Les astres

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1

La dernière crue fut un peu meurtrière mais pour l'essentiel, tout le monde resta poli.

Comité d’enquête, presse, il régnait par là-dessus des rumeurs, et des propositions étaient faites qui ne ressemblaient pas à ce qu’on avait l’habitude d’entendre dans la ville. On accusait nos ennemis. On demandait des renforts aux autres villes du pays pour tuer plus de rebelles. Le gouvernement sentait qu'il avait ouvert des vannes impossibles à fermer. Il n'y a pas que les installations urbaines qui ont besoin d'égouts cloaques maximes.

La politesse ne fit pas défaut, finalement, aux Ptèrotes.

2

Maintenant, toute votre attention, votre attention, toute entière, s'il vous plaît. Ptère a besoin de votre aide pour arrêter ces forcenés, ceux qu’on appelle les forcenés de la crue.

1° Quand les forcenés de la crue parlent, on ne les comprend pas du tout. Eux-mêmes ils sont incompréhensibles à eux-mêmes. Ils sont ennemis d’eux-mêmes.

2° Les forcenés de la crue passent du temps à regarder tout l’eau qui pluche des toits, comme si ça les ramène en arrière, pleins d’espoir, mais aussi terrifiés.

3° Ils s’agacent sur des petits riens et finissent par perdre patience quand ils ont trouvé que ce n’était pas ça, que ce n’était pas de l’eau. Dans les murs ils la cherchent.

Distinguer l’eau propre, et l’eau sale, répandre l’anti-moustique, s’en protéger, plonger des seaux dans les parties saines du lac, se garder des hauts-fonds de déchets, n’a strictement rien de sorcier. Mais chez eux.

3

Voici une de leurs chansons, interdite en raison de son contenu obscène :

Pluvia, abatta, semela :
File déclé do qé trouva serrutrou.
Flot’ érefila, frisenla :
Cumuli, poisspesan stratili,
Monnè plu têtetable,
bourlèchu, pentàtrou
Filcou pécour partou sèbou.
Inryin seu quoué quitom lé tomba.
Pluvia, abatta, semela :
In quitous enivra.

4

À Crouet, on a remplacé le mot « prune » par « pruneau ». Ils ont dit : « Elles sont tellement grosses, ce ne sont plus des prunes, ce sont des pruneaux ». Voyez où ils en sont maintenant. C'est avec des mots que Ptère est polie, c'est avec des mots qu'elle respecte sa loi. Il est aussi facile de dire « au tribunal » que de dire « merci ». Et encore, voyez comme tout se tient par la queue, il semble bien qu’un mot prononcé de travers soit justement ce qui donne un procès. De sorte qu’il n’est pas irraisonnable de tirer un trait entre l’inondation, même rare, et les affrontements polémiques qui nourrissent les médias de Ptère. Car tout le monde le sait bien. Même la dernière des vaches n’oublie pas d’où lui vient son herbe.

Retour maintenant sur les forcenés de la crue. C’était au ciel un soir terrible et de polémique. Mais d’abord tout était divisé, le jargon de ce nuage-ci ne disant rien à celui-là. Le soleil parlait sur cette façade, il passait un coup de pinceau tout pétillant à l’immeuble coupé en deux qui ressemble à une pomme évidée. Mais pas sur cette autre. Là, un gris qui se violaçait un tout petit peu sur les bords se demandait ce qui lui arrivait ; car il n’inspirait pas du tout d’angoisse.

5

Quelle ville ! C’est le ciel qui entre aux cheminées par autorisation exprès de la lumière descendue des montagnes. Il tombe des morceaux plus gros. Une ou deux personnes courent, sans être affolées, tous se hâtent modestement. Encore on tient. Il met son chapeau, relève son col, et : autant de quartiers, autant de climats, autant de pics autant de ciel, etc.

6

Que fait-il ici sous la pluie, indifférent, cet homme en bottes de l’armée, prématurément vieill, mâchoire déclenchée, yeux pas visibles ? Nous allons lui demander, nous renseigner et demander sur ce soir si particulier du passé un avis des premières loges. Peut-être connaît-il déjà la chanson – Monsieur ? Monsieur ?

