égaré et pétrifié en plein jour sans savoir qui vous a atteint. Voilà encore ce qu’au lendemain d’un grand gel je me disais, sur un chemin menant au bourg près duquel mon non-corps était réapparu.

Je retrouvai le nom de Bahiyâ, la mère de ma fille aînée Imane. L’air était sec, figé, limpide comme une glace que ne rayait aucun oiseau. Un silence tel que les oreilles en sifflent, point de distraction, même d’une famille de corbeaux qui croassent. Je ne me souvenais de rien hors ce nom de Bahiyâ; ce ne pouvait être elle qui m’avait rejeté dans cette enfance. Il n’y a pas eu depuis Adam de plus menteur que moi quand il s’est agi de dissimuler une faute et la honte d’être un étranger né en terre infidèle dans une religion que ses ennemis, sans lui montrer les égards qu'ils s'accordent entre eux, dénigrent comme en se jouant. Bahiyâ ne savait rien.

Il n’était pas nécessaire non plus d’examiner en détails les secrets que j’aurais trahis à ma seconde épouse ; car à Reja j’avais tu non seulement les vérités honteuses, mais aussi les titres de gloires, souhaitant ne lui faire connaître que l'amour que j'avais pour elle.

19

Oui, mon esprit seul avec lui-même dans les forêts ne trouva d’abord nul reproche à faire à Reja. Puis, sans nouvelles d’elle ni de mes enfants, d’aucun de ceux grâce auxquels j’étais sorti de Ptère et de ses bois à bêtes plus féroces que lions pour m'établir une lignée dans la capitale du plus puissant souverain des montagnes, j’étais étreint par une solitude qui éteignait mes facultés de raisonnement et m’emplit peu à peu d’une immense jalousie. Je devins sûr que Reja, ma veuve, avait été épousée par un homme jeune attiré par sa beauté et les biens que je lui avais laissés. Trait pour trait, je fus pareil à l’amoureux absenté trop longtemps qui trouve à son retour la femme aimée dans les bras d’un autre : « Si... », répète ce malheureux, « Si… si… si… »

20

Dans ces jours de bêtise, j’entendis des soupirs à un moment où je me trouvais le plus loin possible de toute habitation.  Je n’étais pas peureux, et croyant qu’il ne pouvait pas m’arriver de tourment pire que celui auquel j’étais condamné, je ne m’inquiétai ni de ces sons, ni de qui pouvait les produire. Mais j'avais été un temps très long sans recevoir un signe quelconque d’un être vivant. Je me dis que ces murmures qui devaient avoir quelque chose à faire avec l’énigme que je poursuivais n’étaient ni de Dieu ni des démons. Cette révélation me remplit de joie."

Avant d'écouter la suite, apprends pour ton éclaircissement comment, devenu esprit, cet homme voyait : ce n’était pas du tout de la même manière que les gens qui tiennent encore sur le sol au lieu de flotter dans l’air :

21

Il voyait des contours mélangés, des épaisseurs, des bouts de lumière, le soleil et la lune, les maisons les plus riches, avec leurs encorbellements et toits pentus, mais point leurs portes, ni leurs fenêtres, sauf à ce qu’un astre en s’y reflétant y fisse deviner le verre. Les animaux qui détalaient devant ses pieds étaient encore plus étranges, transformés en nuages furetant, passant dans le même état fumeux, plus rapides, comme sous un vent rageur. Quant au ciel et à l’air qu’on respire, ils étaient devenus une masse grise, renfrognée et vermoulue. Dans la solitude d’un aveugle tardif découvrant la cécité sans que nul ne puisse l’en consoler, il ne pouvait pas laisser les mouvements des vivants le renseigner sur leurs intentions. Quand il lui prenait le désir déchirant de distraire sa solitude, il lui fallait redoubler d’efforts pour percevoir à peine chaque mot prononcé par leurs bouches.

C'est ce qui arrive. Et encore:

22

« Un baiser surpris dans la serrure, un gémissement perçu par erreur, d’abord confondu avec un miaulement du chat ou un cri d’oiseau, se transforme, passé la surprise, en délice dont on se pourlèche les lèvres de longs instants. Même aux vieillards, quoi que les plus sévères en disent, ce plaisir peut revigorer le goût des tendresses et redorer les jours qui leur restent alors qu’on ne fait déjà plus attention à eux. Il n’en alla pas autrement pour moi. Mais après un certain temps, n’étant pas accompagnés de l’espoir qu’un jour je saurais les mettre à profit pour faire ma moisson de plaisirs, le dégoût d’être devenu un espion me fit chercher refuge dans les bois. Entendant qu’on soupirait, je crus que j’avais surpris une rencontre. Jozabad veut dire: à l'ombre de Dieu.

