L'escargot découd

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1

 

 

 

                    Ptère est passée par des réformes, des réformes.

Nous avons besoin d'un roi.

Il refuse. Nous avons notre président, un homme de la montagne.

 

 

2

Ce ne fut pas un homme de carton ni de papier qui fut choisi – c’est dur à penser – effervescence dans la nuit de son élection et pendant les années de son pouvoir pendant qu’il s’y usait, se plaignait dans le privé qu’on l’eût enlevé à ses bêtes qui sans en avoir l’air avait tellement de pouvoir qu’il n’échappait pas un moucheron à son service des impôts, qu’il ne l’eût su, que savait-il ? Que pouvait-il ? Que faisait-il ?

3

Il fit blablablablublO.

Il savait naturellement tout de la maison de la politesse et de tous les petits organismes.

Il pouvait en un instant changer du tout ce qui, dans l’esprit des intéressés, dépendait encore entièrement d’eux-mêmes. Eux, en eussent-ils été informés qu’ils ne l’eussent pas cru – lui, Chef de l'État, n’avait pas souhaité descendre dans le labyrinthe de leurs trafics souterrains que pourtant il lui arrivait d’imaginer, car il ne croyait pas que l’État en aurait profit. Il n'était pas très machiavélique.

4

Auriez-vous demandé à la Dame si l’État est bon ou non, elle aurait dit l’un, puis l’autre, avant de se perdre dans des maquis. Le Chef de l'État, lui, savait tout et n’avait pas à demander. Mais ce qui lui importait ce n’était pas la Dame, mais son mari, ni Petit Minou, mais ce que par son métier cette petite jeune femme pouvait savoir de l’une et de l’autre, ni Salomon, notre Gouverneur, mais ce qu’à Vièbe-les-échelles d'où il vient les vieillards trafiquaient avec la jeunesse, ou plutôt ce qu’ils allaient trafiquer, puisque le cas précis de Salomon Mahoud n’était encore – Le Gouverneur – qu’un embryon à naître dans une marge de dossier.

Si ce chef connaissait quelqu’un qui ne se savait pas connu, c'était mieux que lui-même, mais il oubliait tout, puis il se souvenait, de nouveau il oubliait, un bourdon en chasse un autre sur une branche de lilas. Vous pouvez me croire qu’il savait tout de ce qui nous occupe maintenant, et encore peut-être plus que ce qu’on peut penser. Des gens d’aussi peu d’importance que la Dame, Petit Minou, ou Salomon, un jour ou l’autre parurent sur son plan d’une manière ou d’une autre. Ses sourcils froncés de concentration les enregistrèrent, les mémorisèrent, les remisèrent. Il y eut très peu qu’ils purent faire à partir de là sans que d’une manière ou d’une autre il n’en fût averti et qu’il ne l’autorisât.

Ce n’est point là raison de cesser de croire en la liberté.

 

5

« Finalement, je ne crois pas que j’aime les hommes » – une fois produit ce grand bruit, de l’espèce qui faisait plus penser à une fuite de gaz mal tournée, les coups de sirène, instantanément, eurent l’air plus vrais, montant partout en cris et rumeurs, s’éloignant peu à peu, se concentrant dans son coin, les machines à faire ce bruit l’air las, un bruit fatiguant et assommant. – les minutes, dans un flux qui n’en fait plus des heures, mutinées se cabossent. Chacun voyait, avec un peu d’attention, cette longue aiguille du temps au lieu de piquer onduler fort et se dissoudre. Ce ne pouvait pas être un jour : il y en avait ici, ici, et entre, il n’y en avait plus. – les habitants levaient à peine la tête à l’explosion qui n’était qu’une ombre encore sans nom de morts, obligeant à mettre la main au front pour voir ce qu'elle cachait, fatiguant. Et Petit Minou ne pouvait pas bien faire autre chose que s’étonner : les bombes sont des vieux pères grincheux qui séparent l’homme qui aime la femme et la femme qui aime l’homme – agités de petits rires invisibles devant l’absurdité de la situation : une bombe. – Petit Minou n’avait pas cette révélation à cet instant – c’était une pensée qui s’était conservée dans son esprit et qui en sortait avec une apparence très complète. Aussitôt dite en user avec parcimonie était comme la seule stratégie : Petit Minou ne savait pas quels étaient les hommes qu’elle n’aimait pas, leur espèce, ni leur genre. Elle savait qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour elle, que de ne pas courir augmenter la densité de l’air.

6

Elle contrôlait chacune des phrases qui sortaient d’elle et se dirigeaient vers Raymond, dont les oreilles comme rétrécies ne supportaient pas de charges trop lourdes. Bien qu’il n’y eût rien eu de changé aux lignes et aux plans dont les rues étaient faites, que la circulation ici et là eût continué, avec les retards provoqués par les servitudes qui s’associaient aux suites de l’explosion, tout était rompu, à la fois plus menaçant et plus attendrissant. Elle voyait l’affairement des blouses déployées, leur avancée et leur retraite des enveloppes de sirènes. Leurs bouches ne semblaient jamais assez fermées et ces gens étaient les premières victimes de l’explosion, ayant perdu tout sens de la mesure ; et ce sembler, cette façon des choses d’apparaître, d’être révélées sous un jour artificiel, était source d'une fatigue très malaisée à tarir.

« Je vais faire attention », dit Petit Minou à Raymond. « Je vais commencer demain le régime. » Il répondit : « C’est bien. C’est très bien. » -- s’occupait avec son téléphone, pensant qu’elle avait eu un choc. On pouvait voir sur le visage expert de Raymond que le temps commençait à reprendre sa course naturelle, se recoagulait. Son corps s’activait, devenu indépendant des impressions causées, s’ébrouait. Cette présence frémissante stimulait Petit Minou, d’une façon où la peur des premiers instants et son immédiateté cédaient la place à une sorte de terreur rentrée, à des envies indéterminées, exaltantes. L’explosion se transmettait alors, tout demandant à exploser, trottoirs, lampadaires, volets, façades, escaliers, têtes, bras, à s’envoler en l’air dans un nouvel éclat de sirènes.

Raymond approuvait avec peu de mots les propositions de Petit Minou. Il refusait toute attitude paternelle, désirant se montrer à elle sous son meilleur jour, et n’imaginant pas qu’il y eût autre chose à faire, en cet instant-là, que d’attendre qu’elle dît ce qu’elle ressentait, sous quelque forme que ce soit. Mais elle, elle n’écoutait que ce qui sortait avec une voix si vive de l’événement, qui l’agitait, elle, si vivement. Discours étrange :

7

L’événement disait : « J’ai résolu tout un tas de problèmes jugés insolubles. » et puis se taisait. Il se remettait à parler : « Soldats et rebelles, j’ai tout arraché d’un coup. Je suis fait de main d’homme et j’échappe entièrement à l’homme. Je plante ce qu’il a semé. Je récolte ce qu’il a moissonné. Je suis un double qu’il paie pour le chercher. »

Raymond entendait sans doute une voix différente, plus sensée. Il conduisait la voiture, moins froid à présent, concentré sur les obstacles qui se présentaient sur la route. Il était déjà rentré dans le souci apaisant.

Petit Minou, elle, était pour l’instant encore à l’endroit où l’événement lui parlait, solennel et menaçant, la langue pendante : « J’ai arraché toutes les langues des morts. J’arracherai tout ce que laissent traîner les bavards. Je produirai encore des bavards – blablablablablabl – qui seront pour moi de la chair à manger. Je serai toujours une bombe, toujours irréel, toujours faux. Ici je suis banal. On voit que les immeubles se sont habitués à moi. Les gens n’entendent pas ce que je fais. Mais je n’ai pas besoin de leur croyance. J’ai besoin de leurs vies. »

Petit Minou était surprise par cette voix, elle s'était laissée détournée de la guerre par la marée d’oubli qui avait commencé de monter, dès le début des combats.