Hein?

C’est de ça qu'il doit parler, des rues.

« D’un coup la porte devant moi s’ouvre, et la lumière des temps, au lieu que je dois fouiller mes propres excréments, pour y rechercher qu’ils me font avaler les cendres, les virus, les eaux courantes qui se glissent dans mon vêtement, l’attirail, le passe-montagne, le bracelet, la nage à contre-courant, la seule vie qui me chiure maintenant qu’on m’a déjà tué trois fois, quand et où, il y a des témoins, la première fois. »

Il a bien l’air fou.

7

« À Sudarcie, et c’était par derrière, il m’a attendu et je lui ai cassé le nez, mais il m’a quand même frappé, c’était dans un bordel, moi je quand même lui ai cassé le nez, c’était pas étonnant, le sang a giclé, mon sang et son sang, pour une première mort, dur. Et j’ai entrevu son visage, juste avant qu’il saigne, laid, laid oui, laid comme la mort qu’il m’a donnée, laid comme tout. Je l’ai bu, ce laid, ce laid à couler à flots, ce sang, mon propre sang m’a coulé dans l’euzophage, et ma substance vitale a glissé de moi, comme Dieu qui se détourne. Et j’avais des croyances de merde, j’ai revécu. »

« Eh, le fou. »

Tiens, quelqu’un arrive.

« Le fou, qui m’appelle le fou ? Je dis : je suis mort trois fois, la première c’était à Sudarcie, la deuxième je suis mort aussi, en mer, pas noyé, mort une fois par le couteau, encore, d’un coup plus sans appel, quand ils m’ont jeté par-dessus bord, d’un coup si petit mais suffisant parce qu’ils voulaient me donner au requin. Je suis tombé en lui, il m’a mangé, je suis mort. Il m’a excrété. Par une seule fine estafilade qui fait de cette mort plus que de toute autre une chose très honteuse. Mort d’une égratignure comme l’hémophile. Comme un pédé. »

« Eh le fou. »

Encore !

8

« Qui m’appelle ?... Je suis la carte qu’on ne peut pas déchiffrer. Elle demeure en moi, cachée, et qui la verra, il y aura des merveilles, des abominations sur toutes les têtes, mais aussi des bonnes choses, des lumignons de vérité qui s’exploseront dans les airs de quoi illuminer jusqu’au dernier des morts. La troisième fois que je suis mort : c’était hier, le jour d’avant, quelqu’un m’a poussé, d’une simple poussée il a été facile de me tuer, tant j’étais affaibli. Je suis tombé sur la chaussée et m’a lèvre s’est ouverte, personne n’a rien fait, alors je suis mort. C’est simple, et on ne veut pas me croire. »

Où est ce Monsieur, cette « carte qu’on ne peut pas déchiffrer » ? Assis dans le quartier nord, au sud, où l’inondation s’est déchaînée, au « nord » alors qu’il est au sud de Ptère, parce que ce qui compte ici, c’est l’orientation de la pente, qui, exposée à des vents froids, descend vers le nord. Ce petit quartier pauvre, avec ses galures, escaliers plus ou moins bien tracés, est gratté par des marches envahies de pacotilles et du produit des vols très peu nombreux qui se font à Ptère malgré tout. À ce qu’on dit les truands les plus importants sont en haut, et gare à qui s’assoie par chez eux, l’amende tombe ! Quartier pittoresque où dorment les débutants et les paumés, un peu comparable, dit-on, à ce qu’est à Vièbe celui de La Faucille, auberges d’apparences négatives, places étroites où il est difficile à une voiture de circuler, lacis empierré de ruelles que les habitants ont tracées sans adresse en huit, coupées seulement par la Grande Galure, artère la plus passante parce que la plus sûre parce qu’on y voit d’en bas tout ce qui s’y passe, tant elle est droite.

