Jenny

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Salomon Mahoud commença de recevoir des lettres de sa mère. Elle en écrivait aussi à des parents éloignés, qui à leur tour écrivaient à Salomon Mahoud pour l'admonester. « Mais moi » se plaignait la matriarche, « je ne lui ai jamais dit de partir. Ce sont des accusations à mon encontre, qui partent sans cesse, à tout bout de champ de prétexte, à la plus petite contrariété, ou par désœuvrement, faute d’avoir rien à dire, on m’en veut. Il n’en coûte rien à ces jolis cœurs. Sa sœur la plus chère, Harba, plaint de toute son âme Salomon, le pauvre, mon chéri, d’être parti ; prétend-t-elle. Je veux bien. Je sens que je vais mal. Mais je sais qu’elle l’a aidé. L’hypocrite. Qu’elle l’aime, oui. Mais elle l’envie sûrement pas moins du tout. Au contraire, plus elle l’aime, plus elle l’envie. Parce qu’elle l’aime, elle l’imagine ; et quand elle l’imagine, elle se fait des photos bien jolies, des ponts d’or qu’il traverse, des coulées de verdures sur le visage de sa vie. Alors, elle l’envie. Elle se compare. Elle voit le petit mec auquel son père l’a déjà donnée, lui, maintenant qu’il est mort, quand même. Qu’il mourra un jour de maladie, comme toute sa famille. Qu’elle sera veuve comme moi. Qu’elle épongera ses larmes dans sa manche, tout comme moi. Qu’elle sera pareille jusqu’à la ride sur mon front, jusqu’à la manière que je me penche pour ramasser ma laine, jusqu’aux mots qu’elle dira pour se faire plaindre, ne sachant rien à rien.

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« Hoda, Zirjis, venez près de moi », demandait-elle à ses autres nombreux enfants. «Consolez-moi, consolez votre pauvre mère. Céline, Charles, revenez vers moi comme quand vous étiez tous petits enfants et que vous étiez déjà tout entier ce que vous êtes. Comme vous êtes grands ! Que votre apparence est belle, et inimaginable, et sortie hors de moi ! Je paierai pour cela aussi. Car mes enfants vous êtes réellement trop beaux. D’abord votre père meurt de sa maladie de soldat. Il succombe, il se débat, il trouve la force de m’appeler et de mourir pas avant. Alors votre frère arrive, mais part. C’est la trop grande beauté de vos corps et de vos yeux qui est responsable, c’est moi, c’est aussi mon ventre, c’est aussi les mains qui vous tirèrent de mon ventre. Mais surtout c’est moi. Alors je vous élève dans la religion, je vous instruis dans la crainte du Très-Haut, je cache la magnificence qu’il vous donne, toi je t’attife Harba, toi je te comme peins en noir, Hoda, et Salomon, je lui fais prendre la pension. » Par ce mot, désignant le collège des cadets. « Et depuis ce jour il nous en veut, Salomon, incroyablement, et ne le dit pas, mais je le sais, moi qui le connais depuis le moment où encore il n’a pas de repos qu’il ne fasse allumer sa lampe pour chasser l’obscurité du soir de son sommeil. Il nous soupèse son silence avec le bras en l’air comme un qui ne sait pas tout à fait le prix à débattre, qui hésite à plus le monter. Ces faiblesses, je les connais si complètement, aussi, quelle humiliation pour lui quand il me voit de voir que je vois tout, et que je lui pardonne, et que je lui garde mes bras ouverts, et que je le chéris comme si les langes lui collaient au ventre par un trait de sorcellerie. Mais qui lui fait peur ? Pas les villageois ! Ceux-là, pieds et poings liés dans l’ombre morte de son père, ils craignent un mauvais coup qui partirait tout de suite, dès fois que le fils borde sous le drap la même âme que son père.