Plusieurs fois dans la même journée, le soupir se fit entendre sans que les animaux ne s’interrompissent, celui-ci de voler, celui-là de fouiller la terre, celui-là de siffler, comme je pouvais m’en rendre compte malgré mes sens diminués par l'absence de corps pour les soutenir.

Je posai des questions, j’essayai toutes les langues que je connaissais, même du mongol. Je m’abstins de menacer, parlais doucement, sans colère. Rusé, sincère, patient, désinvolte suffisamment pour ne pas agacer, jamais trop subtil pour être compris, les tombes des plus grands orateurs se sont entrouvertes pour m’entendre durant les jours et les nuits où je questionnais cette voix. »

23

« C’est une vache », dit Salomon.

« Ils emmenaient les vaches dans les forêts. Ils leur faisaient manger tout ce qu’ils pouvaient, les pauvres. C’est une vache, rien de plus. »

Il continua de lire pour vérifier qu’il avait raison :

 

24

« Un matin, sans que cela ne fût aucunement annoncé, le soupir, jusque là des plus réguliers, cessa.

J’avais des angoisses d’homme, exactement semblables à celles qui attaquent les vivants, prenant pour principe qu'à l’exception d’une petite différence, j’étais encore entièrement semblable aux autres ; reconnaissant dans ma privation de corps une difformité aberrante, mais non rédhibitoire.

Dans mon cas étrange, point de sentence, ni de paradis ; ni de clémence, ni de sévérité. »

Délivré de son corps, il n’était délivré de rien du tout. Nulle part n’était visible pour lui le ciel dont parlent les savants, mais seulement les tas de pierres et de bois habituels, le visage effacé de la terre bien connue. Un homme comme lui, même devant la Toute-puissance de Dieu, se sent en colère, ne peut s’en empêcher.

« Redoutant d’accuser qui que ce fût, je me confiai au calme de la forêt, où n’existaient plus de différences entre le jour et la nuit. Je passais, sans faim, ni soif, des heures à tenter de me souvenir avec cette mémoire défaillante qui me restait de quelqu’un qui eût pu vouloir me maintenir dans cette vie d’après la vie. Rencontrer un sorcier faisant profession de converser avec les esprits et d’entendre les choses de l’autre monde, c’est de cela que je rêvais. »

25

« Bien des gens parlaient tout près, dans l’isolement d’un coin écarté ou devant tout le monde. Sans faire de mystère, ils évoquaient les démons, les fées, un serpent qui existe dans l’Océan – qui peut croire cela ? mais ils les croient. D’autres étaient plus discrets sur ce qu’ils croyaient mais citaient aussi des arbres magiques, y compris des qui se disaient croyants. Hommes et femmes faisaient, comme chez nous, des amulettes avec des morceaux de bois, de cuir, de ficelles, tuaient des animaux hors du regard de leurs prêtres, déroulaient des voyages fabuleux, et non seulement disaient des contes de bêtes qui parlent, ce que Dieu sanctionne, mais parlaient à leurs animaux, et n’aimaient pas certaines vaches à causes des taches mal placées qu’elles avaient. Je vis aussi que les femmes étaient prêtes à prendre des postures pour tomber enceintes, à se frotter le ventre sur une pierre, plonger nues aux yeux de tous dans des sources éloignées, et dire des prières qu’elles ne comprenaient pas jusqu’à en tomber à la renverse.

Un jour, entendant de la musique dans un monastère auprès duquel je passais, l’envie me prit d’entendre le rituel de ces hommes. »

26

« Dans la salle où les moines chantaient et faisaient des actions de grâce, étaient assis des élites que je n’avais pas d’abord aperçus. Un homme, de cette espèce de gardes de sécurité qu’on trouve aussi en Morée, avec une vigueur de forgeron, petit, à larges épaules, bien fait pour son métier, expliquait dans le fond de la salle à un jeune moine qu’on donnait une messe pour le salut du père d’un des seigneurs assis. J’allai me promener dans les bâtiments, vides excepté la cuisine dans laquelle un moine surveillait une soupe dans un chaudron placé sur un trépied bas. Par une fenêtre je gagnai une cour où grâce à la lumière je vis mieux.

J’entendis aussitôt un crépitement s’allumer derrière moi comme d’un feu de belle taille. Je regardai dans cette direction, et le feu parut se rallumer dans mon dos, éclatant comme si le bois reproduisait en brûlant l’écho de coups de hache qui l’avaient mis bas. Je m’approchai un peu, et vis un tas de cailloux par terre. Ils s’élevèrent dans les airs, passèrent si vite non loin de cet endroit difficile à établir d’où partait ma vision et que je ne me peux pas appeler ma tête, et traversèrent toute la distance de la cour pour se poser hors de mon atteinte. Je les poursuivis, et ils ne m’attendirent pas, volant de ci et de là, comme jetés par une main invisible.