Incroyablement stupide était ce qu’elle entendait, incroyablement prétentieux que quelque chose sorti d’une bombe lui parlât et la fît penser. Ce qui la conduisait à écouter, c’était la nouveauté, et la certitude qu’elle n’allait pas rester. En somme la bombe faisait partie de la visite.

8

Inutilisable leçon de l’événement, Petit Minou voulait l’entendre, ouvrait grand les oreilles. Mais le temps avait maintenant regagné tout son pouvoir, le discours de l’événement devenait moins audible, elle finissait par éprouver une lassitude, par souhaiter à demi que ce bruit, qui était la seule chose qu’elle eût perçu directement de ce qui était arrivé, cessât de produire des échos en elle. C’était quelque chose qu’elle ne ressentirait plus jamais. Elle le savait. Elle ne reviendrait plus jamais dans les départements. Elle ne reverrait plus Raymond.

Elle devait lutter maintenant pour percevoir le caractère absolument négatif de la bombe, dieu de carnage.

« D’où vient cette voix ? » commençait à se dire Petit Minou. « Qu’est-ce qui me fascine dans ces paroles ? C’est la voix de l’ennemi. L’ennemi du genre humain. Nous vivons dans un monde d’illusions. Je suis trop jeune. Trop impressionnable. Je vais m’en aller d’ici. Je vais trouver un travail. Je vais me marier, avoir des enfants, peut-être avec Raymond. »

La voix de l’événement résonnait maintenant très faiblement, et devenait infantile : « Boum, boum, arraché. Boum, boum, boum, jt’ai eu. Pchiiiii. Zfiiiit. Attention ! Sexe ! Zizi ! Bibite ! Boum, boum, jt’ai eu. J’ai faim. J’vais manger. » Soudain, tout revint à la normale.

Petit Minou pensa aux endeuillés. Elle vit devant elle les familles enveloppées dans les amples vestes de deuil bleues. Elle fut envahie par le dégoût d’elle-même et se redit : « Je n’aime pas les hommes. », gloussa.

Cette fois, Raymond ne put se retenir et lui dit : « Il faut qu’on se repose. Si on le prend trop à cœur, on ne pourra plus rien faire. » Petit Minou hurla :

« Je sais ! »

9

Il n’y a pas de front sous la sueur de Petit Minou. Il n’y a pas de terre sous ses ongles. Pas d’encre sur ses pieds, pourtant elle en voit la marque sale partout. Tout le monde va se rappeler de Raymond.

 « Tu as signé un contrat », pleurnicha-t-elle, cognant très faiblement sur le corps de Raymond – il n’était pas normal, ne chercherait plus ses mots, ni défaut touchant ni tic exaspérant, ni tout un tas de trucs.

 Un vrai contrat, devant quatre témoins, deux pour chacun des signataires, Petit Minou était persuadée d’être maudite. « Tu as signé un contrat. »

Cette conclusion nécessaire lui apparut à la mort de Raymond.

Tous les biens qu’il laissait devaient aller derrière lui à payer la Dame pour rapprocher Petit Minou de la liberté. Par exagération : tous les biens de la terre tombaient d’un coup sur une tête qui ne la méritait pas ! Par exagération : Raymond savait la raison pour laquelle elle était liée, de son côté, à la Dame, la raison pour laquelle, malgré toutes ses tentatives, elle ne parvenait pas à s’éloigner de sa patronne.

10

« Il faudra prendre une décision très vite. Est-ce qu’il en avait parlé ? ― Il voulait être crématé ― Incinéré ? ― Crématé. ― Alors nous devons respecter ses vœux. ― De quoi je me mêle ? »

Petit Minou ayant trouvé du travail faisait des jours après des jours, par la plus simple métaphore : des jours après des jours. – La mort, patatras. – Ou bien la pyramide de cartes à jouer. – La mort, patatras, très lentement, très rapidement, dans une combinaison de dégringolades, l’une mûrement réfléchie, 0-1, l’autre qui se fait tout en tombant, tout en hésitant, certaines cartes restent en l’air, et d’autres remontent, insolemment.

Comme il est excellent de vivre au milieu des gens, de sentir la caresse pleine d’affection des amis qui partagent le deuil. Tout le monde va en dire du bien – les gens se fichent qu’il n’ait pas été normal.

Combien d’entre eux savent et ne peuvent pas dire ce que Raymond leur a confié au sujet de Petit Minou ?

11

Petit Minou était libérée par la mort de quelqu’un qu’elle aimait. Lui, la mort le tenait bien. Petit Minou recevait une grande tape dans le dos et elle lisait un message dans ce décès, l’annonce de sa mort dans les journaux.

Combien d’entre eux en savent plus qu’elle sur les choses qui ne devraient la regarder qu’elle seule ?

Elle ne savait pas.

Ils ne savaient rien.

Il ne leur avait rien dit, il ne leur dirait plus rien.

Jours ne sont des Briques. Peut-être Ptère est-il fait de matière inerte, peut-être le temps échappe-t-il aux intelligences communes de manière définitive sans appel.

Voici son oraison – à Petit Minou – pour Raymond : « Je le sens que mes questions ne peuvent se dire que par des mots et pas par des propositions valides. Je le sais que je ne suis qu’une morte en sursis incapable de se détacher pour risquer un seul coup d’œil indépendant. Mais, voilà des années qu’aux côtés de Raymond je travaille à être moins conne. Lui-même, il n’était pas entièrement intelligent, ni normal. Sinon, pourquoi m’aurait-il caché ce qu’il savait ? Pourquoi ne m’aurait-il pas dit, sinon, pourquoi je suis élevée depuis l’enfance à l’idée de servir cette Dame, comme s’il y allait de la vie de toute la société et pas seulement de la mienne ? Il me l’a dit :

« Je sais tout. »

Est-ce que j’ai été bête de le croire ? Est-ce que j’ai tort de penser qu’il ne savait pas ? Est-ce que tout le monde a pensé il y a bien longtemps que j’étais une conne de croire et de ne pas croire sur un sujet sur lequel j’aurais dû savoir sans discussion ?

Yes, Petit Minou, j’écoute. Je ressens. Pendant toutes ces durées de jours, je tends l’oreille et je veux une chose et une seule : surprendre le moment où le soupçon se transforme balourdement en rêve éveillé.

12

« Sois consciente, Petit Minou » « Libère-toi, Petit Minou » « Façonne ta propre vie à ton image, Petit Minou » « Yes, Petit Minou, sois Dieu. »

 « Je vois », « je comprends », « je vis ».

Mais même à la veille de la mort de Raymond, quand les assassins se jettent sur lui, me frappent et je me débats, mon intelligence me fait défaut, elle, à moi. Mon courage n’a pas de lumière. Je vis sans aucun conteste. Je ne comprends pas, me rappelle des mots les choses qu’il a faites, ai l’émotion de ses gestes, et souhaite revenir à un point où tout a basculé. Je reconnais que ce point n’existe pas.

Ma raison est écrasée par des raisons supérieures. Mes plans sont lavés, comme une cigarette qui rejoint le caniveau. Vous, les amis, vous me demandez : est-ce que tu vas bien ? Et vous me dites : Raymond va nous manquer :

vous comprenez ce que je dis ?

Je ne suis pas une lâche car je n’ai pas peur d’affronter les questions que vous me posez et que me pose la mort. Je suis humaine, tout m’éduque. Mais vous comprenez ce que je dis ? Mes plans, et ma raison, ma structure :

pchiiiii, fiiiit, zizi, babate.

