Petit Minou

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1

 

 

 

Qui vole en s'écrasant ?

Qui en volant soupire ?

 

 

 

2

 

On connait Ptère par mon vol, examinant son rythme, et les péripéties de sa chute.

Je procède de cette manière : je donne l’envol aux pensées imbéciles.

Ptère est une grande ville : projetant mon ombre sur elle, cette ombre se perdait en-dessous de moi, avec elle la quantité de petits noms de Ptère, de bâtiments.

Les scrupules boitent, les soupçons volent. Ce n’est pas d’une ville, à proprement parler, comme les autres, qu’il s’agit !

Je pleure et je manque m’effondrer sur un chantier. Mais je vole.

3

« ― Qu’est-ce qui parle encore là-haut ? »
« ― Petit Minou ? »
« ― Si c’est toi, tais-toi ! »
Par l’hélicoïde décati qui relie ma chambre au salon, elle entend suffisamment. Je ne peux pas la tuer.
« ― Moins fort, Petit Minou ! »

4

 

 

 

En vol au-dessus de Ptère, on n’est gêné de presque rien, à moins de regarder en bas. Le ciel de Ptère est libre. J’ignore ce qu’un Ptérote en voyant le ciel, membre moyen d’une société banale pense en regardant le ciel ? Si haute et si belle est ma tenue, je ne vois pas dans leurs esprits en vol au-dessus de Ptère. Cependant c’est un ciel avec soleil et nuages, étoiles et lunes, suffisant.

 

 

 

5

« ― Petit Minou !

― Oui, oui, oui !

― Vas-tu te taire ? »

La Dame crie mais ne m’entend pas vraiment. Hier, il faisait un temps radieux, le ciel aussi, et tout avait une composition différente du jour avant hier. Je veux que cela soit bien compris. Je prends un exemple : nous mangeons des aliments bien définis ; et il y a des guides de tourisme qui les décrivent. Le principe n’est pas difficile à comprendre : Ptère, puis ce que c’était avant, les restes, les fontaines, la topographie, le transit, les prix, les petites gargotes, on les trouve aisément dans ces guides.

6

Va-t-elle me le redemander ?

En vol on voit que les nuages sont des ossements articulés, le pli de la carte où disparaissent des monuments entiers, il y a, bien sûr, quelque chose dans le nuage que, bien sûr, on ne peut pas décrire. Dans ce cartilage filandreux, je suis comme l’intrus qu’on va chasser, ne vois plus rien. Ptère est au-dessous de moi. Je l’espère de toutes mes forces, j’ai peur dans son fourmillement de rien, et je ne désire pas devenir aussi filandreuse moi-même.

« ― Qui est-ce ? »

« ― Petit Minou, l’heure ?!

― Si je ne parle pas je ne peux pas dormir ! »

7

Un jour, ma dette épongée, lorsqu’il ne restera sur cette terre absolument personne qui puisse venir me faire chier, alors tu diras : « Petit Minou s’est tirée. »

Les grandes routes quand entre deux cortèges, il y a un trou dans la manifestation. L’abondance de gens dans Ptère.

8

(Si tout était différent à Ptère, Petit Minou serait plus . Mais c’est Ptère qui fait Petit Minou. Ptère est pleine d’autorités. Rien à faire. –– Le vol de Petit Minou ne veut pas voir tout le positif accumulé dans la dette. Ainsi, le pont sur la Sugne, le vieuet pont de Ptère, pendant des siècles entretenu par l'association de riverains, pont entre les morts et aujourd’hui – et quel remboursement prendraient les morts ? Petit Minou vole au-dessus des cimetières de Ptère, des fleurs, des baisers, des saluts tombant sur les tombes crémoussues. Petit Minou finira par mourir.)

9

Je n’ai pas à souffrir des insultes, Petit MINOU-OU-OU ! Petit MINOU-OU-OU !, ni les moustiques. De l’hélicoïde fermé je soulève le couvercle… Je le soulève. Je jette des morceaux de cotons.

Je veux que tu dises : « Elle, Petit Minou. Tout Ptère se reflète en elle, des fruits   blancs, tous pareils, d’arbres tantôt morts. » Pas de couleurs dans Ptère ! Pourquoi donc ? Elle a coupé l’électricité. La lumière ne s’allume plus. C’est la coupure d’économie. Les animaux qui vivent dans la nuit complète sont blancs.

Je voudrais savoir si j’ai le droit de la tuer, la Dame, même si c’est exagéré. L’effet du meurtre sur la terre, je voudrais le savoir. Il arrive tous les jours ; pourtant ayant survolé Ptère depuis des mois jour et nuit, je n’en ai jamais vu un seul. Oui, oui, c’est absurde, mais… Mais… Mais… bien goupillé… bien amené… … …

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« Si je commets un crime et vole en même temps, je ne verrai pas mon méfait dans les airs. », se disait donc Petit Minou, car il ne lui paraissait pas naturel de croire qu’elle resterait toujours au service de la Dame, puisqu’en effet une semaine plus tard elle aurait vingt ans. De son côté à elle, la Dame faisait toujours ce raisonnement qu’avec le temps cette enfant verrait l’inutilité de sa résistance. « Mais, pensait à son tour Petit Minou, je ne resterai pas si longtemps, et tout sera réglé. » Quant à elle, elle ferait uniquement confiance à sa mère. Dieu ne pouvait pas se tromper. Il donne une mère pour qu’on l’écoute, un père pour qu’on le craigne, ainsi l’on apprend les deux choses les plus importantes – on aurait pu s’étrangler de paroles et ne pas dire autant. « Idiot, qu’y a-t-il d’autre à dire ? Il n’y a pas d’autre souci en ce monde que d’être enfant et d’être mère. »

Le moment venu, elle courut vite à l’épicerie faire la provision de fèves pour deux mois et non un, le temps que tous les événements se finissent. Elle mit deux grands bidons remplis d’eau dans la cuisine. « Il y aura de la terre sur le trottoir pour absorber le sang. La terre est gloutonne de taches, et dures à enlever. » Puis elle alla voler.

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Petit Minou traversa une drôle de période pendant laquelle ses parents ne correspondirent plus à l’idéal qu’elle avait conçu d’eux et qu’elle croyait aussi fermement attaché à leur être qu’un parasite. Elle ne cessait de leur envoyer des lettres appelant à l’aide, mais ils les lui renvoyaient, ouvertes, et corrigées, et annotées ! Il ne semblait pas qu’ils aient de leur côté parcouru le chemin qui à elle était devenu si évident. Ils ne volaient pas, ils n’habitaient pas Ptère. « Travaille, disaient-ils. C’est quelque chose qu’on ne pourra jamais t’enlever. » Ce qu’ils voulaient dire par là, ils ne se donnaient pas la peine de l’expliquer. Ils se rappelaient l’avoir déjà dit bien des fois à Petit Minou, et ne pensaient pas qu’elle eût pu entre temps s’apercevoir que la phrase n’avait pas de sens et éprouver le besoin qu’ils la rassurent à son sujet quand même.

On la trouvait délirante et mauvaise. On la trouvait même un peu faux-jeton. La Dame ne disait jamais qu’elle donnait satisfaction. Elle avait, néanmoins, déjà payé dix fois le prix de son voyage. La Dame lui disait : « Tu sais ce que tu dois faire, mais tu ne le fais pas. Qu’est-ce qu’il y a de pire que ça ? », ayant ses propres chagrins. Puis, pour Pâque, la Dame alluma des bougies, elle se lava, et ses vêtements, répandit de l’encens. Elle visita les tombes, elle afficha des images de serpents et de scorpions, accrocha des feuilles d’oliviers, entailla les plantes de son appartement, marqua son chat d’ocre et de safran.

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Quand la petite parlait, la vieille entendait toujours deux voix : il était inévitable que la Dame pensât au fait que Petit Minou pouvait avoir un amant. Il y avait toutes les raisons du monde pour qu’elle ne se trompât pas. Petit Minou poussait sans arrêt des cris d’orfraie, bâillait aux corneilles, et se pavanait. Elle se maquillait quand elle descendait à la rue, et se démaquillait avant de remonter. Elle le savait. Elle lui donnait des coups de pied. Elle savait aussi lequel des jeunes hommes la petite convoitait. Elle entendait Petit Minou faire toutes sortes de choses. Elle, elle avait ses chagrins. Mais tuer Petit Minou, même pour le plaisir, non, cela n’était pas possible. Cela n’était pas possible. Cela n’était pas possible. Cela n’était pas possible. Comme si elle avait un chapeau, ces pensées tristes ne voulaient pas partir.

Le journal où travaillait encore la dame fût interdit. Cela la mit en rage. Elle chercha à le faire rouvrir, mais faute d’appuis suffisants, se fit de nouveaux ennemis. « Je vais mourir ! Je suis en train de mourir ! » Faire quelque chose d’important et ne pas se laisser faire, c’était ainsi qu’elle voulait se venger. Temps difficiles pour Petit Minou. Pourtant, elle volait toujours et de jour ou de nuit, elle voyait cette ville comme un moineau qui survole un verger, un tas de fruits qu’on a pelleté en haut d’un tertre. Elle mettait des survêtements et en avait marre de jouer à la fille. Elle portait une chevalière à l’annulaire. « Elle a toujours voulu m’énerver ! » « Petit Minou, petite chienne, habille-toi ! Vilaine, Tu iras en prison ! » : Quel sourire avait Petit Minou ! Comme un enfant qui a fait quelque chose de mal et espère ne pas se faire prendre. Après tout, mais peut-être était-elle bête.

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Deux ans peut-être que Petit Minou était employée, avait payé déjà dix fois le prix de son voyage. « Chaque cœur est prédisposé à connaître la réalité des choses. » dit le sage : oui, oui, sans doute la Dame était-elle la plus parfaite patronne possible pour Petit Minou, encore qu’elle lui fît prendre des airs parfois un peu trop sérieux, en dedans. Aussi Petit Minou voulait pour elle-même quelqu’un qui soit gai, et n’en trouvait pas. « Petit déjeuner au lit », dit ce jour-là la Dame, par blague, et Petit Minou se mit à pleurer : c’est qu’il y avait un homme dans la rue qui, dans la rue, qui s’était approché d’elle, et il l’avait regardé comme si elle avait fait quelque chose de mal ou s’y apprêtait, et il avait dit, la bouche en cul de poule : « Petit déjeuner au lit, ouais ! » en s’approchant d’elle. Elle ne se maquillait plus.

Le désir de vivre, d’épouser des choses, était désinhibé chez Petit Minou, comme chez ceux qui embrassent totalement leur jeunesse, certains qu’elle va finir bientôt. Un ami à elle qui toujours voulait l’appeler « cousine » n’avait qu’à venir, à dire : « Vas-y, on y va, ça va être la grosse fête, il y aura six cents personnes, cousine ! » et son désir excité et plein, elle y allait. Aucune déception fatiguée ne la dissuadait de ne pas aller là où six cents personnes l’attendaient, ou seulement trois. Elle n’avait jamais craint un homme seul, elle les poussait sur le côté d’un coup de poing, et son premier mouvement avait bien été de dire à ce type-là : « Pauvre con, moi je vole sur Ptère et vois toute chose, tu n’es rien pour moi, t’ai jamais vu. » Mais les mots « petit déjeuner au lit », interprétés par elle, n’étaient pas sexuels. L’homme avait dit, pour elle : « Tu serviras la Dame jusqu’à la fin de ta vie », cela malgré l’obscurité des raisons de la servitude de Petit Minou, que la Dame tentait néanmoins de lui rappeler quand elle y trouvait opportunité. Un lierre noueux d’obligations et d’erreurs avait été enroulé plusieurs fois autour de Petit Minou. La meilleure chose à faire était de se comporter comme si à la fois elle était responsable de tout et en même temps n’avait rien à voir avec ce qui lui arrivait. La Dame, ce disant, exprimait plus qu’un peu de compassion, des sincères condoléances, et l’effroyable fraternité. Nulle part le cas de Petit Minou n’était rare, et cette observation tarissait les questions dans sa bouche.

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Plusieurs moyens lui paraissant bons pour que cet état normal cessât brutalement, comme la chute d’un balcon, la collision avec un train, l’enlèvement imprévu, la frayeur d’un spectre, elle les voyait se rencontrer. Enlevée, la victime dont dépendait son salut prenait la fuite en sautant d’un balcon ; à moitié morte, elle se traînait jusqu’à la gare. Là, un spectre la jetait en travers des rails, elle y mourait, circonstance des plus étranges.

La question de savoir qui, cependant, allait subir ces accidents, restait en l’air, sans réponse. Les mois, les années passaient, sans aucune mort, semblait-il. Le temps, qui promet si naturellement toute chose, conservait un quant-à-soi au travers duquel il était devenu impossible de lire la moindre intention. Les gens pouvaient vivre deux cents ans ou disparaître sans que jamais on se fût aperçu qu’ils avaient vécu. D’ailleurs, personne ne s’en souciait, que Petit Minou, clerc rageur dans le bureau d’état-civil désert.

Jusqu’au jour où… Jusqu’au jour où…

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« Moi, j’étais sûr que tu me reconnaîtrais », lui dit l’homme. « Je ne pensais pas à mal. » En le voyant resurgir au même endroit habillé de la même manière, Petit Minou avait un coup au cœur énorme. À présent, elle voyait évidemment qu’il s’agissait de son cousin. « J’ai dit « Petit Déjeuner au lit ». Tu n’as pas compris ? » Elle reconnaissait à présent son cousin, mais l’anecdote, impossible de se la représenter. Il l’expliqua, elle resta totalement étrangère à Petit Minou. « Tout ce temps à Ptère, voilà ce que ça donne » dit son cousin. « Tu oublies ta famille. » « C’est très triste », ajouta-t-il, avec l’apparence d’être sincèrement peiné par elle qui, pour le taquiner, fit semblant un moment d’avoir oublié bien plus que cette petite histoire de « déjeuner au lit ». Elle s’inquiétait de savoir ce qui s’était passé dans son esprit, pas loin de croire qu’en effet, elle était bien ingrate, et bien attaquée par Ptère.

Il voulut lui offrir quelque chose en souvenir. « Je ne reste pas, dit-il. Ma permission ne dure plus très longtemps. Mais ils m’ont donné une carte de transports unizone. Je n’ai pas mis mon nom encore, ni ma photo, et il reste presque trois semaines. » « Cadeau pourri ! » se dit Petit Minou. Néanmoins elle le prit et donne l’accolade à son cousin. En serrant cet homme dans son uniforme, elle fut prise d’une émotion subite et imprévue. Dix minutes plus tard, elle raisonnera que c’était l’influence du cinéma. Elle le tenait dans ses bras, lui faisait de même. Des gens, émus aussi, cherchaient à croiser son regard et à la réconforter, malentendu très agréable après un peu de temps. Puis le cousin déplia sa voilure.

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Elle va prendre un café et mettre son nom sur la carte : S-T-E-P-H-A-N-I-E S-O-U-L-I-E-R. Elle est grosse, elle zézaie un peu. Bien qu’il ait été question de conscrire aussi les filles, jusqu’à maintenant, elles n’y ont pas eu droit. Les manifestations pas très importantes demandant que cette injustice soit réparée passaient sous les fenêtres de la Dame. Mais Petit Minou voulait surtout le permis de conduire. À Ptère les gens avaient cette consistance inconsistante que partout ailleurs ont les gens trempés par la pluie. Petit Minou faisait le ménage, faisait ce qu’elle pouvait pour s’amuser.

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Dans l’esprit même, des nuages, élongations inutiles de crasse. On n’y voit rien, rembrunie. Petit Minou prit ses résolutions dans une main, les froissa, regrettant ses efforts puisque rien, à la fin, ne venait démembrer toute la ville pour la rebâtir à l’endroit. Elle sortit faire les courses.

Par la sente neuve d’asphalte Petit Minou s’écoula à pas menus, goutte à goutte de Petit Minou plutôt qu’escalier de Petit Minou, plutôt que torrent de Petit Minou, ainsi que fait toute chose sur laquelle pèse la vie. Toute chose lui parut morte, tout familier, cendres. Elle aperçut de loin l’ingénieur Monsieur Vé, l’homme du pont, qui allait, seul à présent, à sa promenade. Ptère lui parut saugrenue et glaçante.

« Chacun choisit sa prison », se répétait-t-elle, avec des degrés divers de sincérité et de sarcasme. Elle salua des femmes dont les talons claquaient sur le revêtement de la route, et qui remontaient chez elle le sac plein, parce qu’ici on ne souffrait plus de restrictions. On devait simplement respecter l’ordre de passage des points de distribution et aussi présenter les tickets de faternité, il est vrai. Cet état sembla normal à Petit Minou, avec un rien d’absurde ; ce n’était pas tout à fait une raison de scandale cependant.

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Un grillage couvert de lierre et doublé de haies aux reflets de bière courait sur les deux côtés de la sente très empruntée. L’esprit négatif, Petit Minou faisait à vue de nez des pronostics sur les menus des unes et des autres, soit petit salé, salade de pommes de terre, et les compotées de tomates de fin d’hiver, les gratins de carottes, et le luisant de la haie se transférait par ces calculs sur les faces emmitouflées, mal aperçues, mais devinées, comme le brillant de leur couenne en cuisson. Des maisons sortaient ces petites bonnes femmes, et elles y rentraient, comme les petits plats du four, et elles étaient toutes sales d’habits comme les carottes de terre. Petit Minou aurait lavé toute la rue.

À ses récriminations se mêlait son menu à elle, celui de la Dame, du Monsieur, la petite côtelette de l’une et le steak de l’autre, avec les oignons, la marinade de radis, le concombre en dé, les haricots Taj Mahal, et la gelée parfumée à la fraise dans laquelle se glissait le raisin sec. Elle arriva sur la place du marché.

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La file unique avait sa longueur habituelle, ni plus longue, ni plus courte que les autres jours de la semaine où il y avait une distribution, les attroupements près de la fontaine ni plus animés ni plus effervescents que d’habitude. Ce calme ennuyé prisé par les gens de presse avait colonisé chaque coin de la place. On y respirait partout la même dignité résignée, et le contentement qu’à Ptère tout le monde ressentait à voir un approvisionnement si difficile se dérouler jour après jour sans d’anicroches trop injustifiées. Petit Minou vit la longue file lever le nez en l’air. Comme elle s’en approchait, des arbres lui cachèrent la vue et elle ne put pas tout de suite regarder où tout le monde regardait. Une fois sortie du couvert de feuillages qui décorait gentiment le pourtour de la place, elle leva la tête et aperçut à bonne hauteur, au troisième, quatrième ou cinquième étage d’un immeuble aligné sur le trottoir vers lequel elle s’avançait, un homme pendu par le cou à un balcon, habillé d’un uniforme de soldat, et même d’officier. Elle en eut les bras flageolants : ça venait de sauter. Quoique le corps n’eût presque pas gigoté de son propre mouvement, il oscillait encore comme un pendule à cause de l’élan pris dans sa chute. La file d’attente au point de distribution se contractait, se distendait, mais ne se dispersait pas. Des cris percèrent, et le gardien de l’immeuble, averti que quelque chose s’était passé, mit la tête par la fenêtre de sa loge qui donnait sur la rue, regarda au ciel, ne comprit pas, quelques instants après apparut en pied sur le trottoir, se fit une visière de la main et d’un cri reconnut un de ses locataires.