Mon sort devait être identique. Je devais animer quelque feuille morte, ou peut-être un vent que je traînais partout avec moi, trop insignifiant pour que les gens ne le remarquent. »

27

Rien de plus qu’un courant d’air attaché à l’endroit, vois ce que cet homme était devenu. Mais la Divinité, le sapiteur qui évalue comme un lot la somme de ses actions, ne l’abandonne pas.

28

« Sitôt faite cette découverte qu’il y avait d’autres hommes toujours animés dans ce monde alors que leur cadavre était en terre depuis longtemps, je voulus connaître tous ces frères ignorés. Je ne bougeais plus qu’avec une effroyable lenteur, pour être certain de ne pas passer à côté de ce que je désirais voir. Le plus souvent, il fallait chercher quelque chose qui bougeât sans cause, un rat mort, des cendres dans une cheminée, de la fumée qui aurait dû monter droite, puis, plus imperceptible, des masses d’air choquées que je percevais mieux, à présent que j’y faisais attention, comme si, en fin de compte, les limites de ma perception avaient été repoussées.

Je les suivais, un temps en retard derrière eux, mais suivre était encore un mot trop gros pour moi. Il n’y avait à voir que ce mouvement, tout pur, ne laissant pas de traces, difficile à l’extrême à mémoriser et à reproduire. Si c’étaient des anges, ils n’étaient pas environnés de lumière et avançaient comme des crabes, faisant de côté des pas immenses, puis s’enfouissant dans un sable invisible, absorbés par l’air.

De nouveau, j’essayais de me faire entendre, criai des cris muets, pleurai des larmes sèches, sanglotai d’une poitrine imaginée, crachai de mon inexistante salive. Il ne me fut pas prêté plus d’attention que si j’avais été réellement mort, et que ce n’avait pas été moi, mais les vers me dévorant qui avaient prétendu parler en mon nom, et qu’on n’avait pas voulu croire. 

Mais qui eût pu croire que ces puissances n’eussent pas eu de nouvelles me concernant ? Pourquoi croyaient-elles bon de soupirer à mon oreille pour après se taire ? Je leur dis que des serviteurs de Dieu ne pouvaient s’abaisser à de pareils enfantillages. »

29

Ô âme qui ne dormait jamais ! Que le passage des jours n’apaisait plus ! Que la présence d’autres hommes ne distrayait point ! Qui ne pouvait s’épuiser ! Qui n’avait plus pour elle que la raison misérable ! Tu as su à ce moment qu’il fallait te remettre entièrement entre les mains du Tout-généreux, le Tout-miséricordieux, le Seigneur des mondes !

30

« À la seconde où je prononçai les noms divins, le sommeil descendit sur moi.  Je sentis la vision me quitter, et l’obscurité se fit complètement. Aussi parfaitement qu’aux premiers jours de mon âge, j’étais entièrement remis aux mains de plus fort, plus tendre, plus aimant, plus accompli infiniment que moi. Ô croyants ! Mon âme égarée s’était trompée de chemin. Elle m’avait fait revenir au lieu de ma naissance, mais ignorait le véritable départ d’où j’étais sorti. Aussi ma quête vaine ne pouvait-elle mener à rien ! Aussi mes jours se passaient-ils sans nuit, ainsi étais-je cerné de merveilles envisagées d’horreur ! Hommes, flasques riens, que ne vous remettez-vous entièrement en la prière ! Par son Nom grandiose, moi, homme de poussière, tronc sans écorce ni terre, il m’a fait retourner là d’où je n’étais échappé que par Sa Volonté.

Il ne voulait pas cependant que sa Puissance fût longtemps méconnue.

Il ne faisait pas en vain ces choses qui n’ont pas de nom et dépassent toutes les magies.

Sans m’apparaître, voici comment il me fit revenir : du néant il éveilla en moi une oreille, sans donner chair à cette oreille. J’entendis un son. Ce son avec mon ouïe grandit, et devint une phrase.

Ô Toute-puissance !

Pour ne pas me troubler d’avantage, il n’avait pas effacé les liens de la chair, et je reconnus instantanément la voix de ma mère. »

31

« Elle dit mon nom trois fois :

                           "Ô Abdon !

                            Ô Abdon !

                            Ô Abdon !"