Exactement, j’ai tort de poser la question à cet instant, il n’y a pas de bon instant pour ma question. Vous êtes des amis de Raymond, je n’ai pas voulu poser la question à mes amis à moi, je ne l’ai pas invités. Elle va vous éloigner de moi :

Est-ce que vous savez ce qui me lie, moi, ma dette, le silence de Raymond, le savoir de Raymond, la mort de Raymond, et les autres événements que je soupçonne et que je ne connais pas ? S’il y a quelqu’un parmi vous qui sait, qu'il parle maintenant. Oui, qu'il parle maintenant ou se taise à jamais : si j’apprends plus tard ce qui m’est nécessaire maintenant, cela ne me servira plus à rien. C’est maintenant de toute nécessité. C’est une urgence fatale. Je vous en supplie sur le corps de Raymond. »

13

Plus le temps passait, moins les emplois de Petit Minou étaient reluisants. Elle tendit beaucoup de prospectus dans la rue, n’était pas heureuse, sans relation de causalité entre ces points au nombre de trois.

Les journaux parlaient de la guerre, invoquant sa présence troublante, comme de l’eau dans leurs chaussures. Il n’y en avait pourtant aucune trace, dans le monde bruissant de nouveauté, toujours une nouvelle à la seconde, car il y avait toujours eu un monde où il n’y avait pas de guerre.

Petit Minou alla à ce moment (quand ?) dans un chenil de la Société Protectrice chercher un chien, contre tout bon sens, mais seulement en apparence. Des centaines de chiens étaient morts pour la patrie, et avaient reçu des médailles. Les chiens coûtaient très cher à entretenir. Le chien de Petit Minou n’avait pas son apparence pour lui. Petit Minou ne croyait pas nécessaire de dépenser trop d’argent pour lui.

Si c’avait été un homme à tête de chien, c’aurait été un bossu, galeux dans sa boiterie, avec une tête de chien.

Les anciens combattants arrêtaient Petit Minou pendant leurs promenades. Il leur était logique de choisir pour dirigeants des généraux tankistes qu’ils connaissaient et de se préparer à la prochaine guerre, fût-elle menée par des chiens. Tous, un jour, deviendront des chiens. Ils seront abattus comme des chiens, battus comme des chiens, plus bas que la griffe fouissante des chiens.

Les femmes se saisissaient dans la rue des coupons de solidarité. Les coupons tombaient, elles se précipitaient pour les ramasser. Toutes, sans exception, se battaient. Elles avaient leurs chiens avec elles, avec morsures.

14

C’était ça dans le coin où habitait Petit Minou : des femmes et des chiens mordus. Les chiens n’étaient plus interdits. Ils coûtaient très cher à entretenir, sauf le sien, qu’elle prêtait à ses voisines en reconnaissant : « C’est un monde de folles. J’étais domestique. Ça paye. Mal. On n’est pas son maître. » Très jeune, toujours à placer sa petite leçon. C’était un monde d’ennui ; personne ne connaissait l’ennui. L’incertitude des temps rendait impossible de savoir si oui ou non on s’ennuyait. Ce n’était pas les prospectus qui manquaient de rendre Petit Minou heureuse. Elle ne les rédigeait pas elle-même. Le monde bruissait au-dessus et à côté. Ce n’était pas Petit Minou qui marchait quand elle marchait ; mais tout cela qui se déroulait à côté d’elle. D’où venait cette perception troublante ? Petit Minou en était perplexe. Pourquoi elle et pas les autres ? Pourquoi elle ?

Le monde cliquetait quand elle acheta son chien. Ptère, ce mécanisme, cette invention surveillée par tous ses habitants, grondait, et elle acheta un chien. Il n’y avait pas de relation. Pas de relation entre les actes de Petit Minou et les actes d’aucune autre personne dans Ptère. C’étaient de simples coïncidences. Le chien lui-même, sans histoire, marchait à côté de Petit Minou pour donner cette impression brutale qu’il était plus lié à tous les trottoirs et à tous les ciels qu’à Petit Minou, sa mère nourricière qui l’avait sauvé de l’aiguille du poison. Mais à quoi bon l’accuser, il ne le faisait pas exprès. Il ne payait pas de mine. Il mangeait dehors aussi bien que dedans. Il disparut. Il n’était pas battu.

Ptère était une ville silencieuse, frappée de terreur par elle-même, sans la force de nourrir décemment tous ses chiens. C’est pour cela qu’elle s’était donnée des habitants. Vraiment. Pensait. Petit Minou. Après, les gens se mettaient à rire. Petit Minou devenait populaire. Elle et ses nombreuses qualités.

15

Elle trouva finalement l’amour sur un navire marchand. Ce n’était pas très drôle. Elle signa pour l’armée. Ce n’était pas très drôle. Elle se rappela qu’elle était liée par un mystère secret énigmatique à une dame et non à la marine marchande, non à l’armée. Le chien au poil carré, tu m’as bien aidé, elle le gardera toujours avec elle, il ne va plus en être question.

Maintenant, aucun de ces détours n’est inutile. Il y a une cause suprême d’attraction. Il existe un paradigme qui contient tous ces mouvements et ces causes, bien qu’en apparence il n’y ait ni mouvement, ni cause. Démonstration dans cinq, quatre, trois… Trois…. Trois… Trois… Trois…

16

Ceux qui se heurtent dans les couloirs avec fracas sur leur pensées, et reviennent à la charge, et se craquèlent jusqu’au débris, la foule emportée par elle-même les guérit, le flot les entraîne dans les coulées où ils deviennent énergie impure. Essence émotionnelle explosant inégalement ; contact entre eux : qui en sort : choc, accélération, du silence, tendant à rien, la pensée de quelque chose d’autre, une chambre, un manteau traîne et se froisse. Il y a des marches. Ils ont peur fort. Ils ne doivent pas oublier ! Qu’est-ce que c’est ? Comme forcés, ils éprouvent colère, énervement, pitié, triomphe, anxiété, fatigue, déploiement, supériorité, écrasement, jalousie, désir, vitesse, des images. Happés on les traîne comme des boulets, poussés, ils se ruent, s’écartent, s’indignent, indifférents? passent, s’arrêtent. Il y a un seul chemin, il n’est pas assez rapide, pas assez dissemblable. La pensée est entraînée comme le corps par aspiration. Toutes les pensées ne sont pas identiques. Elles se tournent vers un soleil vibrillonnant. Entre les plans de lumière continus dans le couloir vers le train se glisse un miroitement : têtes emplies de signaux, de rappels, de retours. Il y a de l’admiration : un spectacle. Que d’indécision dans la décision de leurs pas ! Nous allons quelque part : où est-ce ? Ici, maintenant, dans cet espace qui par lui-même ne peut que nous conduire là-bas, où l’immobilité est aussi inconcevable que d’accepter la mort, nous sommes la mer, et sous la mer, le bateau.

17

Notre volonté est tout. Sans elle, tout s’arrête. Mais cela pourtant reste une abstraction, un mirage. Il n’y a pas de lune ici, dans ces couloirs : et nous y resterions ? Ce monde d’illusion nous satisfait pleinement. Nous acceptons tout ce qui s’y passe. À le refuser, qu’avons-nous à gagner ? Ce cercle nous tient : ni là, ni pas là, il nous semble impossible de prendre une seule décision consciente. Qu’un espoir nous vienne, comme d’une éclaboussure de vin une blanche chemise il est aussitôt taché de soupçon, et la tache s’étend : quelqu’un d’autre a raison, non nous. Le bruit de nos pas est celui d’autres pieds que les nôtres.