9

Le Bérounion, principal affluent de la Sugne (quoiqu'on en qoit pas qi qûr), divise son cours modeste en deux bras prenant le quartier en écharpe, délimitant ses marges est et ouest en un delta de ville encore très lisible malgré les constructions sans permis. Personne n’a pensé à barrer cette rivière, et aucune inondation n’a jamais démarré dans son lit. Mais avant de raconter l’histoire de Ptère, de la laisser dire à travers le cas d’un homme aussi pitoyable que ce clochard (plutôt qu’en interrogeant un membre de notre classe moyenne, dont la sobriété et la retenue sont objets de proverbes et d’admiration), quelques mots sur sa triste particularité : c’est un rejeton de la famille royale. Il faudrait dire : « l’ex-famille royale ». Aristocrate déchu, voilà qui est bien rare, mais il y a quelques temps les Ptèrotes se sont débarrassés de leur monarque, démocrates depuis toujours. Il ne s’agissait pas de punir ou d’écraser : aussitôt, les membres de la famille dirigeante ont été autorisés à s’engager dans l’armée. Ce que chacun d’entre eux a fait, homme ou femme, jeune ou vieux, n’a dès lors dépendu que de sa seule responsabilité. Celui-là, faut-il y insister, est assurément le raté de la bande. Le croquenot est tout ce qui lui reste de son expérience au service de l’État. C’est aussi par là qu’il gagne sa pitance, entre autres services, en montant et descendant la Grande Galure, jour et nuit, jour après jour, nuit après nuit, imperturbablement, pareil à un baquet qui descend et monte dans son puits. Il est d’abord gentil et spirituel, mangé cependant à l’intérieur de son être par un ressentiment des plus déplaisants. Il a bien des noms. Il les donne de bas en haut de la Grande Galure, en même temps que l’autorisation de le prendre en photo, qu’il accorde contre de l’argent, et la promesse de ne pas en parler à sa famille, qui sans cela le retrouverait et le battrait, dit-il.

10

Comprenant qu’il est fou, les bandits le laissent à peu près tranquille. Ils ne laissent pas en même temps de s’interroger sur la fragilité humaine quand ils le voient. « Quelle histoire ! Délire ! », et tout en prélevant leurs petites taxes sur les marchands de vaisselle et les revendeurs de jouets en plastique dérobés, ils enchaînent les philosophies à vive allure. Mais ce qu’il y a de plus étonnant chez ces gens frustres, c’est le reste de religion qu’ils mettent dans leurs considérations. Car chez eux, « délire » est un aveu d’étonnement pouvant conduire à la conversion. Les marches des galures, petites et grandes, résonnent sous les pas de tous ceux qui, dans le quartier nord, écoutent les cris de l’histoire avec une foi innocente, et y reconnaissent les prophéties d’un âge où Ptère n’était pas encore elle-même. « Eh, mon roi ? » – et celui qui s’approchait n’osa ce soir-là éclater de rire, comme il le faisait de coutume, non pas tant apeuré par le ciel qui n’était encore pas tout à fait inclément dans cette partie de la ville, qu’inquiet pour des raisons qui avaient à voir avec ses seuls crimes à lui. Ce visiteur ne connaissait pas personnellement le personnage déchu, mais il lui était familier. Ses yeux, le soufflé de son front, ses yeux, oui, maladivement exorbités, faisaient peur, plus ce soir que les autres soirs ; mais il était grotesque, plutôt qu’inquiétant, faisait rire quand on se penchait sur lui et qu’on l’écoutait, et énervant. Un vrai diable, avec un avis sur tout, et jamais, jamais, jamais, jamais d’accord, par principe, avec ses tickets de loterie et ses pièces dans son sac dans sa main sur le genou – car il faisait également profession de vendre du hasard. Il n’était pas question ce soir-là de lui prendre sa monnaie ou de le bousculer.