20

Petit Minou n’avait pas encore pris rang dans la file d’attente. Elle observa depuis le milieu de la place les allées et venues du gardien et de sa famille, envoyée prévenir les habitants de l’immeuble, chercher un passepartout, avertir les autorités militaires et l’antenne de police du quartier. La présence d’esprit des témoins était belle à voir, ils faisaient ce qui devait être fait sans en rajouter ne fût-ce qu’un tout petit peu, ceux-ci notant l’heure, le lieu, l’étage, ceux-là se préparant à recevoir les restes de l’officier qui s’était tué. Le gardien, préparé à la mort sous ses formes individuelle et massive, avec des gestes articulés d’ancien soldat ne laissait pas sa troupe rester en place, occupait le terrain et détournait l’attention du cadavre qu’on faisait doucement descendre à l'aide d'un rouleau de corde d'escalade qu'il avait fourni. Empruntant des tréteaux et une planche aux employés municipaux chargés de la surveillance du marché, il installa vite un lit mortuaire sous le porche de l’immeuble dont les deux portes cochères avaient été ouvertes à fond, afin que tout le monde pût voir comment on traitait un officier, quand bien même eût-il succombé à l’angoisse et à la maladie.

Petit Minou se demanda alors si toute la scène était surprenante ou pas. Son cœur battant follement lui suggérait que oui, mais celui de la place du marché, lourd, lent, qui se comprimait méthodiquement et se dilatait sans bruit comme un ballon, invitait la pensée que toute surprise devait être avalée comme une herbe amère sans gémir. La violence de ce contraste la saisissait, après s’être balancée d’une hanche sur l’autre comme un ours, elle perdit l’équilibre et tomba.

21

Monsieur n’était jamais là et toujours sa chambre devait être propre. Petit Minou déjarnait les pommes de terre dans la cuisine, et c’était à elle qu’il avait parlé : « La Damioche », dit-il, trouvant que la patronne se poussait un peu trop du col. Elle entra derrière lui, dardelante, dévariée. « Il me chagrine. » Elle ne se plaignait pas ordinairement. Elle regardait Petit Minou avec des yeux fatigués, le regarda sortir lui. Elle durait. Elle allait se mettre en retard. Petit Minou se mit à peler.

Les écafotes tombaient rapidement dans un morceau de papier où l’on donnait le pain, Petit Minou craignant que la Dame ne s’emméchantissât subitement, priant qu’elle se bougeât, faisant tomber les patates rincées dans l’écumoire. La Dame s’étira, tendit à Petit Minou une époussette et un escabeau, et la tira hors de la cuisine vers la chambre de son mari. Elle fureta et foutina un moment, et comme si elle avait perdu le sens de sa question, ne la posa pas. Avec une certaine gentillesse elle bougea Petit Minou ici et là, lui faisant le signe de passer de haut en bas l’époussette, sans dire un seul mot.

C’était une de ces leçons que Petit Minou, sentant qu’elles avaient de l’importance, ne voulait pas retenir. Elle rit à part elle de l’état misérable où était la patronne. Le soleil luzernait entre deux guenasses. Le chat se mit à mâchouiller le tapis au pied du lit. L’ennui muet de la Dame était risible. Petit Minou rêva de faire des violences au chat. La grosse cafetière sonna. Le miroir à côté de la porte prit la lumière et en frissonna.

« Mon ! » s’exclama la Dame, qui avait enfin remarqué l’heure. Elle trouva une autre tâche sans importance à faire faire à Petit Minou. « C’est comme mon nonon », dit celle-là, puis elle se tut elle aussi, ne voyant plus l’intérêt de comparer, de faire remarquer qu’elle avait vue la Dame se faire légèrement humilier devant quelqu’un comme elle, c’est-à-dire une étrangère employée.

22

La serpillère à la main, dégoûtante d’eau, Petit Minou n’avait pas même une idée, pas même une pensée. Elle se déplaisait. Elle était à sa tâche. Aujourd’hui, quelle brume, fatras de travail, nettoyer des meubles cabossés, tout maganés, tirer sur des couvertures plucheuses, tartouiller par-ci, par-là, essuyer un rayon de pluie sur un autre, elle qui avait été cette petite fille espiègle, pleine de cœur. Elle prenait l’éponge, et se concentrait sur chaque avancée, sur chaque recul. L’eau sourdait, bullait. Toujours pas une pensée, rien que celle-là. Les meubles. L’angle de la porte. La montre. Finalement, elle voulut dormir et s’appuya la tête contre le lit, à genoux, trop haut pour elle, les mains sur son tablier. C’était comme si elle avait fait tomber quelque chose dessous, une pomme ; une motte de beurre ; quelque chose de moins vif. Sa tête glissait, glissait, glissait, glissait.

Son cousin n’avait trop fait de confidences. Aussi jeune qu’il était, il avait pris la mesure de la situation et attendait que le temps passe, partout pareil. Il avait lui aussi un uniforme, des chaussettes à étiquette. Il comptait les heures, non, les heures le comptaient, lui. Elles le trouvaient toujours défaillant, il était un chiffre impair. Petit Minou aussi n’avait pas été très impressionnée. Il n’avait même pas jaspiné un rien, éteint comme étaient le pas beaucoup de gens qu’elle connaissait qui rentraient seuls en permission. « Où vas-tu maintenant ? – Jardiner chez mon père », il avait dit, quand au lieu de décroître, le bazar pullulait sous les yeux de Petit Minou.

23

Les choses étaient ironiques sous les yeux de Petit Minou. L’univers des petits riens s’enflait et elle se morfondait. Elle se divisait en branches étroites et dures qui se brisaient sous sa scie de la volonté avant même qu’elle ait eu le temps d’entrer en action. Les rideaux rendaient leur jus de poussière. Les marbres étalaient leur éclatant. Les chambres succédant aux chambres dans le couloir enfouissaient au plus profond d’elles-mêmes leurs habitudes de saleté et de désordre. Mais toutes ces victoires n’étaient rien de satisfaisant pour elle. Elle bandait un blessé incurable. La montre gagnait toujours.

« Je me vole, sentait-elle. Je me prends à moi et je me nourris avec mes idioties, se disait-elle. Je m’essuie et je me vernis, je m’éponge et je me balaie, s’ajoutait-elle. La prime aux bêtes, la prime aux gros. » La pensée s’en allait, la pensée dénévait. Ouvre-t-elle un œil comme une aile ? Mange-t-elle pour hier ou tout à l’heure ? Est-elle entourée d’un cercle d’amis ? La longue tempête molle des jours de Petit Minou ne cessait de prendre fin, toujours aux dernières petites gouttes et flacons de neige versés avec retenue, et Petit Minou s’aveuglait encore plus, mais dans quoi.

24

Puisqu’il ne faut se moquer des morts, tendre de nouveau des pièges à ceux qui y sont déjà tombés, il est aussi bien inutile de margueriter les turpitudes de la Dame. Ce sont celles de tous les journalistes auxquels l’information qu’ils écoulent ne coûte pas plus qu’un coup de téléphone, le temps de trois questions. Dans ces conditions, la Dame pouvait-elle ne pas toujours savoir de travers et trop tard ; ne pas avoir l’habitude de triompher à contretemps ; être un peu plus qu’enthousiaste et au moins un peu moins opportuniste ?

Elle n’eut rien à dire quand ils annoncèrent la peine de mort rétablie pour les civils dans les départements. Le premier fourgon de condamnés fut passé au peloton, et elle refusa d’en faire un article qui, de toute façon, serait censuré, disait-elle. Mais la vérité probable était que, vu les circonstances, le changement de la loi pénale ne lui paraissait ni massif, ni moralement important. Il procédait du long et incertain glissement emportant toute chose sur sa pente, et cette sorte de faits n’était pas du ressort de sa plume légère.

Elle n’aimait après tout ni dénoncer ni crier. Elle n’avait pas été embauchée pour aller contre sa personnalité. Son audace était d’être elle-même. Elle était lue parce que tout ce à quoi elle consacrait les efforts de son art avait atteint son attention par un canal subjectif et exclusif qu’on lui enviait et dont tous cherchaient à reproduire les méandres sans y parvenir. « Ce n’est qu’honnêteté »,  disait-elle, à elle-même le plus souvent. Ces sortes de raisonnements la servirent mal après sa chute. Sa neutralité irrita. Elle avait fait son temps. Le « mot en P » qu’elle n’utilisait jamais qu’avec ironie lui rentrait ses pointes à tous les coins de rue. Ce drapeau qui à d’autres était banal et indifférent, à d’autres aussi sacré jusqu’à la folie, pour elle était le rappel de la tragédie de tous ceux qui, n’avaient pas voulu s’intéresser à ses couleurs ni chanter son couplet, comme elle.

Elle ramenait par conséquent de ses sorties une ambiance excessivement attristée et propice à dépression, disait non à tout, pinaillait, s’acharnait sur des broutilles, et se trouvait mesquine plus vite que prévu .

25

Dans ces moments-là, l’infériorité de Petit Minou lui paraissait une menace à abattre.

Il apparaissait à la Dame que les efforts du pays étaient dirigés manifestement vers le mauvais ennemi. L’ignorance crasse était le seul adversaire valable pour les collectivités. Elle entreprenait alors d’expliquer son point de vue à l’intéressée, sans souci de l’opportunité de sa leçon, ni s’être assurée que l’élève avait des dispositions à l’entendre.

« La pauvre vieille, lisait-elle avec raison dans les yeux de la domestique. Elle a pris un coup de vieux. Elle délire. »

Elle aurait deviné plus juste encore si la compréhension qu’elle avait de son métier ne l’avait inclinée à embellir précisément ce qui était touché de la plus irrémédiable laideur. Dans son malheur, elle trouva qu’elle pouvait adoucir ses souffrances grâce à la croisade qu’il fallait absolument jeter contre Petit Minou. Sa maison devint pour elle une alliée. Des tâches qu’elle en tirait au hasard, elle s’ingéniait à faire des occasions de prêcher et convertir la jeune écervelée.

« Instruis-toi, ne reste pas une bonne toute ta vie. Tu ne devrais pas faire ça. Tu devrais reprendre tes études. C’est le moment. Ce sera trop tard plus tard. Tu t’en mordras les doigts. Tu le regretteras. Tes enfants t’en voudront et tu ne sauras pas quoi leur répondre. Moi, je te le dis pour ton bien. Mais d’autres s’en serviront contre toi. »

Et cette dernière remarque, elle la faisait ayant deviné à demi quelles difficultés pouvaient se dresser sur la route d’une jeune fille de la condition de Petit Minou. Encore si endettée par une suite d’actions dont sa patronne n’avait pas une connaissance plus claire qu’elle, la perspective de transmettre à ceux qui viendraient après elle le fardeau qui la tourmentait ne pouvait qu’atteindre la jeune fille profondément. Alors la Dame adoucissait ses avertissements avec son miel. « Une fille intelligente comme toi, on ne devrait pas à lui dire ces choses. Ah, quel dommage, à une autre époque… »

26

                                                                                 La petite ne réagissait pas toujours mal à ces exhortations. Non, elle avait parfois l’air de comprendre et d’approuver. Ça ne la dégoutait pas de recevoir des conseils. Elle avait une manière bien à elle d’en redemander l’air de rien. Elle se taisait. Elle prenait l’air songeur. Elle s’amenuisait sous la mitraille de la Dame, et puis se relevait l’air content, et demandait ce qu’il fallait faire, l’air faussement bravache, mais ayant tout compris. Elle prenait ce qu’il y avait à prendre, faisait sa moisson à sa façon. Alors la Dame s’endormait, disait-elle, « sinon tout à fait heureuse, du moins un peu moins mécontente d’elle-même. »

27

La Dame regarda Petit Minou dans les yeux énonçant qu’elle avait besoin de vacances, puis se mit à indiquer quels préparatifs elle devait faire.

Pour parer au plus pressé il importait de régler d’abord les détails matériels.

Il ne fut pas immédiatement question de déterminer si Petit Minou aurait droit à un répit elle aussi, et tout alla bien jusqu’au moment où la Dame s’avisa qu’il allait lui falloir trouver un chauffeur, les choses avec Monsieur étant ce qu’elles étaient. Cela prit un certain temps et n’alla pas sans mensonge du côté de Petit Minou, qui s’était toujours bien gardée de faire savoir à la patronne qu’elle avait le début de connaissances automobiles. Que la domestique devait en tout état de cause rester une journée après le départ de la Dame pour s’assurer que rien n’avait été oublié – une tâche inévitable se présentait ou l’émissaire d’une personnalité d’envergure – c’était convenu sans un mot par avance.

Chacune fait ce qu’elle a à faire en ne dérangeant pas l’équilibre qui doit régner pour qu’en toute chose le départ ait lieu dans les meilleures conditions.

« Allez ouvrir », dit la Dame, son oreille fine la desservant uniquement lorsque des convives sous le vin disaient ce qu’ils pensaient d’elle en ne prenant pas même la peine de chuchoter.

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Il y eut des excuses à formuler sur le désordre, et une explication plus raisonnable que la véritable – cet homme Mouilleron se présentait parce qu’on le lui avait demandé, hélas pas en ami ; cet homme ne croyait pas à l’idée de vacances. « Inventaire de printemps » dit sur instructions Petit Minou en le faisant entrer, précaution plus révélatrice et moins efficace qu’elle ne l’avait cru. Avec le même sourire ironique, Mouilleron se retira avec la Dame dans son bureau et en ressortit. « Je ne vais pas vous faire croire des choses » l’entendit-on avertir alors qu’il n’était plus visible derrière la porte de l’appartement que la Dame ne voulait déjà ni tout à fait ouverte ni tout à fait fermée.

C’étaient des mots à susciter le désespoir et que Petit Minou interpréta comme elle le pût, dans un sens toujours défavorable à sa patronne, puis les préparatifs continuèrent.

Tout suivit son cours comme cela avait commencé. Les tas devinrent des piles, les piles des blocs, les blocs des rangées, et les rangées, des valises qui allaient dans la maison sur la Sugne, choisie par superstition : la Dame pensant que près de l’eau qui coulait à Ptère, elle allait moins risquer de regretter de s’en être éloignée. Monsieur réapparut juste avant le départ pour ne rien dire. Il fut difficile de dire si le bon comportement de Petit Minou face à lui, à Mouilleron, aux autres traquenards de la journée avait joué un rôle : d’abord la Dame proposa à Petit Minou de la rejoindre après sa journée de garde, puis elle insista pour qu’elle prenne elle aussi des vacances. La petite accepta tout de suite sans s’en réjouir, sans faire semblant d’hésiter.

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                                                                     « Chétigny fait Bladon »,

la tête à la fenêtre de sa voiture le vieux s’exclama. Le chauffeur annulé par esprit d’économie, la Dame se résolut à conduire, quoiqu’elle eût les joues tremblantes, s’essuyant le front avec son mouchoir sur les routes encombrées.

Elle regarda l’air absent un policier à moto observer sévèrement la fête sur le bas-côté.

Les danseurs en sueur plongeaient la tête dans l’herbe, puis les enfants leur portaient de l’eau. Ils font couler le robinet d’eau ; grimpent sur le toit de tôle de la baraque. Ils font la roue. Un  bâton se trouva dans leurs mains, un chien joua sous le bâton. Ce n’étaient qu’aboiements de tambours que n’entendaient plus les vieilles, piquées du nez dans leurs chaises dépliées. Chasse au moustique, l’enfant tombe, l’enfant met une claque sonore à sa mère qui le console, l’enfant poursuit quelqu’un, tombe, les oreilles en cornet près d’un amplificateur, lèche un pylône d’acier, la bouse et l’anti-moustique. Les juges plaisantèrent. Les danseurs s’habillèrent de pièces transportées dans des boîtes à chaussures, s’habillèrent dans leurs voitures. Le scotch rafistolait. Les plaisanteries des juges étaient les mêmes : combien de pizzas, combien de moustiques, combien de coquilles de graines de tournesol. Ils crachaient. Ils jetaient gaillardement tout par terre. Les danseurs s’étirèrent dans les voitures. Ils lavaient leurs balles dans l’eau, doigts ouverts. Les enfants chassèrent un souriceau réfugié dans un tuyau, chassèrent encore plus les moustiques, la chasse au moustique généralisée et sans issue.

« C’est la règle, dit le motard. Pas en uniforme. » : il verbalisa le contrevenant, sans aucune protestation : le coupable se désintéressait de son propre sort. La Dame tourna autour de danseurs.

                                                                   « Chétigny va faire Bladon. »

Elle acheta un bon verre de vin. Elle le jeta par terre. Le vent se réjouissait. La Dame blagua : « Ne dites pas bons d’achat, dites tickets de faternité ». Qui veut rire avec la Dame ? Les danseurs crachèrent par terre en sortant. Ils grillèrent des sardines dans la fumée des cigarettes. C’est un gros serpent qu’ils tuèrent.

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Le motard en avait assez.

― Cela veut dire que vous savez que vous n’avez pas le droit.

― Bien sûr que j’ai le droit, voici ma carte.

La Dame crut reconnaître la photographe. C’était son mari ? Assis près d’un tas d’ordure qui commençait à sentir, il refusa d’intervenir. Elle grognait :

― Soutiens-moi. J’ai besoin de soutien. Il faut que tu me soutiennes. C’est pour ça que je t’ai.

Secoué, le pauvre refusait d’entendre.

Sont-ils pris de vin ?

Le vent amenait des effluves, sans privilégier l’une ou l’autre. Pour ces choses, le nez de la Dame ne suffisait point, celui de l’homme, pareil au museau d’une vieille, piquait, vertical. Notre Dame avala sa salive, pensant : « Je suis épuisée aussi. Une chose est certaine, on en apprend.  Chétigny va faire Bladon, qu’est-ce que ça veut dire, au fond ? » Sans se le cacher, elle avait honte de demander ce qui était évident à tous, et surtout à cette femme. Pourquoi s’arrêter sur la pitoyable représentation que donnait la piètre collègue au milieu de toutes les scènes que faisaient les gens ?

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Au total, c’était peut-être comme une fête de village, mais comme c’était sale. Les os d’entrecôtes grillées noires faisaient trébucher. Des boîtes passaient de main en main, et c’est l’une d’entre elles que la Dame suivit, aussi indifférente au but de rejoindre sa maison que si elle ne se l’était jamais fixé. « C’est vrai, ça. Authentique. » Un homme aux mains maculées la prit dans le coffre de sa voiture. Son bras s’arrangea autour, et la Dame derrière, relâchée, déjetée – elle faisait la saoule, l’herbe le tapis où elle se prenait les pieds. Elle commençait à chercher une excuse pour cet encanaillement, et n’en trouvait pas. Elle s’arrêta derrière une voiture, craignit de passer pour une voleuse. L’homme s’arrêta aussi, dit un mot de bonjour ici, là :

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― Je crois qu’il parlait du temps qu’il faisait. Qu’il a dit quelque chose sur l’année passée. Le bruit ! Le sucre brûlé et les moteurs qui tournent pour alimenter les feux tricolores, tout avait l’air excessivement réglé. Tout avait l’air en anarchie.