Par un mystère qui nous dépasse c’est au moment précis où nous vient l’idée du « nous ». Le « nous » vole de pied en pied, marche entre nous, avec ses pieds terribles, grands comme une infinité de pas. Oui, c’est cela, disons-nous, nous sommes « nous ». Le savoir est réconfortant : nous sommes plus, et « nous » n’a pas de fin. Il s’arrête peut-être si loin que derrière « nous » il n’y a rien. Pourquoi le « nous » est devenu nous ? Qu’avons-nous à faire de nous-mêmes ? Nous sommes à présent, dans notre marche, face à « nous » : cette contemplation ne saurait nous laisser indifférent. L’immense écart entre ce que nous voyons et ce qui fait notre existence est insupportable :

ces mains faites pour pétrir, ces bras où mourraient étranglées toutes les passions, ces pieds qui feraient jaillir d’un coup toutes les nourritures et les annihileraient sous la chute d’un morceau de peau, ce ventre qui a déjà éteint la lampe du jour des milliards de fois :

comme cela est inutile. Le jour nous attend. Il est plus vrai que toute l’humanité. L’individu est plus authentique dans sa médiocrité que les dieux. L’angoisse, qui s’enflamme et se dissipe sans prévenir, meilleure fondation pour toutes les vies qu’une seule pensée d’éternité. Ne juge pas la marche par les bruits de pas. Dis : ils sont passés, et ton sentiment en disant cette phrase sera : bien, très bien, excellent. Tu entendras un aboiement. Au quatrième aboiement, tu te réveilleras émerveillé. Ouf... Ouf… Ouf… Ouf…

18

Il venait après la cérémonie vers Petit Minou.

« Pourquoi », fut la question de ce Monsieur, « nous fait-on croire à la guerre ? C’est la question la seule. Pourquoi sommes-nous gouvernés ? Pourquoi mourons-nous ? Non pas pourquoi Raymond Siulart, qui était mon ami, a été assassiné – un rôdeur ? Jean Nervet. »

« Stéphanie »

« Non, Jean. »

« Je suis Stéphanie Soulier. Je ne suis pas d’accord avec vous. Je suis j’exige des explications. »

« La théorie du complot, bien entendu, las, las, las. Il serait préférable pour quelqu’un de votre âge d’entreprendre des études. Vous verrez que le passé n’explique rien. Il y a les choses faites et les choses non faites, vous pouvez me croire. La guerre n’en est pas une. Il faut commencer par les mathématiques, las, las, las. La biologie, moléculaire. La physique des particules. L’informatique. Commencez maintenant, pas demain. Par la suite, entreprenez, au cours de l’imagination, des choses intéressantes. Hommage à Raymond. Oui ? » Jean Nervet portait un pantalon de jean sombre tordu comme sa bouche et des bacchantes tout aussi bleues. Il ne faisait pas mystère de tics.

« Je vous donne un conseil : faites des choses utiles, mais qui ne servent à personne. C’est un paradoxe. Cela veut dire ceci : inventez quelque chose comme la chaise, le bas-relief. Vous aurez vingt ans un jour, ça n’a pas d’importance. Je me suis toujours interrogé moi-même. Je l’ai rencontré dans une librairie, Raymond. Étrange. Je me suis dit : la chaise. Mais la chaise a une histoire très antique. La chaise était pour les rois. La chaise curule (n’amasse pas mule ?) pour les grands personnages. Excusez mon amateurisme. Volez près du pouvoir, mais pas trop près. Raymond était. Vous me suivez. Il avait de sales manières, paix à son âme, Dieu préserve, le pauvre, las, las, las. Qu’il couche avec vous, bon, BON. Mais vous infliger ça, sa mort en direct, il n’aurait pas pu prévoir ? Et vous allez voir. Ce n’est pas du tout nécessaire de s’indigner. S’il était resté chez lui bien tranquillement. Rien que ça. Sur sa chaise. Dans la position de la momie. Immortel. Ou avec vous entre les jambes. Vous m’écoutez quand même bien ! C’est étonnant. Il aurait laissé venir à lui les petits oiseaux. Il avait l’âme d’un arbre. Je veux que vous vous souveniez de ça. Que vous le fassiez sortir de ce pigeonarium et dans la terre d’un arbre. Rentrons chez vous. Je pourrais franchement, je ne sais pas mais, je vous dirais qui l’a tué, mettons. Ça changerait juste ce qu’il faut pour vous pourrir la vie, l’existence, las, las, las. Nous apprenons très bien à vivre avec des secrets. Moi-même. Moi-même, je n’ai jamais su qui était ce Monsieur Nervet qui m’avait laissé son nom, je n’en suis pas encore mort. Alors pour le plaisir j’imagine qu’il est assassiné dans une bagarre de rue. »

« Pendant les émeutes d’étudiants ? »

« Non, pourquoi ? »

19

« C’était un homme pauvre, las, las, las, entretenu par sa femme et qui ne l’a plus supporté. Il s’est battu avec un voisin et on l’a jeté par la fenêtre, dans la rue. Par exemple. Mais le plus important, c’est de ne pas écouter ce qu’on dit. Surtout les journaux. Quoique c’est ce fut par là que j’ai appris qu’il était mort. Raymond ! Dans une librairie, je l’ai rencontré. Il a surgi. Comme un paquebot messager. Il était comme vous : cherchant à prédire, à percer les secrets de l’avenir, guerre ou pas, catastrophe, ou pas, disparition de Ptère, de l’humanité, du système planétaire. Le pire, c’est qu’en l’écoutant, il finissait par y croire. Je veux dire qu’il savait de quoi il parlait. Je trouve scandaleux qu’on ait tué quelqu’un comme ça. Ce n’est pas la mort que je trouve scandaleuse. Voilà un type qui n’aurait sans doute jamais mis la main sur une connexion, une raison exploitable par quiconque. Toute sa vie, il aurait pêché dans le monde des vieilles chaussures et des bouteilles, Raymond le poisson nettoyeur. Je n’ai jamais su ce qu’il faisait comme métier. Ne me dites pas. Ne me dites pas. »

« Il traduisait du russe pour l’… »

« Je ne veux pas savoir. Je n’ai aucune confiance dans les organismes et surtout internationaux. Vous habitez un très joli petit appartement, Mademoiselle. Voulez-vous que nous fassions l’amour ? Écoutez, je n’aime pas la provocation facile mais ça fait du bien. Hommage à Raymond. Raymond, si tu nous vois, c’est pour toi. Le corps est toujours là, il se rappelle à nous. Il ne faut pas désespérer, ni se laisser abattre, ni, las, las, las. Las. Où que tu sois, continue de faire le bien, Raymond. Ne te laisse pas décourager. Abats du travail. Je lui dis, et je vous le répète : ne perdez pas votre temps. Courez vite vers ce qui vous attend, vous-même, n’attendez pas. Que chaque minute soit votre cheval. Oui ? »

20

La babine retroussée, l’œil vaste, un air rien bêta qu’on ne soupçonnait pas qu’il savait des choses, Petit Minou, personnage déserté par la honte, affectionnait de le faire venir en l’appelant « Gros Minet ». À cette audition, gros dos pour la caresse ; Raymond disait du russe, sakspachibilia nostriviskiy pomadiou – en matière de question, exclamatoire : kazatichéstakom khrajtsitchtch. Par formation il révisait ses langues aux toilettes avec inquiétude tout en énumérant des significations : distinction... plombage... dentition... légitime... minéralogique... tronçonneuse... feux de signalement... escapade... incision... aux normes... préavis... acompte... gériatrie... arrhes... chimiluminescence... moustiquaire, pour forcer Petit Minou à répéter. La maline maltraitait les mots animés un par un qu’il lui prêtait, et il s’exclamait « Quel serpent ! » Il était facile de croire un homme comme ça, la soif venait à l’entendre boire. Néanmoins sans emploi stable, fixe, traducteur ici auprès de l’un, là devant les tribunaux, un scarabée qui fait des petits pas sauf quand il vole, il mangea les vivres de Petit Minou, qui s’en étouffait. Leur vie était saine, et leur sexe. Elle était très franche, belle et bien étagée de branche piquante en branche.

Sans raison particulière, Raymond ne montrera ni grandeur ni nécessité, sera gênant par ses apparitions, malencontreux dans son déclin. C’est celui dont on aura envie de dire : que fait-il là ? et l’impression désagréable d’un homme-macule qu’on a oublié fera venir à la bouche des jugements marqués d’aigreur contre ceux, celles qui ont été trop lâches pour l’effacer.