11

Avant ce soir il y avait eu un autre jour. Une réunion de quartier auquel le visiteur avait assisté avait été extrêmement dure – en ptèroles en tout cas – avec tous ceux qui pratiquaient alors le noble art de la malhonnêteté. Des citoyens enhardis par le nombre avaient poussé des clameurs ; de l’idée que ça ne pouvait plus durer, étaient naturellement passés à celle que ça devait finir, que tous les voleurs n’avaient plus qu’à se compter et à vider les lieux – et lui, le visiteur, avait dû mettre les bouts pour éviter des ennuis. Ce n’était pas encore pour cela qu’il rendait visite au déchet de l’aristocratie royale en ce soir où l’inondation commençait, mais déjà on s’approche d’une raison en se demandant comment les bandits en général avaient réagi à cette réunion – en riant et en se moquant – en apparence, rien de nouveau. Car telle était leur habitude, dont il n’est pas nécessaire de changer avant que quelque chose d’autre ne change. Et sans faire à leur tour de grandes rencontres au sommet, les bandits s’étaient passé le mot que, dans l’éventualité où par hasard les citoyens décideraient de faire authentiquement quelque chose, il n’y aurait qu’à laisser passer le vent et à ne surtout pas frapper fort. Les rares bandits ptèrotes, en ce temps-là, avaient beaucoup de prudence et un jugement sûr (maintenant, les choses ont changé). Ils laissèrent la nuit envelopper les promesses et endormir les songes, et, eux-mêmes ne dormant pas, continuèrent leurs affaires et préparèrent d’autres mauvais coups, en veillant à garder une oreille disponible au cas où. Or… un des leurs fit un rêve cette nuit-là. Et le lendemain, ils furent tous plongés dans la terreur. Eux, ils étaient à présent poussés par une peur qu’ils n’avaient pas imaginée, et parce que la situation était exceptionnelle, ils envoyèrent cet homme, qui se trouvait être un vendeur de cigarettes de contrebande. Le vendeur, lui, y alla avec beaucoup, beaucoup d’appréhension.

12

Il s’approcha de l’endroit, mais à bonne distance, il s’en rapprocha, pour mieux dire, mais s’en approcher, non, ce serait trop dire. Il ne savait pas par où commencer. Il essayait de penser, mais à la dernière minute, c’était difficile, sans préparation. Le vendeur s’entendait dire au mendiant : « Fou ! » et aussitôt comprenait qu’il fallait changer de registre, mais par habitude, n’y parvenait pas, et au lieu d’une politesse plus modérée, disait après « fou », « Mon roi ! » Ça ne collait pas. Il ne voulait pas avancer tant que ces agressives pensées lui collaient à la tête.

Le porche où le vendeur se cachait, observant l’autre de loin, de l’autre côté d’une rue, d’une place, d'une galure, il n’arrivait pas à s’en souvenir. L’autre ne bougeait vraiment pas ou bien tournait la tête mélancolique ; de loin, le vendeur de cigarettes ne pouvait pas bien dire. Debout, il essayait de cacher son visage. Il ne voulait pas être reconnu, jusqu’au dernier moment, espérant qu’au moins au cas où ça ne marcherait pas, où il doive faire quelques pas en arrière, il n’y eût pas de conséquence.

Ce calcul bien naturel le retenait d’avancer, et il sentait que de minute en minute, son visage n’était pas reconnu, et sa mission n’était pas accomplie, et cela de moins en moins. Qu’une boule de pierre et de métal lui était tombé dessus, l’avait abordé et sanglé dans une chaîne, et qu’il avait beau faire, non, il ne trouvait pas, il était enchapiné là, à son morceau de, il ne savait pas, de mortier, de route, de plat quelque chose sur lequel ses pieds étaient impossibles à décoller. Il se lui redisait : « Fou ! Tu es un fou ! À quoi cela sert d’être fou ? Avec toutes les choses utiles qu’on peut faire, toi, tu te décides à perdre pied, tu deviens cela que tu es et parfaitement, cela est inutile, d’être fou. »

13

Se sentant comme enfant déguisé en fleur, entouré par les pétales de décision qui s’étalaient toutes jaunes autour de sa tête, ou bien plutôt comme des grands oreilles jaunes, très longues, d’un lapin à rayons de soleil, dont les oreilles auraient figuré son indécision irradiant dans tout un espace du porche et sous-entendant partout une lumière d’indécision : observer cet état des choses autour de lui était un spectacle d’un très grand intérêt.