                                                            – Elle connaissait à présent que c’était le seul véritable. »

32

Je répondis à cette voix revenue des abîmes : « Ô Mère ! Ô Mère ! Où es-tu ? »

Elle m’interdit de l’appeler ainsi. Elle dit :

« Ô Abdon, Son serviteur, ne me reconnais pas, ne m’entends que pour m’oublier, ne me considère plus comme ta mère, et remets entièrement ta filialité en ton Seigneur. Sache seulement que j’ai péché contre Lui en ignorant Sa religion et en me complaisant dans les artifices faussés de ceux qui feignent la foi. Sache cela, et aussi que moi et ton géniteur, celui qui a mis en moi sa semence mais non Celui qui t’a conçu, nous et toute ta famille, et tous les Tiens, jusqu’à Adam, nous sommes maudits par Sa Décision et nous purgeons jusqu’à la fin des temps dans la Fosse le châtiment de notre faute.

Mais sache-le cependant : tandis que tu errais et trébuchais, nous t’observions et nous priions pour toi, et nous étions dévorés de jalousie.

Quand tu luttais pour voir, et ne voyais pas, nous étions auprès de toi. Par Sa volonté, pour te tenter, nous avons suivi, depuis notre départ et notre jugement, tous les pas que tu as faits.

 

33

C’est nous qui t’avons tenté sur le chemin de la sainteté, nous qui avons paralysé ta langue sur la tombe d’Abub, nous qui avons suscité des désolations et des complots, nous qui avons envoyé vers toi des femmes aguicheuses et des délices infects, nous qui avons détourné ton âme vers des déserts où sa voix ne pouvait être entendue ni des hommes ni des anges, nous qui avons fait surgir un murmure torturant, comme un torrent assoiffant dans la gorge d’un mort, nous qui avons simulé l’existence par une moire dans le tissu de l’air, nous qui avons jeté des pierres pour te faire croire à la survie des fantômes et à l’indifférence des religions, nous qui t’avons rappelé mal à propos les histoires obscures que nous avons inventé sur David et sur Salomon, Ses prophètes, que nous profanons par ces actes et par ces mensonges.

34

Mais regarde, Sa miséricorde est sans limites : puisque tu as invoqué son nom à propos, il nous a accordé Sa paix. En invoquant son nom, tu as sauvé non seulement ton âme du châtiment, mais toutes les autres, toutes les générations qui t’ont enfanté par Sa Volonté depuis Adam. Tu as sauvé également tes générations à venir, jusque dans l’infini des mondes, jusqu’au dernier jour d’avant Son Jugement, et même dans le sein de son Jugement, ayant invoqué son nom, les fruits de ta semence, tu les as retirés aux crocs du Satan, aux terreurs de la Justice, au broiement pour le squelette du pécheur. Tu as connu d’un seul trait la signification de mes lettres et tu as replacé en leur place véritable les sons déplacés. Tu as rendu claire de nouveau la parole de Son Prophète, et démantelé les forteresses de ses faux dévots. Tu as fait œuvre pie, et nous t’en remercions.

Reçois Sa Bénédiction et, à ton tour, remercie-Le. Et souviens-toi que tout ce que nous avons fait, nous l’avons fait parce qu’Il le voulait. Toi qui es sauvé, n’aie pas contre nous la haine des Mauvais. Quand tout disparaîtra, quand la montagne engloutira la ville maudite, quand le désordre atteindra son point culminant et quand les eaux feront fondre les cieux, souviens-toi de nous et rappelle-nous vers Lui en intercédant pour nous auprès de Ses anges. »

35

« À peine avais-je entendu ces mots que, comme si elle n’avait attendu que ce moment, ma mémoire, soudain emplie de nouveau de toutes les affabulations que l’existence m’avait faites, en une flamme haute et infinie brûla. Toutes les infamies et toutes les lâchetés, toutes les mauvaises gloires et tous les parfums sournois, cette flamme les consuma. Elle ne le fit pas dans un instant, mais dans l’immédiateté. Elle ne les détruisit pas pour une fois seule, mais pour toutes les fois, ni pour la fin des fins, mais dans l’absence de commencement et de fin, comme une vague ayant touché un rivage cesse d’être une vague et se replie dans le flot.

Ô hommes, qui confondez le rivage et la mer ! Ô hommes qui considérez le temps à l'envers ! Qu'on vous trompe aujourd'hui comme hier on vous trompait  ! »

Et toi qui lis, ne commets pas cette erreur et, dans le creux de la mort, à tout instant de ta vie, prononce Son Nom et souviens-toi de Sa Parole, qu'aucun ne l'ignore. Quant à moi, Abdon le fils du rien, je te salue dans l’Éternité du Généreux, le Tout-Puissant, le Sauveur de toutes les Morées. Qu’il t’apporte le salut et la paix.

36

Ayant lu, Salomon leva les yeux et se mit à regarder. Le temps vole.

Fin