Il est aussi nécessaire qu’un tel homme arrive. C’est de ces hommes non-nécessaires dont la vie telle qu’elle nous est connue est envahie, il est facile de les détester, plus que de prêter foi à l’autre monde où la raison et l’homme sont, main dans la main, consentants amants.

Il fera très peu.

21

Ses ennemis sont ceux qui l’oublient. Il ne reçoit le soleil que par le miroir des yeux de qui le regarde.

Il refroidira par erreur, les victimes de ses bévues lui en voudront et feront qu’il lui sera toujours trouvé un défaut.

Tu es assis à un carrefour. Ton père revenu des morts apparaît dans sa voiture rouge mais ne te voit pas. Le laisseras-tu passer sans lever la main ?

Il raisonnera. Il comprendra de telle sorte qu’il ne pourra faire. Les actions seront ses pensées seront isolées les unes des autres ; n’aimanteront pas les mains, ni les pieds. Dans notre monde de pensées, elles iront en spectres, elles s’attacheront aux spectres.

Pour lui, le futur s’inventa. Il était une aubaine.

Il s’aperçut qu’il était toujours préparé à ce qui lui arrivait, mais mal, ce qui le faisait souffrir. La connexion entre le corps et l’esprit avait souffert d’une incompatibilité jamais vue auparavant entre ces deux conditions. Mais cela, surtout cela, n’était qu’une illusion.

Il ne cessait de créer des situations qui lui feraient dire : je n’ai pas peur de mourir. La guerre avait été inventée pour lui, ou par lui. Long fut son trépas.

22

Il y a une invention qu’il est indispensable de connaître pour conclure sur son cas ; ce jeu pour enfants, ces lunettes grâce auxquelles on voit derrière soi ; ce jeu pour enfants vendu trois sous aujourd’hui, mais quand il l’acheta, quand on spéculait sur sa future valeur, très cher, pensant qu’en l’achetant il contrôlait le futur. Ce jeu était innocent, mais comme lui ne croyait pas à cette innocence, il mourut par ce jouet. Triste. Cela arriva par suite de son obstination.

Il voyait mille fois plus avec ces lunettes avec une précision superflue les détails navrants qui jonchent, polluants, les rues de Ptère. Les bousculades , les portes laissent la place à des voitures luisantes de meurtre, les oiseaux écrasées, l’eau de nettoyage éclabousse les vieillards fragiles comme des stalactites jusqu’à la mort, le couple de vieux en chapeau, l’homme derrière sa femme, cassé en avant, qui la tient par l’épaule droite et se guide ou la guide jusqu’à la porte, elle seulement un peu voûté, fatiguée, les paniers à provision oscillent au-dessus des fenêtres, possédés d’automne, où se pendent les enfants, la femme au soir, répandant son parfum sans but, devant lui, à côté de lui, derrière lui, agite son mince trousseau de clefs qui tintinnabule ainsi qu’une brebis qui cherche sa cave, le fou encravaté prêt toujours à jeter des regards plus noirs sur toutes les faces d’une personne se retourne en tirant la langue avec des sous-entendus troublants et fait honte, non pas au visage, mais au dos de Raymond qu’il insulte, les groupes d’enfants de riches le singent derrière lui, le nombre de petits papiers, coupe-ongles, débris de corps, journaux, clefs de voitures qui tombent, se coincent, glissent, s’abîment, et le font d’autant plus que leurs propriétaires sont maintenant derrière lui, là où ne se passaient autrefois que des bruits, possibilité qui maintenant, grâce à ce jouet, s’est rajoutée aux facultés anciennes de l’homme et l’emprisonne dans l’espace dont autrefois il était sauvé par son dos. Une fatigue extrême accompagne sa pratique. Il ne voyait par on ne sait quel mystère que ces choses-là. Pourquoi se forcer à ces visions auxquelles tout le monde, par bon sens, a renoncé ?

23

Malgré ses défauts, il se comportait avec dignité. En particulier, il avait beaucoup de mal à faire son travail dans la hâte et à moitié, par exemple pour se rendre plus tôt aux distributions. Il représentait le moraliste admiré, jalousé, moqué, habitué à rationaliser sa faim, tantôt trop fier et tantôt honteux. Mais pour d’autres, ce n’était que le genre exhibitionniste.

Elle l’aperçut un jour en train de faire la tournée des restaurants. Il passa lentement, mais pas trop lentement, devant chaque menu, un souci fermé comme l’œil visible sur son visage, et il déclinait d’engager la conversation avec personne. Son nez seul, encore qu’orgueilleux, se tendit vers l’extérieur. Ne pensa-il pas : « Si tous les jours je mangeais, on serait déjà bien avancé. » ou bien « Si seulement j’avais assez », phrase courante aussi ? Parce que passer par hasard devant les restaurants a cessé de représenter un événement banal, est-il si difficile de l’imaginer dans sa pose simple, faisant mine de vouloir attirer l’attention et non de chercher à se distraire de ses ennuis, comme s’il n’avait pas eu faim ? C’est l’œil désespéré de celui qui n’a rien à perdre. Il la rencontra. Il faisait 26 degrés et aucune voiture ne déroulait sa carrosserie sur le trottoir vierge, immaculé, déterminé à être écrasé par dix mille pieds. Il se passait des choses extraordinaires dans le lointain. Les peuples hors de Ptère eux aussi déployés tapaient sur l’enclume à coups brefs et rapides. Leur martèlement incessant faisait vibrer l’air. Ce n’est pas ces choses lointaines qu’il sentit, mais la proximité sur le côté de son visage qu’il lui montrait. Il retournait travailler.

24

On n’y pouvait rien, le plus ennuyeux reproche adressé aux départements était qu’ils touchaient à Ptère : se savoir tout près, et empêché d’y aller, torture de plus pour les recrues à ajouter aux heures de garde à marmonner. Les vieux adoraient cette chanson, les jeunes malgré eux :

« Cinquante ans que je suis debout à t’attendre, criminel / Criminel, sors de ton trou, montre-toi, / il faut que j’aille aux chiottes. »

Raymond lorsqu’il aperçut Petit Minou chanta :

« On appelle ça une guerre,/ moi j’appelle ça un orage. / Quand il passera, il restera / de l’eau et ta beauté… ou un petit quelque chose de plus consistant. »

Là, un regard de honte lubrique. « On voit sur tout toi que tu ne connais pas la faim, pique-assiette, et que tu as bon cœur. » Mais il chanta en sourdine et en nuances. « Un parfum monomane, est-ce le tien ? Je te mange et je te remange. »

Il l’aperçut quand elle partait : « … ! » pensa-t-il – il était tellement plus âgé qu’elle – et c’était tout particulièrement ses arrondis à elle qui étaient responsables de sa bonne odeur.

Il fut convaincu qu’elle l’avait vu. Il évaluait ses chances à l’aune des grands pendentifs en feutrine noir qui coulaient de ses oreilles, – ! – et lui donnaient des raisons d’espérer qu’elle ne serait pas trop dure à convaincre, et les talons rouges, la queue de cheval noire serrée haut, le pantalon indigo si moulant, la veste trop courte, pour ne pas faire paysanne, le rassuraient. Convaincre, comment dit-on autrement ?

25

« J’ai eu pitié de toi », elle sourit, « J’ai pris l’initiative. »

La bombe éclata. Raymond mourut.

Ces choses qui se présentaient à la mémoire étaient plaisantes, détails dont on ignore la provenance, un jour on en dit « C’était si marquant », le lendemain on doute des couleurs, le lendemain un autre ensemble d’habits se présente et reçoit l’emploi, on joue avec ce chiffon qu’on se rappelle comme avec une poupée, rangé le quatrième jour par piété dans une boîte. L’accidentel ni la mort ne changent rien.