Elle atteignait l’autre côté, derrière l’homme. Partout on lisait :

                                                                    « Bladon va faire Chétigny. »

Un groupe d’enfants lui jette un ballon rempli d’eau sur les pieds, mais elle ne dit rien, si plaisante était la filature, si fraîche l’eau, même au soir tombant. « Jetez-leur quelque chose ! » cria une dame de son âge, amusée. La Dame arracha une touffe d’herbe, une motte de terre, ils s’égaillèrent, elle ne sut qu’en faire. « Jetez-la ! Jetez-la ! » Elle la jeta aussi loin qu’elle put. Les voitures étaient en train de sortir de leurs emplacements. Elle entendit très bien que tout le monde disait : « Ça y est ! Ça y est ! » Elle avait perdu l’homme qu’elle suivait. En le cherchant, elle se heurtait à d’autres qui couraient à la hâte vers leurs véhicules. Elle le revit un moment. Ses enfants et sa femme, solennels, étaient debout du côté des portières de droite. « Comme ils sont fébriles, ces gens. » Elle se rappelait maintenant, elle n’avait pas pu oublier ce genre de choses.

                                                                  « Chétigny va faire Bladon. Bladon va faire Chétigny. »

Elle avait écrit un article sur le projet de cette loi. Elle s’étonnait du niveau où s’était tombé. Le dégout la souleva.

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― C’était fait pour que chacun se rapproche de chacun d’autre. Les gens font des rites avec tout, odieux. Ils approuvent la bureaucratie. Des règles, toujours. Je me rappelle tout. J’étais très enthousiaste. Je ne mégottais pas. Je voulais le faire. C’était une époque où la religion ne comptait plus, où le pouvoir demandait avant que d’imposer. Mais, maintenant, tous ces gens, pauvres, ça n’a pas de charme. Je sais, je sais, je trouvais il y a instant, mais on est faible. Je me souviens que l’essentiel, pour nous, était très beau. Je ne sais pas, c’est peut-être encore pareil. Les gens échangeaient toute leur maison. Toutes les villes s’échangeaient en même temps. Ça ce fait encore, apparemment. Pourquoi je suis négative ?

Les voitures positionnées autour du circuit passaient à tour de rôle, leurs moteurs s’unissant à ceux des feux, et très vite, dans la fatigue épousant le brouillard vespéral, encore tout à fait visibles à cause des projecteurs et scrutées avec anxiété, elles s’avançaient l’une vers l’autre, les familles ne se saluant pas, parce qu’elles avaient déjà été présentées par les auxiliaires du bureau aux migrations, mais grimpant, certaines plus heureuses, dans le véhicule de leurs familles parentes.

― C’était dérisoire. On sentait la corruption dans l’air. L’odeur des gens qui trompent le fisc et qui mangent tout la crème.

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Les feux n’étaient plantés pour rien d’autre que pour signaler à tous ce qui se passait, visibles et hauts sur leurs mâts, eux-mêmes hauts sur des tertres. Ils ne différaient en rien des feux ordinaires. Informée, la Dame trouvait qu’il y avait quelque chose d’excessivement petit dans cet arrangement. Elle se mit à poser des questions : sur la clairière, pourquoi là et pas ailleurs, les enfants ne prenaient pas mal si tard dans le froid – question – et se demandait aussi combien coûtait en fin de compte ces réjouissances, n’obtenait pas de réponses suffisamment claires. N’y avait pas eu un seul homme capable de donner à une visiteuse comme elle – une explication – et un peu de détails. L’un dit : « c’est toujours à côté de la route. » L’autre : « Ça n’intéresse personne ». Et l’autre : « Je n’ai pas le temps. » Et l’autre : « On n’a rien de mieux à faire ? » Et l’autre l’attirait près de sa voiture, obtenue il y avait quatre ans, lors du précédent échange.

― Le temps m’est passé dessus et m’a écrasée, songeait la Dame. Rêves en lambeaux, corps fracassé.

Les voitures ne la frôlaient même pas, ne la menaçaient pas. Aujourd’hui, elle ne peut, debout, fatiguée de ses émotions et de la route qu’elle fait contre sa volonté jusqu’à cette maison où elle espère le repos, retenir son esprit de fonctionner à faire des regrets et des doutes. Elle savait bien ce qui la tracassait : qu’elle n’était pas parvenue, au moment de la loi, à prévoir. Qu’elle avait écrit : votez ceci, avant de s’en désintéresser et de perdre le peu d’idée qu’elle avait eu sur l’affaire. Mais elle avait eu des idées. Elle avait été là, c’était bien des rêves.

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― Depuis toujours conduire une voiture m’exaspère, me paraît une abomination. Je ne rêvais pas que ces gens échangeraient d’abord des voitures. Je voyais des foules à pieds sur le chemin, faire le pèlerinage d’une montagne à une autre. J’envisageai une religion civique, une religion de l’égalité. Et pourquoi des échanges à la sauvette dans les bois ? Ce n’était pas vraiment une clairière cependant. Pourquoi seulement les pauvres ? – tous, des pauvres. N’ai-je pas des yeux pour voir, si. Peut-être n’était-ce pas la pauvreté. Ah, non, et toute cette improvisation, tous nerveux, au fond, ces cadeaux disparates ? J’avais imaginé une grande balance dans un coin, ou faire une grande mesure de la richesse de nos citoyens, où l’État aurait montré sa force, où il aurait compensé les déficiences de l’histoire, et pour un riche, il aurait fait un autre riche. Il aurait rebâti la maison de l’un avant de la donner à l’autre. Ça, ça, ce n’est rien qu’un club d’échangistes ! Moi je voyais des choses en bien plus grand. Elle se sentait penser, et ne se reconnaissait pas. Tout le monde était au fond assez gentil. Ce n’était pas des méchants pauvres. Et moi non plus je ne suis pas méchante. Avoir à cœur le bien du pays, sa grandeur, ce n’est pas une mauvaise chose. Pourvu que tous en profite. Je ne voulais pas dire : tout va mal, tout est quelque chose, ceci, cela. Assez de grandes phrases, allez.
― J’allais reproduire les paroles d’un autre et m’interrompis.
― L’ingénieur Monsieur Vé ?
― Il faut toujours que tu cherches à savoir.

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Ce n’était pas la Sugne mais un des ruisseaux qui avaient été redirigés dans son ancien cours, bien trop grand pour lui. Des baraques de pêcheurs servaient d’appui aux générateurs, et des câbles couraient de l’une à l’autre, en contrebas de la vieille rive. Elle se promenait, la cigarette à la main, fumant à peine. Un peu libérée de ses doutes, elle sentit les piqûres des moustiques. La plaine en pullulait. Il y avait des barques amarrées aux appontements sous les cabanons. Elle alla s’y réfugier. Descendant bruyamment à une échelle de bois aux clous mal engagés, elle se laissa tomber dans la première venue. Elle se sent jeune. Le monde est vieux pour les vieux. Le sommeil ne sert plus à rien. Sereine, elle regardait l’eau qui, si près de la mer, entre Lunille et Montignan, devait sentir l’iode, et, cependant, s’endormit. La barque se détacha ou fut détachée par quelqu’un. Le peu de vitesse pris par son vaisseau amenait un peu plus d’air sur son visage endormi. Elle ne crut pas qu’elle était entièrement réveillée.

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Ses mauvaises pensées d’avant le sommeil la reprenaient : rêves perdus, pays qui coule, et l’humeur massacrante d’avoir été forcée d’ouvrir les yeux sans raison, d’être sortie à coups de botte d’un état autrement satisfaisant que celui où elle était avant de descendre dans cette barque. Puis elle fut effrayée de ce stupide incident, si stupide en fait, mais si doux par surprise. « Je dois rentrer à la maison, je dois entrer à la maison » pensaient la Dame, l’eau qui avançait sous le bateau en filant. Les couleurs du jour s’appesantissaient sous ses yeux, tout semblant tiré par le noir comme un tissu qu’on tord, l’idée de rentrer, d’entrer se changeait, « tout change, et tout change », elle avait des projets en nombre infini, et comme de mauvaises fleurs d’idées poussant avec leurs brillantes couleurs noircies dans la lenteur de la barque où elle ressentait une trémulation qui lui parcourait le crâne jusque sous la nuque, l’agitait des bras aux pieds, sans lui donner positivement l’envie de se lever, simplement que peut-être, s’il lui restait des forces après, et cela était happé et tombait à l’eau, rase comme rase la végétation sur ses rives, lente comme le lent et invisible rapetassement du soleil, une seconde cela dura, plus rien, encore un peu, fini.

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Elle vit les lumières et les sons éloignés de la fête d’échange, comme les phares de cette voiture qui en haut d’une pente s’abaisse ou bien monte ou bien descend mais encore entre deux. Le projet magnifique d’aller monter dans un bateau à Vièbe-l’échelle, au hasard de l’horaire des départs pour ne plus revenir et mourir à la tâche, s’étiola, à peine formé. Il ne faudrait pas faire de grands sacrifices sans doute, mais elle rentrait. Bien sûr il y avait toujours la possibilité d’appeler son mari pour qu’il passe prendre la voiture, et de se dériver pendant ce temps jusqu’à Vièbe, car la Dame savait avec certitude que cette rivière y menait, comment, pourquoi, par un pressentiment confus mais lancinant, même s’il risquait bien de croire qu’elle avait bu ou qu’elle s’était droguée. Mais cette situation, comprenait-il, l’avait mené à bout, il y avait de quoi. Elle mit la main dans la rivière, et sans y penser, en toucha le fond. Elle n’eut pas à enfoncer son bras jusqu’au coude. La barque était immobile. C’était un banc de sable, se dit-elle. Quand elle fut sur la rive, elle se dit : « Je vais libérer Petit Minou de ses chaînes,  libérer cette enfant. »

Plus loin la rivière descendait vers Montignan, Jamalet, Archenèse, Archoutin, Silov, Saint-Puer, Lonbris, la plaine se refermait et l’engorgeait, et ses eaux disparaissaient dans une dérivation souterraine afin de protéger de crues jamais vues la ligne de chemin de fer Ptère-Meridoine-Fidure-Saint-Colombin-Lonbris-Les Ormes qui passait tout droit dans une trouée enfilée de maçonnerie entre les collines du Brandois et par Mailleux et Gastrit atteignait Vièbe-les-échelles.

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Petit Minou supporta le moins les moments de sa vie où l’esprit bon à rien, elle ne pouvait s’empêcher de réfléchir à ce qui arrivait à la Dame, comme si cette bête imbécile était le pôle du monde. Elle se le reprocha. Elle se le reprochait plus encore devant témoins, avec acharnement. Jusqu’à ce que ces témoins l’approuvassent, elle le répéta. Ils en tombèrent d’accord. Ils se mirent alors à lui faire des reproches, par entraînement.

Petit Minou n’y passa pas néanmoins beaucoup de son temps libre. Était-ce dans ce cas une habitude ou plutôt une phase ou un de ces petits faits isolés de sa vie, il est permis de poser la question, mais plus encore de ne pas y répondre, oui doublement permis, un peu comme une autorisation qu’on reçoit de deux personnes séparément quand une aurait suffit.

Ses vols longs et démesurés au-dessus de Ptère ne seraient pas faciles à placer dans les boucles de temps que fit, en particulier, l’existence de Petit Minou, et doivent de toute manière y demeurer sans être localisés ; oui, on ne sait pas trop quand elle vola, exactement. Non qu’elle ait su défendre mieux que les autres ses secrets ni que ceux-ci, pour être quelconques, eussent été moins vulnérables, et donc moins intéressants. Dans les répétitions formées et reformées par l’échafaudage des jours qu’elle vécut, édifice destiné à s’effondrer malgré toute sa solidité sans laisser trop rien de durable, ces secrets étaient entraînés et effilochés, ne l’intéressaient pas plus elle que les autres. Ses intentions changèrent. Elle ne fut pas une personne voulant donner l’apparence d’être monolithique. Ptère lui convenait, mais elle aurait pu se convenir ailleurs, et elle pensa à ce voyage avec le sérieux qui est nécessaire, mais non suffisant, à la réalisation des grands projets.

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Répétitions « formées et reformées », qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire, c’est quoi ? Honte à toi et baisse les yeux, quel culot plutôt regrettable de présenter les choses de cette manière. « Tu n’as pas bien regardé », pourrait-on conclure véhémentement en regardant droit dans les yeux ce narrateur, afin de les lui faire baisser ou de les pocher, vilains neuneufs. Il fut bien contraint d’avouer qu’il ne l’avait pas fait. Dans sa faible défense le voilà qui plaidait comme les feignants : « Mais était-il nécessaire que je dise les heures auxquelles Petit Minou se levait des deux pieds, les plats qu’elle aimait se préparer et ceux qu’elle ne mangeait qu’au restaurant une fois l’an, la couleur de son mascara vert, sa manière de freiner, ses tics dans le métro, sa pilosité, la rage atmosphérique qui la saisit deux, peut-être quatre fois dans toute son existence, peut-être bien, peut-être bien. » Oui, peut-être-peut-être bien. Peut-être voulons-nous tout savoir, pour une fois. Car si son cœur était simple, à cette demoiselle, il ne l’était qu’au milieu d’amas d’heures qui ne se remplissaient pas toutes seules et méritaient bien un peu plus que des « répétitions formées et reformées ». Et peut-être-peut-être bien que ce fut une de ces rages qu’elle aurait, à l’entendre, et d’ajouter : « J’ai été jeune, j’ai été vieille. Je n’ai pas toujours été la même. Mes bajoues aujourd’hui, je ne les avais pas. Je savais moins de choses avant. J’étais plus, plus, plus. J’ai fait beaucoup d’erreurs. Le temps passe. Il ne fait pas que se répéter. » Que la phrase coupable s’agenouille devant Petit Minou ! Que les mots reconnaissent leur dette envers l’endettée ! Toute la page est dans l’ombre de cette enfant et vieillira, tandis que le nom de Petit Minou, intransformé, conservera pour toujours son lissé, couverte de taches, ne courra toujours que par la force de Petit Minou. Mais, maintenant, Petit Minou, qu’a été retiré la direction artificielle, que te voilà morte, et qu’on ne peut pas dire que le destin du monde en ait été changé, hélas, hélas, maintenant il est permis de se reconstituer comment tu entendis parler de Monsieur l’Inspecteur Vé, quand bien même cela eût, contre sa volonté, aussi peu d’importance que le disent les nombreuses mauvaises langues, plantigrades.

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Poils cuetlanextiques et cuappachtiques sur ses joues pâlotes aperçues dans le couloir, -- ce sont les mots qu’il aurait employés pour faire peur avec ces « cu », ces « cua », ces « xtpt », M. l’I.Vé fit quelques temps après cette apparition digne du furet la leçon à la Dame, où il la reprit fortement et remit à sa place sur quelque question qui les occupait, la Dame trouvait bien vite des hommes pour la dominer, et finalement dans un article écrit par lui sur la Montagne aux ânes, Petit Minou, tu lus l’expression « prolapsus de Ptère ».

Ce que voulait dire « prolapsus » resta sombre à ton oreille jusqu’à un soir où une infirmière te mit au fait de l’appendice sémantique qui tenait par un bout à ce drôle de mot et par l’autre à la plus sale réalité que tu eusses pu encore imaginer. Aperçu, entendu, et lu, M. l’I. Vé. restait un être sans consistance ni existence, et pour lui dangereusement incarné dans le mot « prolapsus » et dans la pâleur roussâtre de sa colère. Petit Minou s’amusait alors et pensait autant à ce que cet homme pouvait être qu’aux lacets de ses chaussures.

C’est à ça que ressemblait M. l’I. Vé : une trompette crachotant et souffreteuse, la ceinture tirée sur ses hanches étroites de cuivre, la droiture du dos sèche, les yeux incarnés, les manières moribondes, raide la bouche au bord de sa moustache. Il vivait d’ici et de là au noir, aidant à monter des cagibis, des garages, des buanderies, des murs mitoyens, et n’en disant rien à personne, si bien qu’il en était gros et étouffé. Pour sa femme, il en sera question plus tard. Il est bien trop tôt encore pour parler de ces deux.

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Oh, comme j'enrage de devoir suspendre ici le cours de ces évolutions, à laquelle le destin a fixé jusqu'ici des limites si brèves !

J'ai confiance pourtant en ses arrêts.

 

 

 

 

 

 

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Ils ne disent pas, à Ptère, qu’une journée de travail commence. Ils disent : reprenons où nous nous en étions arrêtés. En apparence, ce n’est pas une grande différence. En apparence seulement, car il ne saurait y avoir de phrase qui ait plus de conséquences. Ils ne disent jamais : recommencez ; ils disent : corrigez. Ils ne disent pas non plus : modifiez ; mais : effacez tout. Les petites différences que cela introduit ont des effets considérables. Ce jour-là, ils demandèrent à leurs ouvriers de ne pas se rendre au travail, pour la fête des moissons où sont récoltées les prunes. Personne n’aimait cette fête, personne ne jouait le jeu. Tout le monde resta à la maison à travailler, même les travailleurs à la chaîne, qui se faisaient des petites chaînes portatives qu’ils gardaient par devers eux pour ne pas perdre la main. Cela fait beaucoup rire, d’abord, comme très drôle, dans les pays voisins qui font ensuite des réformes pour imiter Ptère.

Ce jour-là, encore une fois, les chefs lancèrent les cérémonies de la fête des moissons, et dirent : « Reprenons où nous en étions arrêtés. » Ils montèrent aux arbres, entourés d’une maigre garde rapprochée de fonctionnaires. Ils feignirent le bonheur devant leurs journalistes. Ceux-là demandèrent : « Corrigez ». Et on voit les hommes politiques faire le même geste de monter à l’arbre avec plus d’intensité, plus d’émotion, plus de professionnalisme, plus d’application, plus de sens civique, et encore plus de tout en descendant qu’en montant. Les citoyens délégués à l’observation du pouvoir – une fonction toute récente, toute fraîche – suggérèrent alors des modifications : « Effacez tout », demandèrent-ils. Tout ou rien. Ils ne veulent jamais que l’un et l’autre. La mort dans l’âme, mais sachant bien au fond que tout ceci est affaire de publicité et que cela ne change rien, les chefs tâchèrent de remettre en place les prunes, d’effacer les traces de leur passage, de dissimuler jusqu’à l’existence de la fête. Mais l’an prochain, ils ressaieront.