L‘aristocrate-mendiant, de l’autre côté, avait commencé de secouer son sac de pièces, et il avait ouvert la bouche. L’incohérence de son propos qui se voyait de là où était le vendeur de cigarettes le retenait encore plus d’avancer. Il n’y avait pas de témérité en lui. « Que faire des fous ? On les enferme ! On les réunit ensemble pour s’en débarrasser ! On ne peut pas faire autrement. Qui relâche la folie… » Et les mots consacrés lui manquaient. Il lui fallut faire un énorme, massif effort pour se rappeler qu’on avait perdu la ville. Cela le dépassait. Mais à ce moment un autre vendeur qu’il ne connaissait passa près de lui en chuchotant : « Cigarettes ! Tu en veux ? Cigarettes ! Pas cher ! », et une colère instantanée le saisit, le rougit, soit que l’autre soit venu le provoquer, pensait-il, pour évidemment dire peut mieux faire, soit que par un méchant sort il soit innocent venu coller comme de juste sous le nez du taureau le mouchoir rouge qui allait causer son trépas provoqué non recherché.

14

Les poings ramassés sur le cœur, d’une manière qui ne laissait pas de prise au doute, convaincu lui-même qu’il allait d’un instant à l’autre frapper, lui, le vrai vendeur de cigarettes « Fous-moi lllll’cccccamp ! » fusilla son rival. Aucun des deux vendeurs n’avaient élevé la voix, l’un pris par la condition même de sa profession, qui de la discrétion lui faisait un sans-quoi-non, l’autre parce qu’à cet instant le sourd rugissement qu’il lui était venu mordait plus efficacement qu’un cri.

Au loin, sur la chaussée, celui qu’il s’agissait de quérir n’avait rien entendu, ni vu, ni deviné. Le vendeur garda de longs instants les poings en prière sur sa poitrine, retrouvant pourtant vite le sentiment de sa propre duplicité, serrant d’autant plus fort ses doigts sur eux-mêmes qu’il avait peu envie de se résigner à ce qui inévitablement devait suivre leur relâchement : la marche vers l’homme accroupi qu’il redoutait, le va-nu-pieds, pensait-il avec amertume, dont l’oiseau attaché par une ficelle à son genou faisait penser à un balai écourté, à canon scié, enflé hors de mesure par le manche, bleu-vert, d’où une tête hors de propos sortait. Il n’en était encore pour autant à s’admonester aussi bien qu’il l’aurait fallu.

Il résolut de se divertir aussi long que nécessaire, et craignant le regard de l’autre, évitait de le fixer par saccades trop prolongées, et puis s’en détourna pour regarder, non dans la direction opposée, mais perpendiculairement à celle qu’il aurait dû se donner, cherchant dans le lointain une tierce personne, puis trouvant la muraille qui courait là sous le porche, et l’examinant, mais sans aller plus loin, pierre après pierre, sans souligner en lui-même chaque découverte, mais glissant dessus, le regard passablement flou, attiré malgré lui par un trou, un trait, une griffure, une tache, le courage lui semblant venir.

15

Une illumination brusque sur le mur le gêna. Il eut envie de regarder le ciel. Il sortit la tête de dessous le porche ; rejetée en arrière, une main en visière sur le front tourna les yeux de tous côtés, qui se hissèrent d’un coup jusqu’au haut des immeubles et de là bondirent jusqu’aux nuages. A présent, il était trop malaisé d’y trouver ne fût-ce qu’un rayon de soleil. D’où hiver lui avait-il fondu dessus, comme un rapace, pour manger la souris de lumière passée sous non nez ? Le ciel ne l’intéressa plus. Mais dès lors, devant la porte cochère, le regard meurtrier du fou lui brûlait la chair du dos et il n’avait plus que l’envie de se retourner, pour qu’il cesse, et cela, le faire, il savait que c’était attirer le malheur. Il poussait des cloques sur son dos, il le savait, et le sentait, il n’y pouvait rien.

Hésitant, d’un mouvement lent, il s’éloigna par la rue, jouant celui à qui on a posé un lapin, et qui pourtant ne souhaite pas partir trop vite, ne voulant se rendre à l’évidence, étirant le plus possible les secondes par son pas englué, faussement délié. Perdant toute retenue, il se tint les mains agrippées l’une à l’autre dans le dos, ses cloques persistant tout de même, à présent badaud de comédie, auquel il ne manquait que de siffloter, canaille, une rengaine à peine populaire. Les voitures, toutes, paraît-il, grisâtres, passaient sur sa droite, insistant, sournoises, aurait-il pensé, sur la fausse direction qu’il prenait et la vraie à laquelle il tournait le dos, leurs phares blancs allumés comme en pleine nuit, eux aussi à la recherche d’un rayon de soleil où se comparer.