26

Elle était rétrécie par la largeur et le poids de ses hanches. Mais comme si elle courait, ses pieds la transportaient à une vitesse qui la rendait difficile à fixer du regard. Est-ce un véhicule, la tête, la poitrine, les bras, le ventre, ce sont n’est-ce pas les éléments d’une pile sur la plateforme des hanches et des fesses ? Un camion c’est déjà beau, rouge surtout, mais cet arc-en-ciel entassé de Petit Minou, à si vive allure, ça donne encore plus de jalousie. Qui ne sait pas en la voyant que c’est la bonne, paysanne bien nourrie par les bourgeois ? et comme elle regarde avec des yeux carnassiers, personne non plus, maigre ou un peu maigre, qui ne sente comme ses dents pourraient les manger et ses fesses les assimiler. Une grosse, comme ça vous fait une belle peur !

Raymond : « Je vais mourir » et il lui parla. Derrière lui, il vit les passants regarder comment il allait s’en tirer, puis, voyant que lui aussi les voyait avec ses lunettes-jouets, détourner la tête. Un poème, c’est un poème ce moment.

Il se sentit coupable, comme se sentent coupables les soldats sans permission et pourtant dehors. Dans dix minutes il devra être ailleurs – regardait sa montre.

« Je pense qu’il vaut mieux ne pas trop se poser trop de questions avant d’agir, vous ne croyez pas ? »

« C’est pas des bons restaurants. »

27

Elle, sans rien répondre, excepté à la façon qu’on prend quand un inconnu dit sans dire : avec des mouvements de la tête, un peu vers le haut, un peu vers le côté, les paupières et la peau du front se relevant à peine pour approuver et douter de l’approbation.

« Ça suffira pour l’instant ». C’est ce que la paupière dit, et l’autre reprend : « pour l’instant, ça suffira bien. »

Ils descendaient l’un à côté de l’autre, sous le prétexte qu’ils allaient dans la même direction, moins dépareillés qu’une olive et un pruneau, plus qu’un marron près d’une racine, dans la rue de Mouzis, retenez le nom.

Que pensent-les gens ? Que vont-ils dire ?

La pensée rôde dans le jardin, s’accroupit sous ses pommes, et regarde les autres pensées avec des yeux mauvais.

28

Ai-je une chance, puis n’y pense plus.

Raymond se prend les pieds dans son parler avec Petit Minou. Elle, sans risquer de l’encourager, ne se rappelait pas bien, bien qu’elle l’eût vu lorsqu’il se tenait devant le restaurant blasé dans sa pose, s’il avait quelque chose de spécial.

Petit Minou et Raymond, deux jardins, descendant Mouzis, l’estomac bruyant sous la tête de pierre, Raymond fit bien attention où il mettait les pieds dans la rue couverte de son manteau bigarré de crottes. Grand était Raymond, mais n’était pas un arbre. Peut-être sa croissance s’était-elle arrêtée il y avait longtemps. Il n’avait rien à inventer : des platitudes qu’on dit mal. Petit Minou sentait le plaisir, qu’il ne s’agissait pas de quelque chose d’insignifiant, et qu’il était plus liquide à l’intérieur qu’un verre rempli. Un mot suffit à creuser des nouvelles rues dans la rue.

 « Les hommes sont des gros cons » dit à haute voix Petit Minou, phrase banale pour prévenir et ne pas prévenir. Alors Raymond dit : « Malheureusement, c’est vrai. »

Le soleil à travers les arbres ne tache pas plus qu’eux ; le sol est constellé de la sueur invisible de leurs efforts.

« Quel moment ! » insinue Raymond. « Et pourquoi je me rappellerais de ce moment ? », Petit Minou, à son tour, insinue. « On se reverra peut-être. – tout bas : quelle perte de temps. »

Il a fait semblant de tourner le dos, et elle a oublié les lunettes qu’il portait. Il n’a pas particulièrement entendu ce qu’elle disait. Raymond ne douta pas beaucoup.

« Elle est très bien » se mit-il à dire partout, ce dont il était sûr, car il l’avait regardée longtemps par derrière, amoureusement.

Tant de gens, n’est-ce pas, présents à chaque moment. L’esprit en est imprégné, et alors après il faut travailler à les effacer, il faut faire de la place. Monde meuble, métamorphoses de cruches, éléphant au magasin de porcelets.

29

Événements plus impertinents les uns que les autres :

Petit Minou rencontra Éléonore, de Raymond une excellente amie, conservée par cet homme toute sa vie pour des raisons fluctuant du très bon au très mauvais, sans jamais rompre ;

partir en voyage sans crier gare après un coup de fil reçu dans un café, l’homme étant apparemment prompt à dénicher et à suivre ;

une altercation mineure entre Petit Minou et son cousin, non pas au sujet de Raymond mais en vertu de la loi qui veut que dès que deux se retrouvent en présence l’un de l’autre, il faut qu’ils prennent prétexte de la femme qui les réunit pour se sentir déplacés, maladroits, malhonnêtes, et finalement sur elle s’en venger ;

dans une embellie passagère touchant aux affaires nationales, un emploi neuf, neuf de sa jeunesse et de sa virginité, lumineux pour Petit Minou, elle n’a jamais connu autre chose que la serpillère, et que Raymond, par un intermédiaire qu’il présenta ;

mais cette embellie de l’emploi ne saurait durer ; Petit Minou donc s’accroche et redécouvrit, la virginité faisant, quelques rudesses des métiers domestiques ou non, et qui la resurprirent, comme la dureté, l’incompétence, l’hypocrisie, et que tout cela n’était pas quelque chose dont il est facile de se garder, la bassesse étant une contagion raisonnée, répétée, orchestrée, stipendiée, enfin de compte encouragée.

Mais le pire, tous ces faiseurs de morale, non, pas de morale, d’explications, ou pire.

Premiers mois, qui sont crus sur parole, dans les questions, à la grâce de Dieu.

Voyez-vous la femme émancipée, elle a jeté son bonnet à terre, elle marche comme si elle avait un coup dans le nez, ne porte plus de pantalon bleu, ne fixe plus insolemment ni ne baisse la pupille aveuglément, mais pose des yeux calmes, fiers, grands, et les détourne non longtemps après, parce qu’elle a le droit. C’est le travail qui aide à rembourser les dettes, et plus.

30

« S’ils voulaient arrêter, avec ces histoires de départements ! Plus personne n’y croit. Ça n’intéresse plus personne – Ça n’a jamais intéressé personne. C’était une mode. Même le nom : département. Cet air antique. Cet air de toute éternité. Les gens y vont pourtant, pourquoi les gens y vont. Parce qu’ils ont peur qu’on les traite de lâches, c’est la seule raison. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup d’exemptions. Les gens se tuent d’ennui. Ils se tuent de la honte de ne rien faire qui vaille. Ils se tuent avec leurs chaussettes, en sautant des balcons, sur le champ de tir à l’entraînement. Avions-nous besoin d’un service militaire ? Pas du tout. Il aurait suffi de faire appel à des volontaires. Mais l’idée de demander à des volontaires avait semblé trop rétrograde. Hélas. On aurait dû… On aurait dû… On aurait eu des idées différentes si… s’il n’avait pas fallu voter… Si tout c’était décidé entre gens… Comment dit-on ? Des gens qui ne sont pas étouffés par le calcul. Ja ? » Ainsi mon ami Pierrot parlait. Parler est une merveilleuse occasion de ne rien faire d’autre, mais avec boire et manger, c’est néanmoins très possible. Il parla l’ami Pierrot, le frère des vérités bonnes à dire. Si le pays avait besoin de types comme ça, il les ferait venir de l’étranger.