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C’est là le perfectionnisme de Ptère. Car ce qui est fait n’est pas encore fait ; et ce qui n’est pas fait est à refaire ; et ce qui sera fait a déjà été fait. Aux autres cela semble contradiction jusqu’à ce qu’ils voient Ptère le faire. Ils pensent : « Que n’avons-nous, nous-mêmes, essayé avant eux ? » et de se plaindre d’avoir toujours sur cette ville une longueur de retard.

En parlant de travailleurs, on a mentionné Ber, plus d’une fois déjà, dans plusieurs publications de week-end – qui dure une après-midi à Ptère. Autant dire qu’on dit week-end pour éviter de longues explications ou même pire, de nouveaux mots qui ne diront rien à personne.

Le pauvre Ber était de son vivant reconnu pour un travail qui n’a rien de très reluisant consistant à toujours venir à la rescousse dans les moments délicats, et à s’en tirer plus ou moins bien. Toujours on a trouvé ce métier utile à Ptère (mais si on l’appelle du nom de secouriste qui lui est donné dans la ville, cela va conduire inévitablement à des confusions, n’en parlons plus).

Il se peut par exemple qu’au moment d’ouvrir un placard, une idée vous venant, vous vous trouviez – en tant que Ptèrote – déséquilibré – que votre pouls s’accélère, que votre attention soit engloutie dans votre pensée et que votre main s’arrête dans l’acte – si bien même que si on vous disait le mot « main », il vous semblerait aussi lointain et privé de physique que l’idée de famine et celle de guerre. Ber est un de ceux qui attendent dans la rue, leur penduleur à la main, qu’on ait comme ça besoin d’eux.

Le penduleur, il ramasse les émissions de ces petits bracelets-montres analysant les désirs des Ptèrotes que l’État fournit depuis très longtemps.

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Ber est de ceux qui n’ont par anormalité pas besoin de ces appareils, n’éprouvant qu’un nombre réduit de désirs, les contrôlant, leur donnant avec la régularité du rythme des secondes une forme souple, une consistance aérienne, un caractère prévu dans les plus petits détails – qui ne sont guère nombreux, car justement leurs désirs ne sont pas complexes.

On conçoit que ces types-là sont nécessaires jusqu’à épuisement dans une ville où la circulation, sans eux, serait absolument impossible. Dans dix ans, par le fait des brassages de populations, ils auront de manière presque inévitable modifié en profondeur la psychologie du Ptèrote moyen, et on peut penser même toute la structure sociale.

Ber a trois enfants, qui ont eux-mêmes respectivement trois, trois, et quatre enfants. Qui eux-mêmes ont trois, trois, trois, deux, un, trois, trois, trois, et quatre enfants. Qui eux-mêmes eux-mêmes ont trois, deux, deux, un, un, deux ; trois, trois, deux, deux, un, deux, deux, deux, quatre, cinq, deux, deux, deux, quatre, trois, zéro, un enfants. Et ils célèbrent tous le souvenir de Ber, sans s’avouer le moins du monde  que le rôle plus que moyen qu’il a joué dans le passé doit d’autant moins être glorifié qu’il a, en enfantant la descendance dont ils font partie, abâtardi tout un pan de la ville.

Mais l’homme, indifférent, inconnaissant encore de l’avenir de son sang, ne pense qu’à son travail. Il en laisse des tas dans tous les coins de la ville, qui l’appellent et le convoitent. Vient-il à passer dans les rues de son assignation, là où sont les abonnés à ses services, il n’est nul besoin pour lui de regarder son penduleur. Montant et descendant les étages, ouvrant sans besoin de clefs les portes qui le reconnaissent, il remet les parents au lit, les enfants il leur pose la cuillère dans la bouche, il ouvre les boîtes de conserves des vieux qui ont encore la force de se laisser distraire par le rêve d’un désir.

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Le travail est difficile, car il ne cesse jamais et ne consiste en rien de particulier. Très simplement, on peut dire : Ber passe son temps à fermer la fenêtre. La défectuosité de son sang l’a conduit à ce labeur éreintant auquel il peine jour et nuit. À la fatigue succède la fatigue. Le temps ruisselle sur lui dans toute son infinité.

Pour lui, aucun arrêt, nulle correction, la variété de chaque jour est semblable à celle du jour précédent. La rue du Babour, par laquelle il ne cessera sa vie durant de passer pour atteindre depuis les Hauts-de-Ptère le quartier Des Piscines où sont les bus qui le mènent dans celui de son travail, est éclaboussée de banal. Dire qu’elle n’a l’air de rien, voilà qui est inférieur de beaucoup à la réalité de la rue de Babour. Il suffit de faire savoir que, bien qu’à Ptère, ville qui se bouleverse tous les jours, elle n’a jamais été refaite. Le contraste avec les rues alentours est évident ; la raison de cet oubli – on pourrait dire une triste exception.

Sans exagération, il est vrai que l’eau du Canal de gauche qui la traverse s’assombrit dans la partie comprise entre ses deux extrémités, entre le sud de la rue, et le nord. Comme il est difficile de croire ce fait simple, le visiteur préfère incriminer le regard déprimé des habitants, jusqu’au moment où lui aussi constate que non seulement l’eau du canal s’assombrit dans la rue, mais qu'elle s’abaisse.

À Ptère, il ne naît pas une goutte d’eau qui ne soit de connivence avec l’esprit humain. Comme l’esprit se creuse, l’eau se creuse.

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Le matin, Ber se rendant à la gare routière constatait ces faits précisément – comme tout était visible à l'époque !

Cependant la rue le regardait froidement au visage et lui renvoyait ses constatations. Il semblait qu’elle était en train de se défendre, ne parvenait pas à faire entrer dans l’oreille de Ber sa parole, Ber qui aussitôt qu’il était né n’avait eu que le travail ingrat de remettre en route tous les trains déraillés que sont parfois les Ptèrotes du matin au soir. Cette ville, pensait-il amèrement, est une montre qui ne cesse de supplier qu’on la remonte.

Quelle exagération ! Les ratés des Ptèrotes, infimes, même si nombreux, ne doivent pas leur être reprochés. On voudrait dire qu’on ne peut pas reprocher à un guépard de se fatiguer après quelques centaines de mètres, qui court trop vite pour aller plus loin. Tous les Ptèrotes apprennent dès le petit âge à modérer, orienter, condenser leurs désirs, à leur choisir une proie. Leur puissance est si grande, elle explose quand même dans tous les coins.

Il ne s’agissait pas de faire une plaisanterie quand nous parlions de chaînes de travail portatives ; il ne s’agissait pas de moqueries non plus quand nous avons expliqué qu’ils refusent les vacances et les fêtes nationales – mais il faut bien qu’un pays ait les siennes. Ils ont leurs usines, c’est vrai, et leurs lignes de chemin de fer, et un bureau de la statistique – car les pays ne sont pas fait autrement ! Mais qui pousse la porte de l’usine, monte dans le wagon, ou examine les colonnes de chiffres : il voit que l’espace, les moteurs, les rythmes de production ne sont pas les mêmes. Voilà ce qu’est un pays où tous ont droit à leurs désirs : un extérieur identique de pays standard, derrière lequel les conditions de l’être humain sont changées. Le besoin d’individus comme Ber, eux-mêmes des ratés, ne doit jamais être exagéré, sous peine de dissimuler complètement l’important : on croyait qu’une ville bâtie de désir n’était pas possible – mais elle l’est.

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Il y a autour de Ptère des montagnes d’ignorance, des pics de jalousie ; mais la possibilité même de la ville n’est plus à prouver. Nous le disons afin qu’on n’aille pas se saisir de l’existence de Ber pour abîmer ce qui a été fait ; ou de l’existence de la rue de Babour pour en induire des logies.

Ber ne se rendait pas compte de la nullité de sa tâche. Il avait le regard de quelqu’un qui ne voit pas plus qu’un infiniment petit du monde. De là, il se permettait des généralités, mais comme il avait la mémoire courte – le seul trait ptèrote que les gens comme lui conservent – il n’en faisait pas, justement, heureusement, des logies.

Il faut lui reconnaître qu’il voyait du cocasse – après coup, on en rit : ce jeune homme dans la force de l’âge qui paraît rôder autour de chez lui, à moitié nu, la tête au ciel – ou ces petits enfants qui se mettent à construire tout seuls des immeubles, et quand la nuit vient, ne savent plus où se trouve celui où ils habitent – ou ces escouades qui sortent de la caserne – il faut bien qu’il y en ait un, de service militaire – et s’égaillent, lieutenant en tête, happés par des projets tous plus beaux les uns que les autres, jusqu’au moment où ils tombent à quatre pattes, liquéfiés, et qu’on doit envoyer quelqu’un comme Ber les ramasser et les remettre dans ce chemin commun qui, nécessairement, est à battre ensemble, dans une ville (Les autres projets, ces monstres collectifs dirigés de main de fer par un État obèse, impotent, malfaisant – étudiés, évalués, rejetés ! Il faut un État comme il faut un filet. Car nous savons que les hommes sautent).

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"Comment font-ils ?" se demandait Ber, particulièrement le soir, "Comment font-ils pour s’intéresser à toutes ces choses sans importance ?"

L’imbécile n’est pas celui qu’on croit ?

L’imbécile Ber posait méthodiquement les bases de son raisonnement et divisait sa question en deux :
un – comment se fait-il que je sois le seul à me poser la question ?
deux – quelle est la cause de notre différence ?

Il trouvait que la première résultait nécessairement de la seconde.

Il explorait alors d’arrache-pied l’étonnante dissymétrie dans laquelle il se trouvait avec les Ptèrotes, leur posait des questions, avec l’air béat qu’ont les étrangers sans s’émerveiller comme eux de ce qu’il voyait (ni photos, ni films).

Il va de soi que son travail lui donnait plus d’une occasion de procéder à ces observations et à ses questionnements : il se retrouvait bientôt devant un de ses clients réguliers, qui tenait entre les dents une structure ayant l’apparence d’un disque épais de trois ou quatre centimètres occupant à peu près la surface d’un hublot tel qu’on le voit représenté sur les livres. "Ce pourrait bien être un fromage", se disait-il, et il se contentait un moment de cette hypothèse mais comme il ne voyait pas la structure diminuer de taille dans la bouche de son client, en déduisait qu’elle n’était pas mangée, que donc elle n’était pas un fromage.

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Il avait donc le champ libre pour une autre proposition et demandait alors – une question chez lui récurrente : "Est-ce que c’est un jeu ?"

Lorsqu’on est allé à Ptère, ne fût-ce qu’une fois, on sait une fois pour toute qu’il ne faut pas poser cette question sans être prêt à en découdre. Invariablement, Ber recevait un coup. Il avait cependant appris, du fait même de cette obstination idiote à poser la mauvaise question, qu’elle pouvait être suivie d’une autre, on ne peut plus efficace – ce qui ne l’empêchait pas de commencer d’abord par la première, à ses yeux plus justifiée.

Il demandait donc dans un deuxième temps, par acquit de conscience et pour se faire pardonner : "Quoi pour le bien du monde ?"

Ces six mots lui ouvraient les portes de l’esprit ptèrote – hélas elles se refermaient trop vite.

"L’intérêt est simple. L’appareil est en peau de patrache", disait alors le client. "Il fonctionne comme un tambour ou si vous préférez comme une guimbarde. Positionné comme ceci" – et il replaçait l’appareil dans sa bouche, puis le retirait – "il enverra des informations sur chacune des dents en contact avec la peau de patrache. Celle-ci a, comme vous le savez, la propriété d’amplifier le champ magnétique et de" – mais Ber, guère intéressé interrompait l’orateur :

"Comment vous en avez eu l’envie ?"

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L’autre alors était étonné, oui étonné bien plus que mécontent d’avoir été coupé dans son exposé, et disait, sans trop y penser : "Mais le désir d’être en bonne santé, bien sûr."

"Quel idiot !"  disait alors l’expression sur son visage devenu soudain particulièrement facile à interpréter. Il n’y avait pas de désir plus simple à comprendre, et la variété énigmatique que prenaient ses formes à Ptère épuisait l’esprit étroit du secouriste.

Ber avait noté en quinze ans de carrière plus de douze mille inventions chez ses trois cents quatre-vingt trois clients ; plus de quarante-sept pour cent d’entre elles avaient été créées pour répondre à ce désir de santé. Mais il y avait ceci d’étonnant à Ptère que le Ptèrotes n’étaient jamais malades.

La réponse obtenue encore et encore de la bouche de ces clients réguliers qu’il fallait nourrir, mettre au lit, et généralement ordonner ne satisfaisait pas Ber.

"N’y a-t-il donc aucune raison que ce désir s’arrête, puisqu’il ne satisfait aucun besoin ? Peut-on désirer sans avoir besoin et peut-on désirer sans cesse la même chose, mais sous une forme différente ? Désire-t-on surtout à Ptère ? Est-ce un privilège qui vient dans le sang ou un produit de l’atmosphère qui influence sur plusieurs générations ceux qui la respirent suffisamment ?"

Ber n’avait pas un désir bien grand de trouver réponse à ses questions. Elles redescendaient en lui, puis remontaient quand il était mis en présence de ce qui les causait : les inventions des Ptèrotes.

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Au milieu de ce qui était un peu une carrière de questions et de claques, il arriva que Ber sortît de chez un certain Marchand travaillant à une échelle d’apprentissage : chaque barreau dispensait un savoir, il dispensait de la nourriture, on pouvait y passer des mois ; plus on montait, plus il vous était révélé des secrets sur l’univers ; une précédente expérience avec les Nations Unies avait capoté ; la Ville allait en produire par millions ; Marchand créait un lanceur capable de projeter l’échelle à très grande distance, sur le modèle des missiles balistiques et le testait sur le lac avec l’aide de la Marine nationale.

Mais avec véritablement une intolérance sordide, il n’avait pas voulu répondre à Ber quand celui-ci lui avait demandé quel désir son invention venait satisfaire – ceci quand Ber venait de le sortir du marasme impossible où la multitude de ses désirs contradictoires l'avait mis ; même, on pouvait dire que le savoir-faire de Ber était ce qui avait plus d’une fois permis à cet ingrat de ne pas abandonner ses loufoques projets.

Mis à la porte, le secouriste était descendu pour respirer un peu avant un autre client, avait parlé quelque temps avec le concierge qui le renseignait sur les besoisn qu'on pouvait avoir de lui. La conversation avait fait apparaître ce fait jusque-là inconnu : on parlait de se réunir pour discuter du problème que Ber venait de rencontrer.

"Ce sera discret ?", demanda Ber.

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"En fait de discrétion, regardez-moi ça", dit le concierge, et il mit le doigt par la fenêtre et le dirigea vers l’ouest boursouflé de nuages aux bords perdus dans l’horizon.

"Regardez ! Regardez comme ils sont beaux ! Ils arrivent de la porte aux pédoncules, musique en tête. Il va y avoir du changement ! On ne comprenait rien, on va tout comprendre. Ils sont au moins deux mille. Et puis ce n’est pas la première fois. C’est comme ça tout les vendredis. C’est pas prêt de s’arrêter, la lune est tombée par terre !"

Dans la direction indiquée, Ber regardait, mais le bras du concierge le gênait ; il ne voyait rien. Il n’entendait pas non plus quelque chose de bien déterminé. De gens s'agitaient loin derrière ce bras.

"Il y en a peut-être plutôt trois mille, tout le monde bien habillé, le petit chiffre onze à la boutonnière" ajoutait le concierge sans se retourner vers Ber. "Onze heures onze minutes onze secondes le onzième jour du onzième mois ils seront onze mille et diront les onze principes. On dit que ça n’ira pas loin. Je demande à voir ! C’est aberrant que vous n’en ayez pas entendu parler. On a envie de se frapper ! Quelqu’un comme vous, vous entrez parfaitement dans la classe, exactement le profil. Il en faudrait même encore plus. À onze heures onze minutes onze… Etsetera. C’est mieux qu’une école de samba, ça. Comme ils sont disciplinés, mais pas snobs, pas vilains. C’est normal, ils sont des bourgs : Hauts de Ptère, Crouet, Chétigny, et tout. Allez-y ! N’hésitez pas !"

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Et en vérité, ils étaient bien beaux, ces hommes en cortège à la veste ornée de chiffres. Et par le grand froid qu’il faisait en ce dernier mois de l’automne, on comprenait tout de suite pourquoi ils ne portaient plus de manteaux : on voyait ceux-là déposés sur un grand char en une pyramide qui ne bougeait pas. Il y avait bien quelque chose de singulier à cette absence de mouvement : c’est qu’en dessous de ce tas, il y avait un homme, celui que les autres appelaient le roi. Mais à vrai dire, il n’était pas non plus compliqué de comprendre que s’il ne bougeait pas, c’était qu’il était prêt d’étouffer. De temps en temps, peut-être, on le relevait, on le ranimait, et on mettait à sa place un autre monarque. Quel honneur cependant que d’étouffer de cette manière ! Sous la brouillonne et disparate beauté du tas, passer ainsi à deux doigts de l’expiration, dans la liesse populaire, c’en était enivrant. Très peu dans le cortège avaient la chance de voir le roi, ou le tas. Ils étaient tous derrière, et de derrière faisaient passer les manteaux, si bien qu’avec le passage du temps, l’honneur d’être enseveli sous ces offrandes devenait malaisé à supporter, sans qu’il manquât encore de candidats pour l’accepter.

Si l’on passait par là, c’était pour nulle autre raison que le nom des rues du quartier, celui Des Bourgs, qui rend hommage aux communes avoisinant Ptère – par paternalisme c’est certain. À l’air discipliné de tous et au respect rigoureux d’un rituel on voyait le signe qu'aucun Ptèrote n’y participait. C’était une impression de marcheurs déjà bien échauffés qui réussissent en restant au pas à donner l’impression qu’ils se rendent quelque part vers une ligne d’arrivée où seront distribués des petits cartons. Et sur ces cartons, que trouvera-t-on ? Le plan d’une autre et semblable manifestation, calquée tout à fait sur celle-là. On pense cela, nous les Ptèrotes.
 

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On voit ces visages, tout à fait comme les nôtres, et on se dit : "Savent-ils au moins où ils vont, ces imbéciles-là ?" L’évidence est que non, et quand on regarde aux jumelles les interactions qui se font entre ces fourmis humaines, on est surpris de les voir plus spontanées qu’on avait cru d’abord, et quand même dirigées vers un but. Il y a du mouvement dans ces rangs, des allez-et-venues, des remplacements. Ils se donnent de main en main de petits paquets, agitent des fanions au passage d’un manteau qu’on va jeter sur le char – tiens, non mais, regardez, et celui-là, vous l’avez vu ? C’est un bond qu’il a fait en l’air, comme si on l’y avait projeté. Ainsi, il ne semble pas que tout soit joué d’avance. Regardons encore un peu. Discerne-t-on quelque projet dans ce cortège du vendredi ? Un peu ! Il faut descendre les suivre cependant. D’abord, rien à faire, c’est mystérieux : prenant les avenues principales de la ville, ils tournent à gauche de loin en loin, pour paraître retourner sur leurs pas. Sans doute confondent-ils notre ville avec un labyrinthe. Ils avancent, avancent, sans aucune pause, égrenant les quartiers. Que veulent-ils ?

