Sednik

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La musique de son amertume se teinte à l’occasion de sénilité. Il se félicite d’être venu à Ptère, caresse entre le pouce et l’index le revers de son col, où ne brille aucune décoration, bousculant tout le monde sur son passage, y compris les voisins éberlués, stupéfaits de le voir courir seul, sans sa canne.

Il avait ramassé Sednik dans la rue, sans un sou vaillant. Il fallait bien avouer que, dès ce moment-là, Sednik était déjà extraordinairement beau parleur et l’avait embobiné complètement -- mais quoi de surprenant à cette faiblesse, chez un homme comme lui rescapé de l'enfer vièbois ? Il l'avait mis au travail sur le chantier de l'hôtel de ville.

Il y avait quelque chose en Sednik qui ne faisait pas clochard de naissance, quoique le premier instant lui-même était toujours resté, par la suite, enveloppé dans la brume la plus épaisse. Sednik était à l’époque un homme exceptionnel encore dans la masse, déjà extraordinairement intuitif. Cet instinct le faisait s’endormir brutalement à l’endroit exact où le lendemain les travaux risquaient de se heurter à des vestiges archéologiques de première importance. Il l’observait, et la nuit, à la faveur de l’obscurité, éclairés seulement par deux ou trois lampes-torches, ils s’activaient sur une de leurs pelleteuses formidablement silencieuses, si bien qu’au matin tout danger de retard était écarté, que le chantier progressait à une vitesse phénoménale.

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Sednik dormait près de son lit et, sur le chantier, marchait toujours derrière lui, à distance respectable, ne s’approchant que sur un signe et reculant aussitôt.

Sednik prenait toutes les tâches à la légère et s’en acquittait, redressant un poteau, prévenant l’accident ou repérant les hommes qui feraient faux bond,  abandonnant l'hôtel de ville pour un autre chantier. Pourtant, cet homme était illettré. Il l’est peut-être encore.

Ses origines – un prince collaborateur, un bourreau riche, un planteur ou pire.

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Le troisième mois vint la tempête. Les gens allèrent aux fenêtres ou, s’ils en étaient empêchés, s’arrangèrent pour y jeter un coup d’œil, à la dérobée, et si possible avec l’air morne, comme si ça les ennuyait ; mais au-dedans, chacun poussait les mêmes cris de joie. Les plus exaltés, quand retentit le tonnerre et que la pluie menaça, allèrent attendre sous un porche la venue de l'ondée. Ils aimèrent la regarder grossir, passer de l’état de gouttelettes isolées et fondues dans l’asphalte à celui de flocons d’eau qui tambourinent aux toits, et la suivre des yeux dans la terre où elle s’engouffrait. Tandis que ceux-là couraient, cherchaient à entrer quelque part, se mettaient en quête d’un renfoncement où en laisser passer le gros, d’autres prenaient encore le temps de marcher tranquillement alors que le tapage argenté s’abattait.

On se met à parler de tout et de rien à son voisin. Ce sont des rires et des exclamations. Mais ils annoncent à la radio que la tempête ne se calme pas. Dans les départements périphériques, il y eut quelques dégâts. Des poteaux arrachés, des lignes coupées, des arbres qui tombèrent en travers des routes sur des maisons, des évacuations de bestiaux, des toits où claquait la foudre, des caves où ça se mit à flotter, des routes interdites, des gens dans leurs voitures que les pompiers allèrent secourir. À l’étranger, on déplora vite deux morts.

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Cette fois-là, le thermomètre descendit de dix degrés en vingt-quatre heures. L’eau tomba si fort qu’en une semaine, la moyenne annuelle des précipitations fut atteinte et dépassée. Sous le pont de la Victoire, le pied du Vaincu était sous les eaux.

Sednik instinctivement comprit que le danger pour le bâtiment ne viendrait pas d’un débordement du fleuve. C’était des infiltrations sournoises qu’il fallait tout craindre. À cette époque, on construisait encore les étages inférieurs de l'hôtel de ville, avec leur liaison directe avec les souterrains de Ptère, si désirable sur le papier. Les structures n’étaient pas encore stabilisées. Sednik, descendu dans un des tunnels de fondation, vit chaque goutte qui s’emmagasinait au-dessus de leurs têtes, remplissait, imprégnait tout. À la lampe-torche, il passa les mains dans ce sol trop meuble, craignant d'en retirer des poignées d’eau. Pendant ce temps-là, lui, son chef, était allé se coucher, le malheureux. Sednik avait appelé en pleine nuit l’azote liquide, il avait fait des menaces, inventant des foudres de la loi avec une colère divine. Les camions étaient venus. Ils s'étaient mis au travail en pleine nuit, dans le feu des groupes électrogènes aveuglants de deux mille watts sous la terre, tous, aiguillonnés par Sednik, qui n'avait aucun besoin de dormir. C'est comme ça qu'on l'avait connu.