31

Une semaine plus tard, Raymond s'aperçut, horrifié, qu'elle avait une voix flûtée et maigri horriblement. À quoi s’attendait-il donc, puisque lui-même avait entrepris de se mettre à soulever des poids ? Les amoureux ne sont-ils de toute manière les plateaux d’une balance, le plus léger seul monte aux cieux, l’amour avec les pétales tordus d’un coquelicot et la face décontenancée du tournesol. Sur le plateau de gauche, Petit Minou, autrefois brumeuse de l’extase d’être esclave, à droite Raymond, embarrassé de tout à l’heure de vérité, nom, état des lieux, carnet d’adresses, bâtons de réglisse, et surtout, surtout, surtout, les poches difformes remplies de la variété d’objets qui croisent en une journée son regard double, gonflent ses paupières, pour se cacher après dans les plis de sa vie où il ne les trouvera plus : ceux-là, il ne veut s’en défaire, ni les expliquer, malgré tout ce que Petit Minou des yeux dit sur eux de pas bon. Le château d’une opinion que ses ponts hachés n’empêchent pas de festoyer sur les réserves de nombreuses années passées à attendre la lente attaque : voilà. L’homme Raymond bouge sur son plateau, fait se secouer le bandeau des yeux de la justice, elle coule un regard curieux et elle dit ce que disent les bonnes copines : « Pourquoi lui ? » Toujours la destinée se pose cette question. Vois, ce n’est que pour cette raison : il a bougé. « Pourquoi elle ? », Petit Minou : elle s’est retournée. Justice se satisfait de ces réponses, remet son bandeau, rejoue la colonne. Petit Minou eut son tour pour parler.

32

Raymond et Petit Minou ne bougèrent pas de leur lit, désintéressés, surtout Petit Minou  – rongeait une humiliation de la mère de Raymond  –, les sirènes, les radios se déclenchèrent, la circulation, les ascenseurs s’arrêtèrent, les portes nouvelles s’ouvrirent avec des claquements, pas chez Raymond, l’homme pauvre, et par la fenêtre à demi-ouverte qui ouvrait sur d’autres fenêtres, le son était inaudible ; à cause des sirènes :

Chaque fois qu’elles avaient retenti, l’angoisse avait figé Raymond les yeux levés : de hauts et rebondis nuages blancs suspendus sur Ptère se chargeaient d’éclairs missiles pour trouer les abris ; entraîné à attendre la probabilité de un pour un million, le cœur de Raymond était un ennemi, battait frénétique dans sa poitrine, et accélerait dès que le dos tourné, Raymond cessait de raisonner et de nier la nécessité des pétrifications de la ville Ptère, des toits jusqu’aux griffes des chiens.

Raysonne :

que cela soit circonscrit sur toute la surface de la terre à trois départements, il se peut que ce ne soit pas un progrès, néanmoins il est à mettre au crédit du gouvernement que l’on sache une fois et la dernière vers où tourner les regards : vers l'est

ce n’est peut-être pas vrai,

mais ce n’est pas moins vrai que des autres guerres,

on commande savon, avions, rails, toiles de tente, comme avant, ça n’a pas diminué

cette absurdité n’est pas plus ni moins absurde que celle des autres pays de la terre

tout comme nous, avec nous aussi des jambes arrachées à recoller

et nous apprenons à nous connaître dans la fournaise de la mort massive.

Nous connaissons les limites de notre humanité et

des concitoyens, soixante trois pour cents ne pensent pas que, si la guerre asymétrique s’arrêtait, les choses seraient plus droites, rien ne serait différent ; combien le pensent aussi, des autres pour cent ?

Et alors serrer son lit en rejetant sa foi nationale dans les profondeurs de son bassin, il faut peut-être en avoir honte ?

Petit Minou le regarda, eut des mots, les sirènes s’étaient arrêtées.

33

Ceci, on l'entend partout à Ptère : "Il faut évoluer. Si nous n'évoluons pas, nous allons disparaître après avoir mené les guerres des autres, comme tous les États vieillissants : faute d'avoir la force de se faire de nouveaux ennemis, et ne pouvant plus chercer querelle aux vieux, ils laissent à d'autres le soin de montrer du doigt un pays à frapper; justement, et sans erreur possible.

Ce premier pas paraît tout à fait juste, satisfaisant parce qu'équilibré, l'expérience se monnaie sans peine. La capacité de désigner un adversaire sans doute possible, "ceci doit être; cela est nécessaire": les jeunes pays savent prononcer ces phrases courtes. Mais ce qui est vieux continue de vieillir, tandis que la jeunesse dans son âge d'or se maintient quelques temps sans faillir. Le vieillard plein de ressources devient débile, ne veut plus seulement qu'on lui dise où taper du poing sur la table, il ne voit plus, est fatigué d'avance par l'effort de projeter son corps où que ce soit. Cela aussi, il lui semble, pourrait être fait par quelqu'un d'autre. Il engage dans cette ultime bataille les manœuvres diplomatiques les plus sournoises, pousse l'un contre l'autre, armant ici et là minant, mais jamais sans pouvoir dire : "Je ne suis ici qu'en ami." Tous ceux qui y ont cru finissent par se détourner de ce calculateur essoufflé qu'on n'a plus vu depuis longtemps à l'œuvre avec ses propres membres."

34

Tout le monde, chacun sait sans le dire à fond que nous avons choisi de tuer nos propres citoyens. Mais nous l'avons fait d'une manière qui ne nous a pas attiré la colère des autres. Et nous avons aujourd'hui une des meilleures armées au monde. Au début, ce n'était pas vrai. Mais n'ayant rien vu d'abord, ce "tout le monde" qui fait assez mal profession de nous observer n'a pas eu le choix et a dû accepter le jouer le jeu que nous avions inventé.

Ce fut d'abord une opération de police. Il ne fut pas difficile de convaincre que ceux de nos concitoyens que nous arrêtions et que nous montrions en menottes, hébétés, l'étaient en réalité par l'énormité de leur crime, incapables de parler le langage de la raison parce qu'ils y avaient volontairement renoncé.

Ce serait mentir que de prétendre que tout fut facile. Nos vieilles générations voulaient croire à une solution rapide. Le pacifisme de nos vieux n'était pas de l'espèce qu'un coup de vent emporte. Il se trouvait des gens pour protester avec eux, pour faire la queue dans les rues des départements, qui n'étaient pas encore délimités et cernés comme aujourd'hui.

Ces révoltés sont toujours là, plus incertains peut-être mais peut-être aussi déterminés ; il y en a qui sont morts, pas par notre faute !

Les autres sont libres de faire ce qui leur plait, du moment qu’ils respectent les règles qu’il a fallu fixer à tous. Parmi ceux-là, il y en a qui se doutent de la vérité, la sentent, croient savoir, et disent mot à mot : « cette guerre n’a pas de sens et a été inventée pour détourner l’attention d’une autre cause. » Leur esprit ne peut simplement pas concevoir que la guerre n’a pas été inventée pour d’autre cause qu’elle-même. Ils ne veulent pas concevoir que l’absurdité soit une méthode volontaire, instinctive, directe, choisie par des gens qui sont leurs supérieurs sur tous les plans, et savent cette vérité élémentaire : les apparences sont trompeuses. Derrière l’apparente répétition de la guerre, celle qui poussent les soldats vers la dépression et la mort et la nation vers l’endurcissement qui rend les offenses les plus dures douces et tendres, il y a des avancées ; des avancées véritables que seuls peuvent apercevoir ceux qui ont été entraînés à les voir.

35

Morts ne sont pour les hommes qu’une nouvelle raison de se pourvoir en deuil et de ressentir la fragilité dont ils ne peuvent se détacher. Pourtant, chaque mort est une progression ! parfois infinitésimale, parfois incommensurable vers l’accroissement de puissance ; c’est la seule explication possible. Quand des hommes sains d’esprit, conscients, se mettent ensemble et réfléchissent, la vie de leurs congénères ne peut pas ne pas leur paraître incroyablement faussée. Frottés les uns aux autres, ces défauts vont sans cesse se renforçant. Seule la mort redresse un peu la barre.