Nous n’avons pas le temps de nous occuper d’eux – de la même manière qu’ils n’auraient pas le temps de s’occuper de nous – j’entends bien sûr de nos motivations profondes – si l’envie leur en prenait. Mais tais-toi, imbécile, il semble bien que soit justement le cas : inouï ! Cela aura des conséquences.

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Enfin qui sont ces gens-là qui viennent de ce qui s’appelle les départements immédiats, et parfois de plus loin ? Mus par l’appât du gain sans doute, ils se sont rapprochés de Ptère – ayant dit cela qu’a-t-on dit ? Question rhétorique ; on n’a rien dit du tout. Mais nous n’avons pas trop envie de les connaître. Ça ne nous intéresse pas. L’espace publique leur est ouvert tous les vendredis : ce n’est pas assez. Mais que peut-on faire de plus ? Il faut qu’une volonté claire émerge de leurs réunions. Or, même le plus sympathique observateur ne peut se défendre d’une certaine ironie lorsqu’il se mêle à leurs rituels. Ce n’est pas qu’on voie mal comment ils pourraient devenir onze mille, ou se réunir à onze heures onze minutes onze secondes au jour de leur choix. C’est tout à fait sain et bien pensé. Qu’ils élisent des représentants, rois ou officiers de cour, cela aussi, c’est très bien. Non, ce qui est extrêmement dérangeant, c’est l’insistance qu’ils mettent à prêcher autour d’eux un bon comportement, à nous dire comment nous devons nous tenir et parler. Nous ne nions pas qu’il n’y ait parmi nous des bourrus, des grognons qui abusent d’un certain style « savant fou ». Ptère, en cela, n’a pas une réputation infondée. Peut-être certains sont trop attachés à leurs petites bizarreries, et ce trait pourrait bien s’être répandu dans la ville par les récits qu’en font les uns et les autres, et parfois ceux-là même qui en pâtissent, qu’ils viennent des départements ou d’ailleurs. Ce sont là les petits écueils sur lesquels s’échouent parfois d’importants navires ; il faut aider à les remettre à flot.

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Il y en a qui parlent de guerre civile, mais c’est qu’on veut dresser les vieux Ptèrotes et les nouveaux habitants les uns contre les autres. Heureusement, on s’y prend mal. Les Ptèrotes ne se formalisent pas de ces manifestations au fond guère bruyantes. Ils restent sur leur quant-à-soi. Mais ils jettent un coup d’œil par la fenêtre, mesurent la taille des défilés, et gardent une oreille attentive. Il faudrait que nous n’ayons absolument plus d’État, ce serait ça qui rendrait les choses plus simples. Il n’y aurait pas de police, ni d’informateurs et autres personnages déplaisants, qui ont toujours leur intérêt à dénoncer et à faire circuler des mensonges. Ni perquisitions ni descentes bien organisées dans les quartiers suspectés. Cela jette de l’huile sur le feu. Ce n’est pas bien. On a déjà de mauvais résultats. On réunit des informations absolument aberrantes sur les origines de ce mouvement, on dit « tout a commencé là », ou bien « ici », et « ils ont choisi le chiffre onze pour prendre d’assauts les onze quartiers de Ptère, ce n’est pas innocent. » « Ils disent onze parce qu’ils frapperont en fin de compte à la douzième heure. » Triste, triste époque. On en oublie ce pourquoi on est au monde. On sent que la politique s’infiltre dans nos correspondances et on croit qu’un autre les signe. Fasse le ciel que le calme revienne vite ! Que tout s’apaise ! si nous le voulons vraiment, tout rentrera bientôt dans l’ordre.

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Voilà leur hôtel de ville. L'entrée par un canal souterrain qui prend naissance dans la Sugne, au-dessous du pont de la Victoire, a de quoi mettre mal à l'aise. Sans avoir quoi que ce soit de déplacé – elle a la propreté d'une banque – on ne peut retenir un éclat de voix craintif lorsqu'on pénètre sous cette voûte qui pourtant laisse largement passer la lumière du jour. Les caryatides qui font mine de la soutenir ne se laissent pas interpréter facilement : ce sont, bien sûr, deux femmes, qui tiennent chacune dans la main quelque chose. Mais on ne les distingue pas du premier coup, comme par effet recherché, et on est déjà passé dans le tunnel, d'où on ne peut plus les voir. Le pilote du bateau a mis le moteur en régime lent, et si on se tient sur la plateforme avant, on pourrait presque ressentir une espèce de sérénité. La lumière du jour fait place peu à peu à un autre éclairage, plus irrégulier, et on devine qu'il s'agit d'une installation spéciale. Aussitôt, la lumière paraît avoir quelque chose d'artificiel qu'elle n'avait pas avant. Mais on saura tout à l'heure qu'il ne s'agit de rien d'autre que des rayons du soleil réfractés depuis la tour principale du bâtiment jusque dans ses moindres cagibis. Ils sont concentrés dans des tubes qui s'allument à leur passage et continuent la nuit de diffuser une lumière douce, presque somnifère. Le bateau s'immobilise contre une passerelle sur laquelle a été répandue une couche de terre. L'hôtesse de bord invite chaque passager à retirer ses chaussures sans donner d'explications. Personne très mesurée, elle donne tout à fait l'impression de savoir ce qu'elle fait, de sorte qu'on n'a aucune peine à lui faire confiance. Comme exprès, on saura plus tard qu'elle joue ici le rôle de mairesse – c'est son titre.

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On ne se sent pas aussitôt à l'aise sur ce petit chemin de terre qui rentre dans le bâtiment comme vous et moi, avec l'air lui aussi de s’y connaître, et pour tout dire d’avoir une sorte de petite lassitude à se laisser fouler. Est-il exagéré de prêter ainsi des sentiments à un élément paysager ? Eh bien, en tout cas, le sentiment ne vous lâche pas facilement, car tout respire – irradie – émet un sentiment d'auto-suffisance qui vous fait vous sentir un tantinet surnuméraire. Mais ils disent que c'est une impression qui cesse dès le deuxième voyage.

…du fond du bâtiment -- mais suis-je sotte : quel fond ? On ne peut pas commencer comme ça une phrase sur l'hôtel de ville – car il n'a justement pas de fond. Comme il n'a pas d'entrée magistrale, ni portail, n colonnade, ni balustrade d'où adresser un discours. Le peuple n'a pas besoin de discours et ne désire pas être informé. Chacun veut recevoir les informations qui lui seront utiles – ce n'est pas possible d'un balcon – nous n'avons pas de balcon. Le canal que vous avez emprunté est ce qui s'en rapproche le plus. D'une entrée magistrale. Vous serez surpris d'apprendre que nous n'avions pas pensé à l'utiliser avant que des visiteurs ne nous fassent remarquer qu'il offrait tout l'apparat souhaitable sans pour autant nous obliger à trahir nos principes. C'est ce que nous avons voulu représenter par ce chemin de terre. Vous le voyez aller partout et toujours s'arrêter avant de pénétrer quelque part. Il y a là un double symbole: celui de votre condition de visiteur, naturellement, car vous aussi vous voyagez sur une terre spéciale, la terre de l'étrangeté ; et celui de l'eau à Ptère, qui va partout ou nous voulons et s'arrête où ses bienfaits ne seraient pas appréciés.

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Dans les sachets qui vous ont été donné au commencement de votre voyage se trouve de la nourriture : vous avez pu croire à une coutume dont la signification allait vous être révélée. Mais de coutume, il n'en est pas question ici. Tout simplement nous vous offrons le seul repas que vous pourrez prendre dans le bâtiment. Il ne s'agit pas de se perdre : la plupart des pièces sont vides ; et même si ce n'est que du folklore, cette légende des touristes morts de soif dans un couloir, eh bien, quand même, nous avons eu de fâcheuses aventures avec certains énergumènes qui s'étaient égarés. Restez donc, quoi qu'il arrive, bien ensemble ou en tout cas sur le chemin. Je vous disais sur le bateau qu'il ne s'est jamais agi pour Ptère d'établir des records. On pourrait penser que ce bâtiment, construit à rebours du sens commun, dans des conditions extrêmement périlleuses, et qui paraissait devoir être toujours menacé de submersion dans le flot si proche et si puissant de la Sugne, qui ressemble ici extrêmement peu au ruisseau de montagne qu'elle est encore à quelques kilomètres et trouve justement, au niveau du pont de la Victoire, son écartement maximal dans la cuvette – je reprends mon souffle – que ce bâtiment, on pourrait croire qu'il est une de ces frimes que se construisent les provinces, un mauvais goût, un éléphant blanc, mais blanc. Pensez-le. Mais alors bouchez-vous les oreilles. Car je vais vous apprendre que non. Notre architecte, celui que nous appelons son excellence Sednik, le seul à porter un titre honorifique de cette importance, avait hérité d'un projet de bâtiment d'habitation, mais à la suite de tous les événements, le besoin ne s'en faisait plus sentir, il a fallu construire quelque chose d'aussi grand, en même temps d'aussi utile ; Dieu ! ce n'était pas facile.  Mais voilà ! Vous l'avez devant vous. La lumière vous paraît encore un peu faible, vous avancez les yeux presque voilés ; mais tout va s'éclairer peu à peu, au fur et à mesure de la marche. Aussi allez de l'avant. Mais, je l'ai déjà dit : ne vous perdez pas !

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Le moment d’une interruption était arrivé. « Vous nous avez promené un peu trop longtemps sans rien nous dire de plus que ces platitudes touristiques, et non seulement elles ressemblent à ce qu’on entend ailleurs, mais en plus vous nous les avez répétées sans relâche. Il serait peut-être temps de nous dire enfin ce qui devrait vous valoir notre indulgence ? Nous avons visité une bonne partie de ce que vous appelez votre ville. Nous avons patiemment entendu la liste de réalisations qui toujours se dérobaient à notre regard. Nous affirmons avec force qu’en voilà assez ! Toujours ces mots ‘Ptèrote’ et ‘La Ville’ ? Nous n’avons pas quitté le bateau, on nous a fait une promenade bien jolie, et encore maintenant, on ne peut pas dire que votre rivière soit désagréable, ou cette idée d’un petit chemin de terre à l’intérieur d’un bâtiment. Mais enfin, enfin ! Nous sommes ici pour établir la valeur de votre société toute entière. Elle est là devant le jugement comme Sodome et Gomorrhe, et nous avons beau être au moins aussi généreux que le Dieu du Livre, il n’y aura pas d’autre visite que celle-là. Il vous faut répondre ici et maintenant, comprenez-vous ? Vous ne pouvez pas vous contenter de dire ‘nous’ en espérant que nous vous croyions. Il nous faut des preuves de votre existence collective, preuves dont les éléments sont au moins aussi indiscutables que le B-A-BA, les dix commandements, les douze tables, les constitutions des États, le miel, ou bien encore les marées. Si vous ne pouviez répondre qu’à cette question : non pas comment cet hôtel de ville fonctionne, ni qui l’a construit, mais peut-être qui il sert, qui il prétend représenter, qui sont ses administrés donc, nous pourrions commencer à examiner votre cas d’un œil favorable. Tout autre détail est vain !

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C’est une chose terrible que d’assister ainsi sur invitation à l’autodestruction de personnes comme vous contre lesquelles nous ne sommes pas complètements prévenus. Vous ne pouvez pas ne pas vous rendre compte que, sans être exactement neutres à votre égard, puisqu’après tout nous venons vérifier que votre mauvaise réputation est justifiée, nous sommes pourtant à la recherche du moindre petit signe qui témoignera que vous avez été, peut-être pas calomniés, mais enfin blâmés trop sévèrement. Il devrait vous être évident que notre mission est à prendre tout à fait au sérieux. Que si vous n’êtes qu’un amas de personnalités prétendant plus ou moins à l’original, qui se donne des airs, qui affiche des prétentions à posséder des institutions, à condamner les uns, à vous allier aux autres, et que vous faites tout cela dans la plus complète illégalité, sans avoir de votre côté aucune des lois internationales, sans surtout en reconnaître aucune, et qu’on ne sait pas, ce qui est excessivement grave, à quel titre vous nous recevez donc, si ce n’est par une sorte de calcul dont la finalité ne peut que nous échapper, nous paraître absurde, alors autant dire que nous avons visité un asile de fous à la demande des internés eux-mêmes et qu’ils ont voulu nous faire croire qu’il y avait derrière leur réunion quelque chose d’autre que leur incapacité à se rendre compte de la folie qui justement réunit dans un lieu qui ne peut pas être autre chose… qu’un asile. »

« Je comprends » dit la mairesse, avant de se taire, s’effaçant comme une ombre sous le feu roulant des questions.

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Au cours des deux dernières semaines, nous avons été mis au contact d’une portion significative de la population de cette ville. Nous avons donc fait en sorte qu’ils voient la ville comme nous avons toujours voulu la faire paraître, non pas dans l’incertitude et le vague quotidien, mais dans la splendeur des rêveries qui l’habitent. Rien n’a paru qui ait justifié à nos yeux le statut d’exception revendiqué à de nombreuses reprises par le gouvernement ptèrote. Ils ont parfaitement compris qu’il ne s’était jamais agi pour nous de réclamer qu’on nous traite différemment des autres, mais simplement qu’on reconnaisse le fait indiscutable que nous ne sommes pas comme eux. Il ne serait pas juste de prétendre que nous avons été soumis à des pressions. Tout au contraire Ils se sont certainement réjouis du traitement qu’ils ont reçu. On peut même penser qu’ils ont fait en sorte que nous puissions voir ce qu’il nous paraissait souhaitable de voir, Ils ont souhaité voir un nombre considérable d’ateliers, ont posé des questions aux travailleurs qui sans être aucunement étrangers, en ont chez eux le statut, sans que nous soyons parvenus à savoir comment il leur a été attribué ni pourquoi. Il est évident que Si une autre délégation d’observateurs se présentait à l’avenir, il faudrait s’inspirer des dispositions prises au cours des deux dernières semaines. Il est à présent évident que Les disparités entrent leurs concitoyens n’ont pas d’origine claire, et eux-mêmes ne savent en rendre compte que très imparfaitement, comme s’il y avait là quelque chose d’indicible. Mais ce qui est le plus étonnant Voir annexe. Nous attirons l’attention Néanmoins, on a remarqué une tendance très nette des observateurs à se laisser abuser par les apparences. Tout autre État en conclurait qu’il faut les soigner mieux. Ce n’est pas du tout Le cas exceptionnel de la fabrique d’armement « Prépare-La » mérite un traitement spécial.

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Sur les deux cents employés à la fabrication de ces armes de pointe, il semble qu’aucun ne sache l’usage qui en est fait. On n’ose croire qu’ils disent la vérité. Il y aurait une ignorance concertée, une hébétude dès qu’il s’agit des questions militaires qui fait froid dans le dos, comme si aucune information à ce sujet ne circulait. Nous avons le sentiment très net d’une conspiration. Non, il ne s’agit pas de cela mais plutôt Il est également très manifeste que malgré toutes nos explications, les observateurs sont repartis avec plus de questions qu’ils n’en avaient amené dans leurs bagages. Il importe particulièrement d’insister sur la nécessité de ne pas à l’avenir reproduire l’erreur qui a été faite de prévenir la population de cette visite. Un trop grand nombre de citoyens interrogés adoptait l’air peu naturel de personnes qui connaissent d’avance les questions qu’on va leur poser. Si nous savons que c’est à leurs seules déductions qu’ils ont dû cette intelligence, les observateurs, eux, ont pu croire à une mise en scène, ou même qu’Il est plus que probable que nous ayons été espionnés. Si  nous nous étions allongés au moment où les sirènes se sont déclenchées. La radio s’est mise à diffuser des flashs d’informations annonçant la rupture simultanée des cinq barrages d’amont d’est. Pour nous, il semblerait donc que la visite se soit paradoxalement soldée par un échec complet : ils nous ont pris pour des menteurs ou pour des imbéciles. Il n’est pas clair d’ailleurs si, dans cette dernière hypothèse, ils se sont rendus compte qu’il y entrait un immense  bonheur. Quatre heures environs après le début des hostilités, cette annonce n’a pu être interprétée que d’une seule manière : nous avions été attaqués. Notre conviction profonde était qu’il n’y avait pas d’autre explication. Comment conclure ?

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Comment mettre bout à bout les éléments disparates qu’il nous est encore impossible de sélectionner avec assez de discernement ? Nous sommes sous le coup d’impressions bizarres, aux prises avec des gestes qui ne correspondent pas aux sentiments exprimés. On ne peut pas dire que les Ptèrotes ne sont pas différents. On ne peut pas dire qu’ils ne le font pas exprès. Et puisque leurs différence est calculée, est-elle légitime ou pas ?

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Il ne vous écrit pas pour faire savoir ce que vous savez déjà, mais pour vous dire ce que vous n'avez pu découvrir. Notre situation est désespérée et nous n'avons plus d'espoir qu'en une intervention étrangère. Nous souhaitons avec la dernière volonté qu'il vous apparaisse que la décision que nous prenons de trahir ainsi notre pays a été prise par nous après un genre de réflexion dont vous ne pourrez pas imaginer le tourment. Nous restons, nous en sommes convaincus, de bons Ptèrotes. Mais enfermés dix-huit heures par jour sur votre lieu de travail, sans un seul jour de repos pendant des années, il se pourrait bien que vous aussi, tout patriote que vous soyez, vous décidiez finalement que quelque chose ne va pas et qu'il est nécessaire, moralement nécessaire d'agir. Nous aurions aimé vous dire que notre réclusion est volontaire, notre travail forcé un sacrifice consenti. Cela ne serait pas vrai ; mais plus simple à expliquer que la vérité, qu’il est presqu'impossible de nous faire comprendre à des esprits étrangers. Nous en tentons l'aventure parce que ne pas le faire serait un suicide. Nous avons été sélectionnés parmi nos concitoyens parce que des tests prouvaient qu'incapables de résister aux volontés des autres, nous étions les plus faibles.

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Cette sélection a eu lieu alors que nous n'avions pas encore atteint notre majorité. Elle repose sur des critères que nous ne prendrons pas la peine de critiquer parce que nous en reconnaissons la validité. Convaincus par tout, nous nous résignons facilement, nous acceptons ce qu'on nous donne avec une forme de bienveillance qui peut passer pour de l'orgueil – celui de faire le bien sans y être invité – mais qui n'en est pas. Nous sommes considérés comme une aberration sans laquelle la ville serait probablement mal en point. Vous nous avez vus en quelques endroits eux aussi sévèrement sélectionnés. Impossible d'où vous vous teniez de voir l'étendue de notre exploitation : pour nous, pas de relâche, même dans le sommeil. L'acharnement de nos maîtres à tout changer, à tout bouleverser, sans toujours savoir où ils vont, a pour nous une connaissance tragique. Nous travaillons, oui, mais aussi nous avons la migraine; nous ressentons en permanence les désirs d'autrui. Nous sommes des passoires. Cette idée d'hommes-passoires ne peut que vous faire horreur. Nous devons la contempler tous les jours ; les trous qui nous forment sont les barreaux de notre prison. Il a fallu pour que ces lignes vous parviennent qu'un homme qui n'était pas comme nous se rallie à notre cause et la fasse sienne : la rébellion ne nous était même pas concevable. Maintenant elle nous est apparue dans toute sa clarté solaire.