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« Ils ont raison d’avoir peur » écrivait-elle encore. « Quand il va revenir, que des baux vont finir, que des dettes viendront à échéance, quand il aura épuisé son comptant de villégiature et sa petite monnaie de joueur de cartes en famille. S’il a un morceau de cinéma sous le bras, il aura les poches vides ! Il frappera sans pitié. Il cognera les têtes. Il battra les insolentes colonnes vertébrales des menteurs. Il leur secouera la nuque, frêle comme il est, avec la puissance du torrent qui emporte les rochers. Boniments, il ne reviendra plus. »

Les mères recourent ainsi à de grossiers moyens de sorte que les fils leur répondent nécessairement.  « Très chère mère », répondait Salomon Mahoud, « tous les fermiers, dis-tu, paient leur droits à ta porte, tes vaches vont bien, les vers à soie dévorent, les récoltes mûrissent, l’appentis qui sert de remise au domestique préposé au potager a été repeint, nos domestiques nous quittent les uns après les autres, appelés par la ville comme les abeilles par la ruche, une fois qu’ils nous ont butinés, quand la rumeur qu’un de mes oncles cherche là-bas à meubler la maison d’un de ses enfants avec des têtes campagnardes et sûres leur parvient, rien ne sert plus alors, il est inutile d’essayer de les retenir, de sorte que tout irait à vau-l’eau sans mes sœurs, et tes frères bien qu’encore jeunes aident aussi de leur mieux. Tu ne peux t’empêcher de me demander des comptes pour ma fuite. Si je ne devais pas de toute nécessité passer sur les détails que le secret qu’on m’impose m’interdit de confier à la fragilité trop aisément corrompue du papier »

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Et sa mère aussitôt, comme les mères à cette époque, pensait : « Que veut-il dire ? Le courage me manque. Dans quoi s’est-il mis ? Il est allé mourir quelque part comme un chat, il ne veut rien me dire, il ne demandera pas de l’aide, oh non, tout à fait son père. Je l’ai surpris ce n’était pas l’an dernier mais peut-être encore un an avant, il l’imitait dans sa façon de saluer, d’aborder les gens comme son père si bien savait le faire, c’est-à-dire je ne l’ai pas surpris, mais l’ai observé, comme il est parfois nécessaire et inévitable. Les petits enfants s’entraînent à lancer leur balle, les adolescents comme lui préparent toutes sortes de tours, plient leur main et leur dos, quand l’ambition les a enveloppés de son manteau, et c’est peut-être ma faute, et ils s’assouplissent à faire tout ce que leur prescrit la vie, c’est-à-dire le maigre spectacle que douze ou treize ans d’existence ont placé devant leur yeux. Et c’est peut-être une bonne chose qu’ils s’en aillent, afin de voir ce qui n’est pas toujours de la bonne compagnie, mais que n’ayant jamais vus de leurs propres yeux ils trouvent encore du plaisir à contempler et peut-être, malheureusement, à prendre pour modèle. Moi je suis mère mais pas aveugle. »

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Salomon Mahoud, sans écouter, continuait : «  L’amour que je vous porte, très chère mère, voudrait que je me déplace jusqu’à vous aussitôt que possible et vous témoigne le respect que je vous dois. Mais ceci est sans doute ma dernière lettre. » Elle sursautait : « Pourquoi ? Quelle âme atroce le pousse à me faire ce mal ? Tant de massacres arrivèrent, ont lieu, couvent ; et il faut que le mien soit de sa main, et de sa main absente, sa longue main de papier. Quel genre de papier ? Où l’a-t-il trouvé ? Trop beau pour être honnête. Il écrivait souvent, dès l’âge de cinq ans, des morceaux de poésie inconséquents, comme font les enfants rêveurs que l’exigence d’un maître emplume. Il disait des mots gentils dedans aux petits animaux de la montagne, de la ferme, aux nuages, à sa mère. Cet enfant m’était envié comme un trésor, et sa main dans ma main était plus belle pour moi qu'une soie. C’est quelque chose de plus secret et de plus noble. » Elle appelle sa fille : « Harba, viens ici, dis-moi quoi. » Harba ne vient pas. Car Harba ne sait pas. « Si tu dois mourir, parce que le prix de ta bêtise, ou de l’expérience que tu fais avec la vie est de la perdre, hélas ce n’est pas dans mon pouvoir de l’empêcher. Tu ne veux pas que je t’écrive, ne veux pas me donner d’adresse, dis que toujours en mouvement, tu aurais peur qu’elle se perde et préfère savoir mes mots qui t’attendent dans ma bouche que perdus dans la poche du facteur qui ne voudra pas courir après toi dans la montagne – tu es donc dans la montagne. Dans une montagne ; où ? Les pays sont vastes comme des océans. »