16

Afin que pas de malentendus, rappelez-vous bien que ce ne sont pas là tous les voleurs de Ptère, mais la minorité seulement, et que quand il a fallu régler les embrouillaminis du passé, les autorités ont attribué à chaque voleur un numéro d’anonymat grâce auquel il a pu faire racheter par l’État le produit de son vol, tandis que le propriétaire, à l’aide d’un numéro de propriété inscrit sur le bien, le récupère en un rien de temps aux officines de quartier consacrées à ce système, ou par la poste, sous prélèvement automatique des frais de port. Il n’y a pas de doute que les rieurs ont bien ri, il y a quelques mois, quand tout fut décidé et mis en place, accusé même l’État de sponsoriser la malhonnêteté – ce qui ne ferait pas de Ptère une bien grosse exception. Et on a vu une inflation de numéros d’anonymat qui laisse entendre qu’il y a encore plus de voleurs que l’on croie – et au numéro d’arrondissement, on est surpris de comme ils sont bien répartis. Mais l’on sait maintenant qu’aucun système n’est plus efficace. Point de recel, point de destruction inutile, point d’assurance, moins de frais de surveillance et d’équipements aussitôt installés aussitôt contournés, et même les échecs mineurs de ce procédé sont utiles.

17

Car en vérité ceux qui ne participent pas au système, pour une raison ou pour une autre, et préfèrent s’évader jusque dans le quartier nord, ceux-là se désignent d’eux-mêmes à la vindicte de l’État. Ils ne veulent pas payer l’impôt sur leur activité, ils ont des accointances avec les délinquants vièbois, ils se rebellent par amour de la rébellion, ceux-là, du petit dérobeur de chaussures ou grand canasson marchands d’armes volées, du planchard désosseur de cahutes au marabout astringeur de sacs à main, tous les voleurs à Ptère ne savent pas faire la différence entre leur citoyenneté et leur travail. Aucun système, vraiment, n’est parfait.

18

 

 

 

Nous n'en saurons pas plus sur cette question pour l'instant.

L'enquête en cours suit son flot.

À titre de divertissement, il y aurait dans l'intervalle un homme à suivre.

Cet homme part de la Catasugne. Il retourne à Ptère.

 

 

 

 

19

Son fil, Papa le tirait, le tirait, heureux de penser à rien, pensant qu'il était heureux, attrapait ses écrevisses dans la Catasugne, ses écrevisses qui menaient tranquillement leurs activités propres quelques instants avant d’être ramassées et qu’il aurait plaisir à manger. Le piborgne, lui, piquait les libellules et les flanquettes qui abondent dans cette vallée, et la pensée qu'il fallait observer à un moment son vol réveillait de moment en moment Papa de la joie de ne penser à presque rien en pêchant : c’était le piborgne qui le payait, avec ses pattes, et pas les écrevisses, clisse, frichti, poutchi, pac. Sans ce salaire, il n’aurait pas pu rester dans la Catasugne, dont il était, par arrêté, le seul habitant, et ce salaire était le souvenir d’un devoir moral. Papa était venu avec ses provisions, il était seul depuis son arrivé, savait que ça ne pouvait pas durer.

Attristé de savoir qu'il lui était impossible de disparaître dans ce pli de la terre que formait la vallée là, encaissée, un peu trop sombre par endroit, avec la jetée de la Catasugne qui descendait à main droite, Papa en remontant ses lignes, et à d’autres moments encore, vivait douloureusement la durée déterminée de son contrat. Cette tristesse ne durait pas plus que les autres états de sa pensée, fluctuait, Papa la laissait tôt filer, se dérouler indépendamment de lui et sans le gêner, mais elle reprenait pied en lui au fur et à mesure de sa promenade dans la vallée et des observations qu'il faisait de la mort des bêtes autour de lui, et imprégnait sa vie tout entière là-bas. Lorsqu’il oubliait qu’il n’était que de passage, c’était la souffrance des animaux qui le ramenait à cette pensée, elle glissait sur eux, lui l’enregistrait malgré lui, n'ayant, croyait-il alors, jamais aimé d'autre terre que la Catasugne, où les bêtes paraissaient toujours aussi solitaires que lui.