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Ce n'est pas une petite affaire que de transcrire ainsi les paroles de ceux qui n'ont pas de paroles. Sans mentir, j'y prends une certaine fierté. Je le dis à l'emporte-pièce. Tout de go. Je peux bien le dire, oui, puisque personne ne saura mon nom et qu'il n'y aura jamais d'enquête pour déterminer mon identité. Ce n'est pas une petite affaire que d'imaginer la parole de ceux qui ont dû mal à s'exprimer. On leur donne des mots pour eur facilité la vie, on se donne le sentiment d'être charitable. Mais ce n'est pas ça du tout. Ce n'est pas une petite affaire parce qu'il y a quelque chose de pas croyable dans leur envolée. Ils disent que quelqu'un a trouvé les mots pour eux. Mais ce quelqu'u, est-ce moi ou quelqu'un d'autre ? Je m'explique : je suis moi aussi de Ptère. Je peux vous dire qu'ici personne n'écrirait de qu'ils écrivent ni ne dirait à des étrangers le quart de ce qu'ils osent balancer. Alors ce ne peut pas ête moi. D'un autre côté, je sens bien que j'ai écrit ces mots, je suis même en train de le faire, et je ne me caach pas, même à moi-même, que c'est follement amusant. C'est effrayant aussi, de trahir, et très facile, au vu tout particulèrement de la complexité des moyens qu'il faut avoir à sa disposition pour mener les activités importantes de notre ville. Donc ce n'est pas vraiment une technique, mais tout juste une sorte de petite émanation, de petite perturbation à la surface du corps, au bout du doigt, comme le grésillement d'une ampoule qui va s'éteindre. Je ne le savais pas, je le découvre en le faisant, et même je peux dire que ce sont mes doigts qui découvrent ce qu'ils sont en train de faire et qu'ils sont pareils à des ampoules, et je serais tenté de leur faire porter le chapeau de la trahison, si je ne savais pas que la loi ne les punira pas eux, individuellement, mais moi tout entier, et pas parce que je les contiens mais parce qu'ils ne prendront pas la peine de rentrer dans les considérations et les élégances que je fais pour vous.

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Quant à vous, je dois imaginer que vous n'êtes pas eux, sans quoi par ces lignes je me trahirais moi-même en les trahissant, et ma trahison serait en même temps mon plaisir et ma corde. Ce que ne veux. J'ai remis les feuillets de la diatribe de ces citoyens quasiment analphabètes à la commission d'enquête venu de l'étranger. Il est possible qu'on ne m'ait choisi au ond que pour faire dévier les foudres de l'État sur moi. Il est possible que ma stupide vanité m'ait fait choisir entre tous comme la victime la plus aisée à manipuler. Cela expliquerait que mon nom ait dès le début été destiné à disparaître et que le destin n'ait pas jugé nécessaire de m'attribuer de nom. Eh, soit. C'est le moment de dire : "Je l'ai voulu !" Disons-le ensemble, vous et moi : Je l'ai voulu. Là, tout se calme, tout est volontaire maintenant. Ce n'est la responsabilité de personne d'autre que nous. Je suis out à fait prêt à attendre qu'on vienne me chercher. De toute façon, la peine ne sera pas capitale. Malgré tous ses travers, notre pays est encore juste.

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Avant de m'occuper de trahir et de faire le passe-plat, de me mêler de ce qui ne regarde pas faute d'yeux –  j'ai eu des bonheurs à l'envers, et l'envers c'est peu dire. Je ne tombais jamais amoureux de la vie, par crainte – stupide crétin, disaient-ils agressivement, les compatriotes  mais de quel droit, on ne le sait pas. « Il faudrait peut-être que tout le monde connaisse la sensualité fraîche des amours destinées ? » me demandais-je. « Et pourquoi donc ? » La vie se refusait à moi, elle me tournait la tête et la sienne. Je n’avais pour moi que mon boulot, alors. Le travail, ça ne pense pas, ça a besoin d’aide, ça fait donc pitié, on le fait comme on secourt un vieil ours qui ne peut plus manger que des ananas et se trouve sans ouvre-boîte. Mais sans qu’on puisse dire comment la panique de la guerre monta. Une souffrance diffuse imbibait les nuages. Le monde que je connaissais se redressait, oubliant absence d’angles et rampes fuyantes, plus acéré jour après jour. Des cousins plus jeunes partirent à la bataille. Des adolescents à peine sortis d’une enfance passée à jouer à des jeux pacifiques enfilaient l’uniforme. Les parents n’avaient plus rien à dire. C’était devenu une affaire de devenir plus grand plus vite. Je sentis de plus en plus que mon travail était méprisé. Ma contribution à la vie de mes concitoyens n’avait plus l’importance qu’on lui accordait auparavant. Le centre des choses s’était déplacé. Jour après jour, par la rue que je prends pour faire ce que j’ai à faire – je ne dirai pas son nom –, je pouvais voir le long des trottoirs les immeubles se hérisser durement, pareils à des buissons, et je sentais que quelque chose s’ouvrait en moi avec ces changements, peut-être quelque chose qu’il fallait appeler de l’adaptation, et peut-être quelque chose de plus.

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J’avais un nom à l’époque – je ne le dirai pas. J’entendais le changement dans les voix qui le prononçaient, un imperceptible marmonnement dans ce que disaient ceux qui m’appelaient, comme quelqu’un qui joue avec un appareil dentaire. « Hein ? » je disais. « Hein ? » Ils appelaient quelqu’un qui n’était plus là. Je le compris, mais j’ignorais de quelle condition je souffrais. J’allai voir des personnes que je connaissais à peine, armé d’audace, prêt à tout – on m’avait dit qu’elles pourraient m’aider. Parmi elles était la cousine d’un ami, une femme des faubourgs qui travaillait à l’adduction d’eau et qui faisait les ongles à ma femme. Elle parla en termes très généraux :

« Vous éprouvez un malaise, je le vois bien. Vous êtes très affecté par ce qui se passe. Je comprends votre fébrilité. Tout change. Mais avant de faire une bêtise et d’aller dire ce que vous pensez aux mauvaises personnes, voyez-y plus clair dans votre situation. Vous ne pouvez pas agir sur la foi de sentiments si incertains » me dit-elle. « Il y aurait un grand malheur à prendre une décision à la légère. Le travail de confiance qu’on vous a donné, ces faux-jumeaux qui vous sont nés et votre beau mariage, ne les jetez pas avec l’eau du bain. Si votre situation présente ne vous convient pas, tout ne peut que s’améliorer. Vous déménagerez bientôt dans un endroit plus grand. Il y aura plus de verdure, plus d’animaux sauvages. Les enfants en profiteront. Imaginez ! Utilisez votre cervelle ! »

Exaspéré mais n’osant le laisser paraître, toujours plein du sentiment que quelque chose se passait qu’on n’arrivait pas à expliquer, je répondis : « Voilà bien l’ironie. Je n’y arrive pas, je n’y suis jamais arrivé ; mon bonheur, dans la forme qu’il avait jusqu’à il ya peu, était dû justement à ce manque d’imagination. »

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« Les amis sont faits pour ça » répondit cette dame sans se laisser désarçonner

– moi, je ne me battais pas vaillamment.

« On ne peut pas tout imaginer soi-même. » expliqua-t-elle. « Les cerveaux ne fonctionnent pas séparément. Nous sommes là pour vous rappeler ce que vous oubliez. N’oubliez pas : on ne peut pas se fier à soi-même. »

« Mais », je dis « il y en a qui le font. Je le sais puisque je les vois tous les jours. Ils décident des choses folles, on ne comprend pas. Et pourtant ils reçoivent des aides de l’État, ils sont subventionnés. »

« Ne vous occupez pas de ça » me dit-elle « Que certaines choses nous échappe, ce n’est pas une grande surprise. Il y a des hauts et des bas dans l’espèce. Les gens comme nous sont au milieu. Ni trop près du ciel, ni exactement au niveau des fourmis. Ne nous dites pas que vous ressentez des désirs inconnus ? »

Non, pas exactement. C’était plutôt quelque chose de vague ; tandis qu’autour de moi, la ville s’installait peu à peu dans la guerre, j’éprouvai le besoin d’une transformation, mais impossible d’y mettre la main. C’était de l’eau qui coulait en moi. Je souhaitais que cela déborde. Mais non. L’écoulement cependant devenait de plus en plus bruyant, il courait en moi, se perdait dans un coin, remontait, s’appuyait sur les éléments de ma personnalité comme une chute d’eau qui trouvait appui sur un rocher. Je continuai d’aller voir des personnes pour prendre conseil.

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Je ne cédai pas facilement aux sirènes du changement. Pas un de mes interlocuteurs, cependant, ne trouvait de mots réconfortants, pas un ne me comprenait. Mais il faut dire que je n’en étais pas désespéré pour autant, alors que j’aurais pu l’être. Mon esprit méthodique ne, par exemple, me servait pas. Moi qui ai conçu toutes sortes d’appareil de fermeture automatique ainsi que des répare-vitre instantanés. Je tentai de me servir de mes mains, je m’appliquai à des tâches mécaniques pour reprendre pied dans moi-même. Quand ce n’était pas un voisin que j’aidai à monter un mur de briques, c’était cette vieille dame à qui je confectionnais une moquette odoriférante, un fauteuil à oreilles autonettoyantes, un petit bracelet-téléphone-répondeur. Était-ce la guerre ? Était-ce un vieillissement prématuré de mon organisme ? – voilà les questions que je me posais, espérant comprendre pourquoi tout ce que je faisais ne faisait que provoquer des insatisfactions supplémentaires, des tourments. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » – cette question, je ne cessais de me la poser. Je ne trouvais même pas de ces fausses réponses qui nous permettent souvent de passer à autre chose, de ne pas répondre – ce sentiment aussi était nouveau, inconnu. J’en venais à me demander si je me donnais des excuses d’habitude ; est-ce que je fermais les yeux sur ce qui était là ? Mon itinéraire me conduisait toujours dans les mêmes rues.

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D’abord, je ne les trouvais pas sensibles à ce que je ressentais. Puis les bâtiments prirent une voix et se mirent à me dire : « Nous n’existons pas. Nous sommes un mensonge. »

C’était quelque chose d’extrêmement perturbant.

Je passais devant eux de nouveau – le matin suivant et encore bien des matins après – il n’y avait pas de doute : « Nous sommes des mensonges » – c’était ce qu’ils disaient encore –

et le chemin que j’avais toujours pris, qui passait devant eux me devint odieux, même que j’essayais de ne pas y faire attention. Les bâtiments qui me parlaient étaient comme des parents auxquels on n’arrive pas à arracher un prêt : on veut les éviter parce qu’on sait qu’ils ne donneront rien, mais on n’y arrive pas.

Je ne comprends pas, je me bouchai les oreilles, je cherchai à interpréter, certains bâtiments parlaient plus fort que les autres (cette intuition, personne ne l'aurait entendu, elle devenait plus vive, plus irrésistible. Sachant fort bien ce qu’est un signe de déraison et que cela n’en est pas, je me tiens à l’écoute).

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En passant, je tends l’oreille, bien que cela me répugne. Puis un jour je demande : « Si vous n’existez pas, cessez vos bavardages. »

« Je suis un bâtiment du ministère des Finances » rétorque celui-là, il est piqué. « Il traite dans mes pièces la question du budget secret de l’armée. » «  Comment te croire ? » demandé-je. « Je ne fais aps de serment » dit cet immeuble.

Il se dépose devant mes pieds une feuille à carreaux de teinte bleu ciel, sur laquelle se trouve le monogramme du secret d’État.

Des listes de chiffres y descendent de bas en haut.

J’entends le tac-à-tac de l’impression, encore collé à la page fraîche.

« Il se pourrait bien que je sois victime d’une hallucination » dis-je.

Je me tourne et contemple la façade de cet immeuble. Il est dans un tournant en briques de très bonne qualité, le niveau entre les étages souligné de carreaux peints comme sont les bords des grandes fenêtres ; non pas celles du rez-de-chaussée, grillagées, protégées par des barreaux, mais celles des étages supérieures, d’où tombe dès le matin une lumière toujours la même. Je n’y vois rien : pas un visage, ni une main cachée derrière un rideau. Je ne me rends pas encore à l’évidence, marche plus loin, dis de nouveau :

« Si vous n’existez pas, alors taisez-vous. »

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Et aussitôt, je reçois une feuille du ministère de l’Intérieur, marquée elle aussi du sceau du secret, et des listes de compagnies de gendarmes et de sergents de ville. Il se pourrait bien que je ne fasse guère attention à tout cela encore. Mais après seulement trente-trois minutes d’allers et venues, j’ai en ma possession treize feuilles, toutes arrivées du ciel, et qui disent la même chose :

il y a un monde derrière notre dos.

Nous ne savons pas ce que les autres désirent.

Nous nous retournons mais nous ne voyons pas.

L’État est est pris d’assaut.

Une comploterie est à l’œuvre pour mettre à profit l’état d’urgence.

N’est-ce pas le genre de découverte dont il est déraisonnable de parler ? Elle change irrémédiablement tout ce qu’un homme jusque-là sans aucune imagination du monde pouvait penser. Ainsi les bâtiments eux-mêmes se révoltent de quelque chose qui se tram ? On en est éberlué. On en est frappé comme de la foudre. Une immensité désertique vous entoure et vous arrache des cris, comme on dit que sont les cabosses. Il n’en sort néanmoins rien du tout. Il est fort probable que ce soit une hallucination, on n’a pas de preuve que non. Le temps, on le laisse passer. Une pesanteur anonyme s’abat et défait la pensée, puis vient la certitude est plate, le doute emplit l'horizon comme un ballon qui veut exploser.

Comment s’en défendre ? On est à Ptère, mais on ne peut pas quand même tout. On entend donc cette note de plus en plus seule, cette note de doute.

Revenu sur les lieux, je me tenais sur les endroits où j’avais entendu cette révélation.

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Les bruits de la rue se poussaient entre eux : les volets, les fenêtres s’ouvraient, laissaient passer une après l’autre et parfois en même temps le vent d’aération recommandé par l'agence du poumon, les grelots des petits chiens commençaient bientôt à tintinnabuler, un trio de recruteurs vint s’asseoir et posa sa table sur le trottoir, et agita sa cloche en criant : « Elle est en danger ! Elle est en danger ! Vous savez de qui je parle ! Vous n’ignorez pas la situation ! », sans qu’on entende bien sûr le froissement de leurs prospectus, ni qu’on entende même une horloge, le rythme régulier des tâches habituelles des employés et tâcherons s’entendaient, et l’arythmie des inventeurs, les deux populations de Ptère menant leur existence habitués les uns aux autres. Il sentait leur pulsation, éprouvait une lourdeur à ne pas pouvoir s’y mêler, sans recevoir à ce spectacle aucune autre révélation.

Pensant qu’il avait fait une conclusion hâtive, peut-être, il se mit à regarder les feuilles ramassées dans cette rue aujourd’hui tout à fait normale, essayant de mettre ces morceaux ensemble, avançant sans idées préconçues. Il aurait dû le faire aussitôt. Pourquoi non ? Inexplicablement.)

Il ne trouvait pas de complot : une liste de policiers ; un extrait de rapport d’unité dans les territoires ; un constat d’infiltration sur le barrage des amonts ; une feuille chiffrant le coût de la perte d’armes en mission, paperasse qu'il ne comprenait pas. Les feuilles avaient été prises au hasard, ne formaient pas d’objectif.

Il était bête, mais non sot, et ces feuilles données par des immeubles et tombées prises au hasard étaient dans sa main et lui faisaient honte.

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Très vite, peut-être en quelques jours, il se rendit compte qu’il ne pouvait s’agir que d’une chose : une ou plusieurs personnes avaient inventé un appareil qui permettait de donner une voix aux objets, ils l’avaient pris pour cobaye. Les immeubles ne parlent pas. Ce sont les gens qui parlent. Ils avaient décidé de jouer un jeu de piste – c’était des clients à lui – il pensa : « ils n’auraient pas le temps pour ces enfantillages. » Ou peut-être des gens qui avaient entendu parler de moi par ces clients. Ils ne voulaient rien d’autre que me regarder, moi le rat dans ce labyrinthe de ville.

Une objection se présenta : « Quel complot y a-t-il à découvrir, néanmoins », me dis-je ? Tout le monde sait tout. »

Encore du temps passa.

J’essayais encore de comprendre. Je crus qu’il s’agissait d’une provocation : cette manière d’appâter avec des sous-entendus mystérieux me paraissait digne de ces soupirants qui font beaucoup de mal dans les départements. Je traversai une mauvaise période où je crus que j’étais écouté. Un hasard, peut-être, mais aussitôt je fus arrêté à la suite d’un malentendu et me faisant des menaces, la police me dit : « Ton heure viendra », sans préciser, de sorte que je me lamentai et me tourmentai et me rongeai.

Je suis si honnête, si droit. Je reviendrai sur cet incident quand j’en aurai le temps.