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L'argent ! L'argent ! L'argent ! L'argent ! Il s’est cru parti depuis le jour où son père l’a envoyé dans ce pensionnat, mais nous ne nous laissons pas abuser par ces apparences, nous autres, nous savons que c’est seulement quand il en aura gagné assez qu’il pourra dire : "me voilà parti" et vouloir encore arriver. Et pour qu’il gagne son argent, il faudra qu’il en reçoive tellement, et pourquoi encore rajouter dans ces lettres ces mots comme des secrets ? N’a-t-il pas assez de tout le mystère à débrouiller de savoir comment il va arriver à trouver tout cet argent, lui qui ne vendrait pas des béquilles à un cul-de-jatte ? "Va, va en paix", dit Harba, et il s’agirait que je me satisfasse de la paix, quand chacun ne s’estime en paix que quand il a obtenu ce qui lui tient au cœur. Va, en paix, dit Harba, il écrit : "de Vièbe, ton fils". »

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Oui, tout comme moi, elle le sait. Je le sais aussi. Elle ne le sait pas. Dans cinq ans, elle aura des doutes. Cela me fait peine. Harba restée m’en fait plus que Salomon parti. Non, je n’ai pas dit ça. Elle serait institutrice. La belle affaire ! Je ne la verrais plus. Elle me trouvera trop bête pour me parler. Elle me regardera avec un air de respect assaisonné de colère. Elle m’en voudra de n’être pas comme elle, de n’avoir pas tout ce qu’elle aura, elle en voudra aux autres qui l’ont empêché. Et au fond, eh, c’est à elle qu’elle en voudra, à cause de sa pitié pour moi. Moi, je suis bête, bien fait. Je ne demande rien à personne. Je ne dois rien. Si Salomon revient, je ne lèverai pas même la voix, n’aurai pas une seule larme hors de propos. Lui non plus ; il comprendra qu’il ne me doit rien. Qui sait, personne, ce qu’il a en tête. Il reviendra chercher son argent. Il faudra lui en envoyer, il faudra. » C'était ainsi que les femmes d'alors se plaignaient. Et toujours plus longuement:

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« Caché, mon enfant est introuvable, c’est dans sa nature. Il grimpe à un arbre, et devient feuille, il est patient comme je lui ai appris. Il serait chasseur. Imbécile, qui te croit le devoir de te taire, dans ce pays où tout le monde parle, où tout ce qui sait écrire vend un journal, où tous les médecins parlent de réforme, les avocats de parlements, les paysans même, tout bas, de justice, et chaque maire de village, qui dans le début de sa carrière tremblait à la pensée d’écrire à sa hiérarchie comme si la missive était un arrêt de mort que la Cour Suprême de l’État exigeait qu’il contresigne, aujourd’hui s’en va gaiement pétitionner pour une route, une fontaine, un égout, ou le diable sait quoi encore. De sorte que nous, qui n’avons ni maire ni rue où mettre l’égout, nous avons l’air de ce que nous sommes, des égarés qui ont perdu leur chemin et la route avec, et on ose s’étonner après du départ des fils, comme si les filles n’allaient pas suivre, et comme s’il n’était pas naturel qu’aussitôt une route découverte, tout le monde s’y précipite, par curiosité d’abord, bien sûr, et par habitude ensuite, l’habitude une fois qu’on s’est engagé sur une route de penser à la parcourir, et une fois qu’on a commencé ces pensées de se dire qu’on pourrait bien la voir toute, et une fois qu’on se l’ait dit, d’attendre et d’un beau jour le faire, ayant par là-dessus trouvé une belle raison de s’en aller comme un « assez ! » et un « c’est par là ! » Il va falloir à ce fils beaucoup d’argent pour vivre, beaucoup de temps pour descendre ce chemin depuis chez nous. »