Ces considérations sont tout à fait secondaires. Une vue complète de la situation n’est pas possible. Derrière la masse de chiffres grâce auxquels nous convainquons, nous avons appris à nous fier à des lumières insuffisantes qui sont réelles. La réalité est ainsi faite de couches superposées, immergées l’une dans l’autre, indistinctes au goût, au toucher, perceptibles seulement aux instincts purs.

Nous avons eu des idéalistes explicateurs, persuadés qu’il ne peut rien y avoir qu’un esprit humain préalablement préparé ne puisse comprendre. « Si nous disons, » disaient-ils, « ce qu’il en est vraiment, pourquoi, comment nous avons été confrontés à la nécessité de faire ce que nous avons fait, de déclencher ce que nous avons déclenché, nous gagnerons des sympathisants à notre cause » ; et de fait, les choses ont quelque peu tourné comme ils le voulaient. Le peu de savoir véritable sur la guerre qui s’est répandu, qui fait que de plus en plus de gens croient pouvoir douter de son existence même, tout cela vient des révélations prudentes et vite interrompues que nous avons laissé faire à nos explicateurs.

36

Ne pouvant se rendre dans les départements, de plus en plus nombreux sont ceux de nos concitoyens qui croient maintenant à un canular. Le rationnement, les alertes, le service militaire, réalités intangibles, le renchérissement de biens autrefois courants et en aucun cas importants, signes inévitables de quelque chose de grave, ne déclenchent plus les réflexes d’horreur. Notre politique est devenue une routine, pesant aux esprits chagrins pour cette raison seule.

Ayant mis bout à bout les quelques morceaux de vérité que nous avons laissé filtré, qui nous échappé ou qu’on nous a arrachés, les révélations que les pays voisins ont savamment laissé passé les frontières, nos concitoyens ont en même temps reconstitué des schémas bizarres, incohérents, adaptés aux buts auxquels ils les destinent. Des procès abracadabrants ont été faits à des organisations privées qui n’ont jamais eu droit de regard sur les activités de l’État. On a fait condamner des criminels, de haut vol, oui, seulement des voleurs, pensant qu’on abattait une des têtes principales de l’hydre guerrière. Un promoteur a été contraint au suicide parce qu’on l’avait chargé de construire dix mille logements sur les ruines de bâtiments bombardés : rien, le commerce.

Alors de vieux dictons font rendre gorge au scandale : l’argent, nerf de la guerre ; qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Mais ils ne voient pas le début du commencement d’une quelconque fumée, notre feu n’en fait pas. Répondre aux curiosités demanderait de désigner un coupable. C’est ce à quoi nous nous refusons."

37

Nous pensions que nous ne pouvions pas nous contenter de moins. Nous faisions des actes à la pelle. Des arbres volants, nous en avions. C’était un acte aussi utile qu’un radiateur. Aucun chien. Également, parmi tous nos désirs, nous avions celui de nous entendre ; avons donc inventé des oreilles. Simples, elles s’attachaient à nos oreilles. Elles corrigeaient nos mots, elles nous faisaient entendre la drôlerie. Là où les autres peuples se concertaient craignant de se dire du désagréable, nous… Nous avons essayé de ne pas changer, changions sans le montrer, pourtant un besoin irrépressible nous a pris, et alors nous avons cherché à être normaux-comme-les-autres-peuples. Imiter notre fleuve qui suit son cours. Nous avons dû renoncer à ce que nous faisions le mieux car ils se moquaient de nous – nos voisins. Ils faisaient de nous de la science fiction. Ils inventent, ils ne vivent pas. Etc. Oubliée pendant les années insouciantes où nous nous étions réfugiées dans un coin de terre à l’écart de tout, la normalité effrayée s’infiltra craintivement de tous côtés, divisant les nôtres, et pour qu’il y eut des normaux, il en fallut, sur quatre cents familles que nous étions, deux cents qui ne l’étaient pas.

38

Moins qu’une nation, notre État, un jour c’était une chose, le lendemain, une autre, son visage était aquatique comme bon nous semblait. Les défauts, nous ne les connaissions pas. Nous étions venus de quelque part, en souvenir, nous n’avions pas le désir d’y revenir, ne nous en sentant pas encore assez loin. Nos outils nous écartaient de là-bas. Nous croyions être sans aucun besoin de vous, pleines d’angoisse, refusant de voir les choses comme elles étaient, absorbées, droguées, nous oublions notre mortalité, nous nous croyions divines. La terre ne nous a pas été donnée, nous ne l’avons pas prise, nous avons marché dessus, elle faisait disparaître le reste.

39

Mais il ne peut pas y avoir de ville comme nous sans châtiment. Nous souhaitons donc être pires que les autres. Cet excès nous remettra au niveau. De ces peuples qui ne laissent derrière eux que… En tant que peuple il faut avoir une odeur tenace. Pour donner une comparaison, imaginez :

40

un quidam se présente à un apéritif dînatoire ; il est venu les mains vides, quoiqu'il ait sur lui le carton d'invitation qui demande de se munir d'une boisson, de préférence une bouteille de vin millésimé pour accompagner une viande froide ou d'un pâté en croûte ; le quidam ne peut naturellement pas s'approcher du buffet ; sur la table il n'y a pas seulement l'espace de poser un verre, tellement la fête est riche et généreux sont les invités ;

le voilà qui, tournant dans la salle illuminée, invente des excuses plus invraisemblables les unes que les autres pour expliquer qu'il soit le seul à ne pas manger ; il se cache, regarde par la fenêtre, prend l'air de consulter ses papiers, et même légifère sur des aspects pratiques : il y a là une chaise qui menace de s'effondrer, il faudrait la faire changer, ici -- quoiqu'il n'en dise rien officiellement -- c'est une plinthe qui menace de se décoller du mur ; quelqu'un pourrait avoir envie d'entendre ces plaintes ; raisonnable, il ne s'en met pas en quête ; comme la soirée touche à sa fin et qu'il sait depuis longtemps qu'il doit partir, il lui vient une idée : s'il prenait un petit four, à présent, personne n'en saurait rien : les tables sont jonchées de morceaux de nourriture plus qu'appétissants encore, qui en profitera, sinon lui ?

41

Le quidam s'avance en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule, craignant par-dessus tout de s'attirer la remarque du maître de maison dont on sait bien que, l'alcool aidant, il a souvent, tard dans la nuit, de ces petites piques qui vous collent au nez comme à un chien curieux les épines d'un hérisson. Mais non, rien. Et le voilà qui avale un, deux, trois, quatre de ces morceaux irrésistibles qui lui faisaient tellement envie.

Mais alors tout lui tombe dessus : ce n'est pas le maître, c'est la maîtresse de maison qui vient et lui fait la leçon. Que n'est-il moins pingre, il aurait le droit alors de partager alors le bien de la communauté ; et cette femme qui lui a été très hostile durant toute la soirée, le tenant à distance d'un seul mouvement de sa jupe, la voilà qui le regarde avec un mépris toujours plus grand ; le préposé aux manteaux, payé pour la soirée sur on ne sait quel budget, tord la bouche en le voyant et se permet de dire quelque chose, dont le quidam n'entend rien ; et cependant celui-ci est honnête, droit, sans reproche autre que son étourderie native. Il part sans oser faire entendre le plus petit mécontentement.

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Cette histoire nous convient tout à fait, mais corrigez mentalement ceci : l’invité mal à l’aise, c'est notre peuple en ces commencements, et nous ne sommes pas mal à l’aise par incapacité à nous tenir correctement, ni même par erreur.

Venons-y.

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Et tant qu'il décousait

Et tant qu'il décousait

Il ne voyait pas qu'il pleurait

Il ne voyait pas qu'il dormait

Il ne voyait pas qu'il mourait

À suivre...