Il crut pourtant une fois encore que si quelque chose se passait,

je ne voulais pas que ce soit une affaire organisée. Je voulais que ce soit une blague. Je me refusai à penser qu’autre chose que des coïncidences arrivait

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La situation nuisait à l'image qu'il pouvait donner. Sa femme dit à son frère Bertram (ils partageaient cette syllabe, « ber ») :

« Je n’ai pas voulu croire la police car je sais sa fâcheuse tendance à exagérer les faits, pas par défaut de professionnalisme, par excès de zèle. Ils lui sont tombés dessus, et au moment où il aurait dû dire quelque chose, il en est resté comme deux ronds de flan, ça les a encouragés. Inutile d’imaginer de grandes explications : il s’est passé quelque chose d’anormal. Je le connais, comme on peut connaître quelqu’un avec qui l’on vit. C’est quand même mon mari. Il faut reconnaître qu’il ne s’est pas ménagé. On le fait chercher à toute heure, il s’agite, il ne pense qu’à nous, bien sûr, les jumeaux, la famille c’est pour lui ce qui compte, et c’est une valeur qui n’est pas assez reconnue à Ptère-centre – ces célibataires endurcis ! Là-dessus, il a dû faire une mauvaise rencontre. Il s’est mis met à divaguer. Je veux bien qu’on l’arrête, pour lui remettre les idées en place – non, il ne faut pas exagérer : il n’a fait de mal à personne. Ils ont l’air authentique, les papiers qu’il a trouvés. Il n’est pas cachottier ni voleur, donc je veux bien croire qu’il s’est passé quelque chose. Je ne sais pas encore de quoi il s’agit, mais je vais chercher, pas avec lui, il a son propre chemin, mais de mon côté. »

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Elle s’expliqua tout de même avec lui. Il commença par dire :
― Y a-t-il une raison de ne pas désespérer ?
― Je ne sais pas de quoi tu parles, répondit-elle
― J’ai des preuves que l’État fait des choses derrière notre dos, qu’ils décident des choses en secret et qu’ils s’en remettent à des sbires pour faire le travail de nous manipuler !
― Ber, je te demande de ne pas oublier ton éducation. Tu n’as pas peiné à l’école, tu n’es pas devenu secouriste pour rien ! Si tu perds la boule, on sera obligé de te faire interner et tes enfants seront sans père.
― Je n’ai pas perdu la boule. Faut-il que ce soit ma femme qui me traite de fou et qui me prenne de haut ?
― Si elle ne le fait pas, qui le fera ?
― Tu racontes n’importe quoi. J’ai besoin d’aide, que tu m’apportes ton soutien. Avec un secret gros comme ça sur la conscience, comment crois-tu que je me sente ? Je me sens tout petit, écrasé, incapable de faire mon travail, incapable d’accepter cette mission.
― Elle est dans ta tête, cette mission. Est-ce que tu es le premier illuminé de cette guerre ? Est-ce que tu es un de ceux qui jurent par le chiffre onze ?
― Avant-hier je ne savais même pas qu’ils existaient, et toi, tu as l’air de les connaître depuis longtemps. Tu ne m’en as rien dit.
― Je ne dis rien sur ce qui n’a pas de sens. Je ne suis pas comme les commères qui se réunissent place du menfichisme, ou comment que ça s’appelle, leur placette où ils font des réunions qui durent des heures. Je n’ai pas besoin de me réunir pour comprendre la situation, et de commérer des on-dit sans collier pour avoir la sensation d’exister. Je me préserve de l’idiotie, moi.

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― Tu donnes des leçons.
― Je me préserve de ce qui ne peut apporter que du malheur. Je suis une mère responsable. Si mes enfants doivent aller un jour à la guerre, soit. Tous les pays du monde doivent se défendre. Ptère est menacé par des voyous et des voleurs. Je ne vois pas de mal à ce qu’ils aillent se battre contre eux. En attendant, que chacun se mêle de ce qui le regarde. On doit être plein de bon sens pour eux et les générations futures. Sinon, autant les tuer tout de suite.
― C’est une exagération extrême.
― Je pourrais en faire d’autres.
― Comme quoi ?
― Je pourrais dire que toi non plus, tu n’as pas à te mettre en travers du bon sens. Je pourrais dire que le bon sens est une machine qu’il ne faut pas provoquer. Que le bon sens pourrait de lui-même te faire interner sans que j’y aie rien à voir. Je ne le dis pas, mais je pourrais.
― Je ne comprends pas.
― Je ne serais même pas responsable si je te dénonçais. Tu comprends ?
― Non, je ne comprends pas. À qui pourrais-tu me dénoncer ?
― Tu donnes l’impression de te réveiller d’un long rêve. Qu’est-ce que tu as fait toutes ces années ? Tu n’étais pas là quand ils ont instauré le service obligatoire ?
― Si.
― Et quand ils ont puni de prison les journalistes qui ont révélé des secrets d’État, tu n’étais pas là peut-être ?
― J’étais là. J’étais même avec toi quand ils l’ont annoncé à la radio.
― Et quand on a expliqué comment ceux de Vièbe avaient comploté pour nous nuire, tu n’étais pas là ?
― J’ai tout vu. Ne me soumets pas à l’interrogatoire.
― Eh bien, si, je t’interroge. Parce que je trouve que tu fais l’innocent. Il y a sûrement des budgets secrets, des unités qu’on ne connaît pas et des opérations dont on ne veut pas entendre parler. C’est logique. C’est même normal.
― Je vois que tu es dans le secret des dieux. Rien ne t’étonne.
 

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― Rien n’étonne ceux qui écoutent ce qui se passe. Toi, apparemment, tu réussis à écouter sans rien entendre. Tous les jours, mon métier m’emmène dans la ville, comme toi. Sans aimer être plombière, je me suis habitué, j’écoute les gens qui, pris là où il faut, disent bien des choses. Personne ne fait l’innocent. Le peuple sait que la liberté a un prix. Ils ne font pas de mensonges, ils ne se racontent pas d’histoire.
― Je reconnais que c’est dur à avaler, mon histoire. Mais si j’étais fou, si j’avais pu faire une telle erreur d’appréciation, tu aurais été la première à t’en apercevoir, non ?
― Je n’en suis pas sûre. Et donc je te dénoncerais à la police pour préserver nos enfants.
― Je te reconnais de la suite dans les idées.
 
Oui, il fallait reconnaître que Ber était perturbé. Ce n’était pas, par exemple, qu’il avait cessé de manger. Mais il mangeait mal. Ce n’était pas non plus qu’il ne dormait plus. Il état plongé dans une rêverie permanente qui donnait l’impression qu’il n’avait pas dormi. Peut-être qu’il avait eu un coup de folie. Sûrement, il avait reçu un message, c’était net. Mais que valait ce message sans destinataire ni expéditeur. C’était un hasard. Pour résumer : il avait cru entendre quelque chose ; il avait ramassé des morceaux de papier. Sa femme pouvait tout à fait avoir tort ; elle pouvait aussi avoir raison. La question pour eux était : comment en être sûr, certain ; et de quelle manière arriver à une décision qui n’amène pas de malheur inutile ? La question était chargée de malaise. D’autres auraient passé sous silence ce qui les divisaient, Ber et sa femme, eux, revenaient soir après soir sur cette certitude qui leur échappait. Tantôt l’un, tantôt l’autre paraissait sur le point d’être convaincu. Le rôle le plus dur, celui du déraisonnable, ils l’endossaient tout à tour.
 
Tous deux avaient des réflexions fort différentes de temps à autre sur ce qui fait qu'un bâtiment peut parler.
 

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Il est certain qu'on est envahi, à Ptère, de monuments, et que s'ils ne parlent pas, ils prennent toute la place. Ce sont des pâtés de maison entiers. Ils oblitèrent de leur masse le reste de la ville. Une grosse caserne écrase le sommet d'un monticule. Une colonne militaire à l'ancienne happe toute la perspective de la place de l'administration.

Les bâtiments du gouvernement sont de fait assez peu visibles entre ces monuments dépourvus de signification apparente. Ce sont de fins immeubles intercalés au milieu du tissu urbain. On les connaît mal. On ne s'y rend qu'en dernier recours. La plupart des démarches administratives ne nécessitent pas qu’un Ptèrote se déplace ; tout peut être fait à distance.

Quand finalement on y pénètre, il règne une ambiance sérieuse et familiale à la fois. Le service public y a une signification. Des fonctionnaires silencieux passent dans les couloirs, s'enquièrent des raisons de la visite, promettent d'apporter leur aide. On est servi très vite. Presqu'aussitôt on se retrouve dehors. On est un peu déçu de ne pas avoir eu plus de temps pour explorer le siège du gouvernement. On se dit qu'on fera la visite guidée, organisée pour les étrangers. On le fait rarement.

Quand on revient, on jurerait que les pièces ont changé d'emplacement. Tout paraît mobile et insaisissable. On jurerait que ces pièces sont des bulles qui montent et descendent dans l'immeuble. En même temps tout est à sa place. Un ordre logique fait qu'un bureau succède à un autre bureau de manière intuitive, naturelle. Un ordre à peine obscur cependant. Aucun couloir, semble-t-il, mais une suite de vestibules communiquant les uns avec les autres, tapissés de la même moquette, éclairés de lampes de chevet sous lesquels sont empilés des abrégés et des formules.

Mais la fois suivante – il s'est peut-être passé huit ou neuf mois – rien n'est plus pareil. Tout paraît plus fluide encore, il est si facile d'obtenir ce que l'on est venu chercher qu'on est, encore une fois, un peu déçu : il faudrait que des choses si importantes demandent plus d'énergie.

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Ces huit mois ont passé à une vitesse qui n'a pas paru tout d'abord. Ce n'est pas une affaire d'appréciation personnelle. Le rythme infernal qui a poussé les institutions à changer, à se métamorphoser, pour répondre toujours mieux à l'appel de la population, ce bruissement à peine perceptible qui n'affecte pas l'apaisement des bureaux mais explique leur étonnante mobilité, n'a pas laissé debout un seul relief du passé. Pas étonnant donc que l'administré vous dise : "Je ne reconnais rien." C'est qu'il n'y a rien à reconnaître. Les fonctions de l'État sont assurées au-delà du possible, tout le monde en convient. Mais l'instabilité révolutionnaire est là, comme une caricature d'elle-même. "Bureau de change des bons de remboursement" : cette étiquette qu'on vient de coller sur le nom ancien du bureau ne peut pas dire encore grand-chose. Les bons de remboursement sont une invention toute fraîche. Ils sont peu encore à savoir de quoi il retourne. On va annoncer la nouvelle dans peu de temps. Le plus remarquable, c'est que les fonctionnaires eux-mêmes ne paraissent pas choqués de la rapidité de ce changement. Et pour cause : c'est un enfant du sérail qui leur renvoie cette invention, coup du berger à la bergère. Un des leurs a justement percé jusqu'à la plus haute fonction. Il est compris de tous, et la plupart approuve son dessein. Depuis sa nomination, le ministère est resté à sa place, reformant au-dessus de ses bureaux métamorphosés sa masse parallélépipédique d'une manière différente de la fois précédente. Il n'a ni maigri ni grossi. Il compte le même nombre d'occupants, à l'individu prêt. Chacun, à sa place, occupe son siège. Chacun éprouve les mêmes aigreurs matinales, la même difficulté à se lever, ou à quitter le bureau, à éplucher sa pomme avec un couteau au repas de midi dans le minuscule réfectoire sans lumière du sous-sol, à faire face au manque d'énergie des mois d'hiver – c'est que le ministère, justement, est le même et ne fait pas moins d’économies de chauffage.

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Ber tourne autour, et le reconnaît. Il se rappelle maintenant être passé devant. Il inspecte avec soin les fenêtres, grillagées comme on l'a dit, les carreaux peints, le modeste apparat d'un bâtiment qu'occupait autrefois un centre de télécommunication que l'armée a dû abandonner faute de place. Il paraît saugrenu d'imaginer que l’appareil militaire, toujours enclin à l’emphase, ait pu trouver à se mettre dans un lieu si étroit. Aussi bien les forces armées n'étaient-elle pas, à l'époque, de taille à nécessiter beaucoup plus qu'un ou deux étages dans un immeuble de ville. Ber évalue les distances qui séparent les fenêtres du premier étages – celles du rez-de-chaussée, sans doute, auront été barricadées – du trottoir. Il examine près de la chaussée les endroits où des ouvertures rectangulaires servant à l'aération auraient pu servir de boîte à lettre, pour poster un message vers l'extérieur du bâtiment – de là, on aurait pu peut-être lui envoyer les feuilles qui l’encombrent aujourd’hui. Il ne se complaît pas à sa besogne. Le froid lui froisse les doigts. Il est terriblement honteux de s'approcher plein de soupçons d'un bâtiment dont n'est jamais sorti pour lui que du bien, ou peut-être aucun mal. Il se sent, sans savoir par où, fortement enjoint à partir. Pourtant, voyez vous-même : pas un gardien, sans parler d'un garde armé ; pas une caméra. C'est d'ailleurs ce qui rend l'endroit un peu louche, pour les visiteurs étrangers. On en a entendu dire : "Ça ne peut pas être un ministère", et "De la pub". Ber cherche des yeux et n'ose s'approcher. Le cœur n'y est pas. Une longue nuit de sommeil perdu l'embrouille un peu plus encore qu'il ne voudrait. Ce n'est pas qu'il hésite. Il est déterminé, prêt à la bataille. Mais il n'en a pas moins honte, ni peur. Il faut dire que son travail de secouriste est plus qu'un peu subventionné. On peut même dire aux trois-quarts, et ne pas révéler pour autant un secret d'État.

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Ber aurait tort de ne pas avoir peur. Pour la honte, c'est qu'il imagine un de ses clients. Le visage de celui-ci est caché derrière un reflet sombre sur la vitre. Il dit : "Maintenant que je sais cela sur vous, je ne vous appellerai plus. J'en ferai venir un autre. Vous êtes quand même un traître."

Le mot de "traître" n'a pas toujours existé à Ptère. Il a, comme tout ce qui compte dans la ville, une histoire très rapide, très fulgurante, si bien que le moment où il n'existait pas paraît à présent comme un atome invisible à l'œil nu et que seuls des savants, patients, bornés et dératés ont pu arracher à l'oubli. La signification du mot ne fait pas de doute. On l'applique à ceux qui nient, qui ignorent, et qui sont aveugles alors qu'ils ont des yeux. Nier que Ptère est une expérience sans égale, ignorer qu'elle nécessite autant de soins qu'une plante fragile, être aveugle au besoin qu'elle tente de combler dans l'espèce humaine – le besoin de sens – voilà quelle pourrait être une déclinaison de ce principe trinitaire. "Traître" n'a pas la connotation militaire, la lourdeur terrassante d'une condamnation officielle, à Ptère, mais le mot définit assez bien, assez délicatement la qualité que tous les Ptèrotes attribuent à ceux qui par esprit de négation, d'ignorance, ou d'aveuglement se dressent pour frapper leur propre mère. Il est aisé, lorsqu'on est d'esprit un peu faible, de se convaincre qu'on est un traître, plus encore que d'en convaincre les autres. Avez-vous l'un des symptômes décrits ? Si vous êtes de Ptère, vous croirez facilement les avoir tous les trois. Nous ne fouillerons pas plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici le passé de Ber. Nous ne voulons pas le lui estropier pour y chercher les raisons de son manque de confiance en lui. Mais nous voulons bien montrer les limites de Ptère, et cela passera mieux encore, finalement, avec une anecdote. La voici :

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il y avait un homme en voyage. Il voyageait, il voyageait. Il passait par des montagnes, il enjambait des torrents, il tomba dans l'un, se releva dans l'autre, la Sugne apparut, il descendit jusqu'à Ptère. Il entre dans la ville, il passe dans les rues, il hume et il hennit, il arrime et il arrête, pas un Ptèrote ne répond, pas une réponse n'est donnée. Il marche et démarche, monte et démonte, tourne et détourne, pas un ne lui dit le nom de la ville. Il repart chez lui et il dit : j'ai vu une habitation de muets. C'est peut-être de l'autodénigrement, mais c'est ce qui tient Ber alors qu'il ne commet aucun crime et que même, s'il prenait le temps d'en parler autour de lui, il pourrait faire reconnaître son activité comme un service d'information de valeur citoyenne autoproduite. La réforme est, c'est vrai, de facture si récente qu'on ne sait pas encore l'abréger ! Soit. Les gens se sentent coupables par manque d'information. On reconnaîtra qu'il ne serait pas facile de faire admettre à certains fonctionnaires, somme toute parfois assez susceptibles et grincheux, que Ber ne rôde pas là pour rendre service à l'ennemi. Le soupçon serait légitime. Il y avait un homme qui voyageait, et prenait des notes. Il prenait des notes et il les envoyait. Il les envoyait dans les rivières, il les faisait couler au fond des eaux. Un petit véhicule sous-marin les arrimait, il les arrêtait dans leur chute. Il ne leur posait pas de questions, il les emmenait dans sa quête. Il revenait dans sa maison, il disait : je transporte une armée de bavards. – Voilà un conte sur l'espionnage. Vous pouvez le chanter à vos enfants. Sa valeur est universelle.

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Que savons-nous sur cet homme ? Que nous dit la mémoire ? – le voilà qui s'approche de Ber, il vient à son aide. Il portait une veste et dessus un manteau, il avait la tête couverte, il avait un air mystérieux. Il se promenait, il demandait son chemin, il ne demandait qu'avant de ne pas suivre un conseil. Il passait dans un chemin, il jetait un coup d'œil depuis derrière la haie, il jetait un coup d'œil qui jetait un froid. Il accumulait des ossements dans un sachet, il montrait ces ossements à qui voulait, il montrait des explications à dormir debout. Le voilà, il est derrière Ber, il regarde par-dessus l'épaule du secouriste. Il tendit la main vers Ptère, il tendit la main vers Ber. Il passa derrière lui, il s'arrêta. Il ne s'arrêta plus. En-dessous de ses pieds de minces grenouilles, de petites grenouilles à fond plat. Il y en a partout, minuscules, des grenouilles vertes dans toutes les flaques, comme un troupeau de vaches qui fait des trous. Le chant des grenouilles est renversant. Ô Ptèrotes ! Qui a vu cet homme passer ? Qui a vu cet homme passé ? Il n'est pas entré, il est sorti. C'est lui qui a donné ses feuilles à Ber, ou ce n'est pas lui ? Il ne court pas, mais Ber ne le rattrapa pas. "Est-ce que c'était une vision, dit Manapa, la femme de Ber ; et si c'est une vision, est-ce que ce ne peut être pas peut-être que ce n'est pas non ce ne peut pas une maladie ? Non que ça ne peut pas non non. Que va-t-il arriver aux bébés si tu es enfermé, si tu es dans ton asile ? Qu'est-ce qui arrive à ceux qui voient l'homme aux grenouilles, on le sait ! Il est arrivé l'an dernier à une dame de ma connaissance, Vroni, il est arrivé une chose identique : le mari est fou, il est emmené. Tu perds le sommeil sur des riens, tu ne maigris ni ne grossis, et pendant qu'autour de nous chacun occupe son siège, que la ville change et reste identique, tu perds la boule, tu perds le nord."

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(Cependant == cependant == cependant : que veut-elle dire Manapa, quand elle dit "aux bébés". Pourquoi dit-elle "aux jumeaux" ? Je récapitule : Ptère au début n'avait pas beaucoup d'hommes. Pour bonne chance, on dit alors : "comment vont tes bébés ?". On dit aussi quand le sac du ventre commence à montrer les pattes du petit animal : "voilà tes jumeaux". Le mensonge innocent !)

« Il y a des choses qui ne sont pas sues », dit l'homme. « Mon nom n'est pas connu. Le centre du pouvoir n'est pas connu. Le début du désir n'est pas connu. La raison des guerres n'est pas connue. L'essence de Ptère n'est pas connue. L'efficacité de Ptère n'est pas prouvée. Je suis un fleurissement de questions. À l'école, on ne t'enseignait pas le passé. Je suis venu du passé, dont l’école ne t’avait pas parlé. Je suis le personnage que toute histoire veut avoir pour elle seule. Je suis l’éternuement qui attend près des nez, je suis le vide sous le balcon, je suis le glissant sur la pente où les herbes sont courbées vers le bas, je suis un embêtement. Tu vas demander, Ber, qui t’a envoyé des quoi et des qu’est-ce. Je ne vais pas te laisser ouvrir la bouche. Il n’est pas utile de t’avertir de choses qui ne peuvent pas être comprises avoir d’avoir été vécues. Je suis le gâcheur d’histoire et je ne sais pas tenir un secret, mais quand j’ai dit mon secret, une nouvelle histoire a surgi. Nous voici devant le ministère, Ber, pourquoi être venu ici ? Ne te souviens-tu pas où tu as reçu ton message ?

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Tu t’es laissé égarer vers des lieux habituels. Ton message, tu l’as reçu ailleurs, dans un lieu inhabituel. Tu l’as reçu là où tu vas tous les jours, là où n’est aucun ministère. La ville de Ptère t’a parlé. Elle t’a dit quelque chose. J’interromps ton histoire en cette partie de Ptère où il ne peut naître qu’une histoire habituelle, celle que tous les Ptèrotes attendent : Ber est le champion des petits, il est le minuscule qui bouscule, s’empare de Ptère et change Ptère, Ber est le nom du premier roi de Ptère. Je change cette destinée. Tais-toi.

Je prends ton nom et je le change : tu es maintenant celui qu’on appellera le Onzième. Je t’ai fait venir là où tu es pour que tu te désorientes. Je t’ai fait prendre des faux secrets pour que tu te désempares. Tu as beaucoup pensé. Tu as imaginé des complots. Tu as cru qu’une force te faisait prendre un chemin que tu ne voulais pas prendre. Tu avais raison, tu avais tort. Mon nom n’est pas connu. Cette force qui te fait prendre, ce n’est pas Ptère, cette force, c’est moi. Je voyage depuis longtemps et tu ne peux pas te retourner pour me voir. Tout ce que tu sauras de moi, tu devras dire : c’est lui qui me l’a dit. Tu ne diras pas : je l’ai vu. Je ne me tiendrai nullement près de toi, ni au-dessus, ni en-dessous de toi. Je ne t’espionnerai pas par l’entremise d’un aigle, ni dans la tasse de ton café. Je ne serai pas contenu dans tes bras, je ne parlerai pas par ta langue, je voyagerai. Là où je voyage sont les flaques d’eau et les croassements. Il y a un écoulement et un verdoiement. »

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Et quand il entendit ceci, Ber changea du tout au tout. Il s’appela le Onzième. Il dit : Yo. Il cessa d’être au service des Ptèrotes. Il se mit à son compte dans une maison de couture, et il cousit. Il cousait des uniformes pour l’armée. Comme les uniformes de soldats venaient de l’étranger en camion, il cousait les uniformes des officiers supérieurs. Il dessinait des sigles. Il ajoutait des galons. Il façonnait des doublures d’hiver, des attache-gants, des harnais où passer des boucles de métal pour y pendre un praiparla. Il s’installa dans cette vie, plus de bâtiments, de rencontre inattendue, personne pour le lui rappeler plus.

Sa femme était heureuse.

Ses « jumeaux » grandissaient.

Bien qu’il fût appelé le Onzième, il n'était pas souvent appelé de ce nom et continuait de ne savoir que ce qui se passe dans les maisons.

Ainsi des temps passent.

Mais Il passe devant la maison où, de la loge du concierge, il a aperçu la procession des onze mille. Il se souvient du nom  qu’il porte. Il se demande : « Si je vais les trouver quand ils repassent par là, vont-ils me croire ? Vont-ils me faire un d’entre eux ? »

Comme cette peur l’emplit !

« Vont-ils me faire l’un d’entre eux » se demande-t-il sans jamais trouver de réponse qui l’apaise « ou ne vont-ils pas plutôt m’ignorer et peut-être même », mais il n’ose pas finir sa phrase, Ber-le-Onzième.

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Son frère Bertram vint le voir et lui dit : « C’est bien ce que tu as fait. Qu’as-tu fait ? Tu as pris un travail digne. Tu n’es plus au service des gens à volonté. Ils ne te font plus leur bonniche » puis il repartit. Après quelques jours, le-Onzième fut terriblement en proie à la colère, pensant qu’il avait été victime d’une insulte qui méritait réparation devant les tribunaux, et il se mit dans la tête de poursuivre son frère.

« Tu n’y penses pas » criait Manapa, « penses aux jumeaux », argumentant contre les procès à l’intérieur des familles. Mais ce qui décida le-Onzième à passer à l’action, c’est qu’elle parla de l’état du pays et qu’elle laissa entendre que ce ne serait pas une chose très patriotique que d’encombrer les tribunaux avec des affaires sans fond comme la sienne.

Le-Onzième alla chez un avocat. « Je comprends bien ce que vous voulez dire, dit celui-ci. Il serait très possible que, si nous arguions de l’atteinte à la paix sociale, les juges nous suivraient. Votre frère a essayé de dénigrer un travail essentiel à la sécurité de tous les Ptèrotes, d’une part ; or, d’autre part, nous avons de plus en plus besoin de secouristes. Je crois par conséquent que nous gagnerions sans problème. Mais attendez un peu : y avait-il d’autre témoin ? Non, alors c’est impossible : comme il est votre frère, son avocat ferait remonter des vieilles histoires, des vieilles disputes, il parlerait de vengeance. On ne s’en sortirait pas. Je comprends bien que vous ne faites pas ça pour l’argent. »

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« Depuis que j’ai changé de vie », dit le-Onzième « je suis en but à tous les quolibets et les jalousies. Il y en a qui m’appellent le couturier de l’armée, et qui font des bruits de bottes quand ils me voient dans la rue. Il y a en a d’autres qui m’appellent par des numéros interminables, parce que je veux qu’on m’appelle le-Onzième. Il y en a qui font le chiffre onze d’un air de connivence. Je ne crois pas que je comprenne ce qui m’arrive. Je veux faire un procès à mon frère pour faire la clarté sur toute la situation. »

Ça ne marche pas comme ça, le-Onzième dut rentrer chez lui bredouille. Tandis qu’il parlait de l’avocat à sa femme, qui le grondait pour les heures de travail perdu, leur dispute fut interrompue par une alerte. Ils descendirent dans un abri. Bien qu’il ne se fût pas agi d’une alerte aérienne, telle était la loi : de descendre. Avec les jumeaux sur les genoux, le-Onzième fut assis à côté d’un homme qui gardait son chapeau sur ses yeux et se plaignait de la forte lumière de l’abri. « Je crains qu’ils ne nous aient pas fait descendre pour de bonnes raisons » dit le-Onzième au voisin qu’il ne connaissait pas – probablement était-il encore chargé de colère, très imprudent. « Voilà un moment que je t’attends de toi le courage de tes idées », dit cet homme. « Je vous reconnais », dit le Onzième, mais le nom lui passait sur les lèvres comme un fil qui ne veut pas rentrer dans l’aiguille. « Tu me reconnais, mais tu ne sais pas comment je m’appelle. Regarde mes pieds. » À ses pieds, il y avait une petit flaque d’eau où était le reflet d’une grenouille verte. « Tu fais pourtant des progrès de tortue », dit l’homme au Onzième.

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« Comment ai-je pu te faire confiance ? J’ai changé ton destin. Je t’ai donné la paix d’une vie sans histoire. Malgré ça, tu ne prends pas les bonnes décisions. Tu ne te révoltes pas assez. Est-ce que je me suis trompé ? Est-ce que j’aurais dû venir à quelqu’un d’autre ? »

Pendant que l’homme avait parlé, l’abri s’était vidé ; ou bien quand le Onzième regarda, il ne vit plus personne, il n’avait plus ses « jumeaux » sur les genoux.

« Tu m’as choisi, mais je ne comprends pas pourquoi non plus. Pourtant, j’ai envie de continuer à vivre cette vie. Si tu es la force qui me guide et non Ptère, alors j’ai envie que tu continues de t’exercer par moi. S’il est possible que tu ne regardes pas à mes insuffisances mais à ce qui coule fort en moi, alors tu ne pourras pas être déçu. Tu viens me chercher dans un tombeau et tu veux m’enlever la vie. Moi, je te demande : bien qu’un mois à Ptère soit une éternité, donne-m’en encore quelques uns. Je n’ai pas peur pour moi, je n’ai pas peur non plus pour les miens. Je ne crains pas de redevenir un secouriste. Mais puisque tu m’as donné ce changement, laisse-moi aller jusqu’au bout. Je m’appellerai à partir de maintenant le Coupé. »

« — Pourquoi ? demanda le visiteur.

— Parce que ma vie a un avant et un après comme si des ciseaux l’avaient coupé en deux.

— C’est entendu, je te laisse un répit. Je ne reviendrai pas avant le délai. Mais toi, ne va pas te promener vers le fleuve, ne te promène jamais part là-bas. Entendu ? »

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Il passa exprès près du fleuve, non pas comme on oublie, comme on agit sans savoir ; non pas comme on provoque, comme on tente de prouver quelque chose ; mais exprès, en le voulant absolument, et la Sugne, à cette époque, s’étalait partout en inondation. Les Ptèrotes voyageaient en barque.  Le Onzième loua une barque et se promena sans but. Il allait d’un bord à l’autre de l’inondation, cherchant à savoir ce qui allait arriver, ne parvenant qu’à provoquer des incidents. Il y alla souvent, si bien que sa femme lui chercha querelle. « On dirait que tu fais tout pour me provoquer » dit-elle « pour faire de moi une mégère. Mais il faut être raisonnable. Il ne faut pas s’approcher du fleuve quand les barrages ont sauté. Ce n’est tout simplement pas recommandé. Ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont tous les gens responsables. » « C’est très bien d’être responsable » se garda de répondre le Onzième « mais je suis allé sur le fleuve et il ne m’est rien arrivé. Il est très possible qu’à force d’être interdite, une action use son danger et ne soit plus aussi néfaste. Et je te répondrai bien » pensa-t-il encore « mais j’ai besoin d’être sûr. Très bien, très bien. Juste besoin d’être sûr. On ne peut pas m’en vouloir pour ça. » « Entendu », dit sa femme « tu n’y retourneras plus ? Ce sont de terribles excentricités que tu commets chaque jour. Quand tout le monde est en danger, on ne doit pas se lancer au devant. Qu’est-ce qui te passe par la tête ? Tu ne penses à rien ? Si, mais j'ai peur qu'un jour nous soyons oubliés. Que tout ce dont à Ptère on se réjouit, un jour ne soit plus rien pour personne. C’est comme la vie d’une personne, qui passe sans être vue. Il y a ceux qui commencent avec modestie, qu'on ne voit pas jusqu'à l'accomplissement de leur destin. Ils se perdent dans le combat. On entend parler d'eux après leur mort.

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Il y a ceux qui étouffent de n'être pas mentionnés. Leur langue est grosse, leur palais est collant, ils étouffent sans qu'aucune maladie ne leur sert la gorge. Leur nuit est parcourue de pensées blanches, ils ne crient pas et se mordent les lèvres. Il y a ceux dont le nom ne dépasse pas le seuil de leur pensée, ceux dont la renommée court un moment dans le ruisseau et s’y noie, ceux dont l’écho s’efface, ceux dont un jour compte seul, ceux qui survivent par une pierre qu’ils ont nommée, ceux pour lesquels on a tué, établi une fondation, détourné des rivières et qui survivent dans la forme abstraite d’une plaque, ceux dont les proches conservent la mémoire dans un tiroir, dans une armoire, ceux qui espéraient, espéraient et ne se trouvèrent soulagés pas même pas leur décès. C’est à ça que tu penses la nuit quand tu te retournes ? Je ne pense qu’à Ptère. Qui connaît nos rues ? Elles ne sont pas très belles. Elles sont sans égales. Depuis les années que je cours dans ses rues, je les vois. Elles ne sont pas pavées comme ailleurs. J’entends que chaque pavé me reconnaît. J’entends qu’il prononce mon nom et qu’ils se parlent entre eux. Je ne m’explique pas la chose. C’est notre ville. Puis je pousse une porte et j’entends qu’elle dit : "Un grand homme m’a mis sur mes gonds". Ce sont des trucs d’architecte. Tu contredis par méchanceté, tu ne sais pas quoi dire d’autre. Si, je pourrais. Tu ne peux pas. Tu ne connais pas assez la ville. Je la connais aussi bien que toi. Non, tu ne la connais pas. Nous connaissons notre ville moins que nous en avons le devoir. Je le comprends. Il y a dans ce que nous connaissons une forêt dont on entend parfois l’écho. Pourquoi je t’écoute encore ? Tu es mélancolique. Il est tard. C’est vrai que toutes ces alertes ont de quoi secouer. Ce qu'il y a de plus drôle encore, c'est le rationnement. C'est peut-être pousser le bouchon un peu loin. »

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Le Onzième était timide dans les questions qu'il posait aux autres et préférait éviter d'aller à leur rencontre, bien qu'il eût été extrêmement désireux de connaître leur avis sur son cas. La honte lui faisait poser des questions vagues et presqu'incompréhensibles. On ne peut pas en donner d'exemple, mais on peut offrir à l'esprit la comparaison suivante :

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un quidam se présente à un apéritif dînatoire ; il est venu les mains vides, quoiqu'il ait sur lui le carton d'invitation qui demande de se munir d'une boisson, de préférence une bouteille de vin millésimé pour accompagner une viande froide ou d'un pâté en croûte ; le quidam ne peut naturellement pas s'approcher du buffet ; sur la table il n'y a pas seulement l'espace de poser un verre, tellement la fête est riche et généreux sont les invités ;

le voilà qui, tournant dans la salle illuminée, invente des excuses plus invraisemblables les unes que les autres pour expliquer qu'il soit le seul à ne pas manger ; il se cache, regarde par la fenêtre, prend l'air de consulter ses papiers, et même légifère sur des aspects pratiques : il y a là une chaise qui menace de s'effondrer, il faudrait la faire changer, ici -- quoiqu'il n'en dise rien officiellement -- c'est une plinthe qui menace de se décoller du mur ; quelqu'un pourrait avoir envie d'entendre ces plaintes ; raisonnable, il ne s'en met pas en quête ; comme la soirée touche à sa fin et qu'il sait depuis longtemps qu'il doit partir, il lui vient une idée : s'il prenait un petit four, à présent, personne n'en saurait rien : les tables sont jonchées de morceaux de nourriture plus qu'appétissants encore, qui en profitera, sinon lui ?

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Le quidam s'avance en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule, craignant par-dessus tout de s'attirer la remarque du maître de maison dont on sait bien que, l'alcool aidant, il a souvent, tard dans la nuit, de ces petites piques qui vous collent au nez comme à un chien curieux les épines d'un hérisson. Mais non, rien. Et le voilà qui avale un, deux, trois, quatre de ces morceaux irrésistibles qui lui faisaient tellement envie.

Mais alors tout lui tombe dessus : ce n'est pas le maître, c'est la maîtresse de maison qui vient et lui fait la leçon. Que n'est-il moins pingre, il aurait le droit alors de partager alors le bien de la communauté ; et cette femme qui lui a été très hostile durant toute la soirée, le tenant à distance d'un seul mouvement de sa jupe, la voilà qui le regarde avec un mépris toujours plus grand ; le préposé aux manteaux, payé pour la soirée sur on ne sait quel budget, tord la bouche en le voyant et se permet de dire quelque chose, dont le quidam n'entend rien ; et cependant celui-ci est honnête, droit, sans reproche autre que son étourderie native. Il part sans oser faire entendre le plus petit mécontentement.

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Sa femme lui fit une proposition – satisfante au début et qui après révèle son quelque chose de mécanique ; elle lui proposa de changer de femme. Comme il n'était pas possible de continuer dans ces conditions – ce dont tous les deux convenaient, mais on verra que la situation n’était pas pour autant des plus claires – il fallait bien entendu prendre des mesures. Or si la loi facilitait et à l’occasion prescrivait depuis belle lurette les échanges de maisons pour des raisons qui au fond n'ont rien à voir avec l'égalité sociale, mais qui veulent simplement renouveler un peu le paysage de Ptère, il y avait eu peu de temps auparavant un débat fort intéressant ayant débouché sur une mesure officielle qui permettait l'échange de conjoints. La curiosité narquoise qu'avait suscitée cette mesure, on s'en souvient – à l'étranger. La mesure avait mal démarré (est-ce que les gens sont des machines à laver qu'on peut ramener en magasin ?) En examinant toutefois les problèmes suscités par la loi sur l'échange de maisons, il était apparu ce fait au fond assez naturel que dans un couple, il y eût toujours un des deux qui veut plus quitter sa maison que l'autre. C'est le genre de révélation qui nuit ; celui qui part, ou celle, eh bien, part, et ne revient pas et l'autre est seul, ou seule, dans une maison conçue pour deux pas toujours facile à revendre. De là l'idée simple : que l'échange se produise même si l'un des deux ne veut pas ; qu'on échange aussi le conjoint. Comme sa femme voulait garder leur appartement, ce fut au Onzième d'accepter l'émigration. Il ne parut pas autour de lui qu'il y mît de la mauvaise grâce. Et ce fut – au commencement – comme un soulagement, même, de pouvoir respecter la loi. Ne sachant pas exactement à qui il allait avoir à faire – n'ayant pas pris soin de se renseigner, ayant même demandé à ce qu'on lui laisse la possibilité d'une période d'essai, il se dirigea vers le faubourg d'où sortirait, de son côté, l'homme qui allait prendre sa place.

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On a toujours l’impression que ce n’est pas clair pour les étrangers, on se lasse de le répéter : l’homme n’est pas né pour vivre toujours au même endroit – mais à notre époque, qui peut se targuer de pouvoir à sa guise migrer, changer de vie, bien peu de gens en vrai, et beaucoup de vantards et autres moi-je-me-suis-fait. Nous vivons une époque de finitude où le monde n’est pas si vaste. Mais l’homme – il n’est pas né pour vivre au même endroit entre les cinq mêmes murs – le visage du conjoint ce mur sans cesse plus épais. Il aurait fallu n’inventer le divorce, la séparation à l’amiable, dire que chacun pourrait vivre seul, comment dire, à sa guise.

Maintenant pour ceux qui voudraient dénigrer, halte-là : la proposition mise en œuvre pour éviter ces solutions dispendieuses au problème de notre cohabitation n’est pas imposée par l’État ; elle repose sur l’initiative et la coopération volontaire de tous et de toutes.

La liste est partout accessible, on accède aux informations utiles par des moyens simples : une description de la personne qui veut partir, une de celle qui veut rester, une de la maison. Deux garants donnent leur numéro de téléphone : on peut les joindre pour les détails (ces individus lambda passent quelques semaines avec les intéressés au frais de l’État, obtiennet toutes les informations souhaitaibles ou non.) Rien avoir avec les échanges de maisons entre familles proposés il y a quelques temps – on pensait plutôt alors à aplanir les différences étranges qui se mettent en place jusque dans la plus juste des sociétés, on demandait aux plus riches d’habiter chez les moins fortunés, à charge pour eux d’embellir un peu l’endroit. Faut-il vous cacher que cela donnait lieu – donne même encore lieu – à des scènes étonnantes ; des villages entiers s’échangent leurs trousseaux de clefs, les uns avec leurs chèvres sur le toit de la voiture, les autres emportant leurs manteaux les plus chauds comme s’ils craignaient de ne pas trouver de chauffage à l’arrivée.

À suivre...