20

C’était ce qui, en même temps, réconfortait Papa, et lui faisait trouver la vallée apaisante : il n'aurait pas pu vivre, croyait-il, dans un monde où, avec la compassion, vient le mépris et d’autres sentiments, plus inavouables encore.

Dans la Catasugne, Papa – mais c’était un rêve – voyait soulagé les humains s'effacer devant un monde animal de son invention, où cruellement la mort venait avant la vieillesse, où la mièvrerie n'existait pas, et qui pourtant le faisait être triste, ne supprimait pas sa tristesse. C'était ce qu'il venait rechercher et trouver dans ses promenades, et quand il attrapait une écrevisse ; quand l'écrevisse était prise et enfermée dans le panier, violacée, énorme, elle attrapait le jonc du panier, y crissait, essayant de l'attraper de s'y fondre, jusqu'au moment où un congénère la rejoignait, détournant son attention. Les deux carapaces à pinces se cognaient, cherchaient à s'agripper alors au lieu d'agripper le panier. En oubliait Papa de surveiller le piborgne, de faire ce métier qu'il devait à la bienveillance d'un ami d'ami, et de noter avec la rigueur recommandée les bonds que le piborgne faisait sur la falaise, qui signalent des jours à l'avance avalanches, glissements de terrain, tremblements de terre et inondations

(Le sens magnétique de l'animal lui permet de passer sans peine de la Catasugne à la cuvette de Ptère, de trouver son chemin dans le dédale des forêts et les déchirements des pics où se confondent la neige et les nuages, de survoler les zones infestées de guerre et les mornes alanguissements de terrain désert – ce sens de l'orientation par le magnétisme terrestre le rend sensible aux événements traumatiques qui ont lieu à la surface des terres. Comment, tout se passe dans l'organisme du piborgne, voilà qu'il ne faut pas encore demander, mais quant à la signification de ses bonds, elle a été observée dans la Catasugne par les hommes et femmes d'expérience, et sur leur valeur de signes, l'erreur n'est pas possible.)

21

Il était étrange à beaucoup de personnes que Papa ne s'occupât que ce dont il s'occupait, un homme qui, comme lui, avait fait tant pour finir en garde-chasse, c'était un gâchis d'argent ; la vox populi était contre Papa ; contre son égoïste petit abandon à la nature fermée, aveugle, et seulement utile de la Catasugne – et cela aussi ne cessait de lui passer par la tête, de lui faire regretter le crissement des écrevisses violacées qui grouillaient dans son panier  maintenant qu'il avait déjà relevé beaucoup de nasses, et qu'il ne les tirait plus avec autant de vigueur, et qu'il commençait à aspirer de rentrer dans sa cabane.

Combien de choses, il en sait, l'homme, de ce qui se dit, et de ce qui ne se dit pas – beaucoup – il en sait beaucoup de ce qu'on dit sur lui et de ce qu'on n'ose pas lui dire, mais quand même on lui dit, et de ce qu'il imagine, car il vit dans un monde idéal, où même non-réalisées, les choses sont là, elles arrivent à leur pas silencieux, et elles sont tout près, tout à côté, et marchent au même rythme que lui, parfois juste un peu en avant dans le sentier, de sorte qu'il a encore plus l'impression qu'elles existent indépendamment de lui, qu'elles ne sont pas un fruit de son imagination, de sa foi dans les autres. Il se dit, l'homme – pas seulement Papa – que Ptère n'est pas, dans son fondement, une mauvaise chose, et que si quelqu'un à Ptère lui demande des comptes, alors il faut répondre.

"Cette écrevisse essaie un peu trop de sortir, tu ne trouves pas ? " – il rabroue son esprit distrait, qui ne répond pas aux objections qui lui sont faites, qui ne surveille pas assez bien les évolutions du piborgne, de faire son devoir, et qui écoute encore les petits bruits du crustacé comme si c'était l'alpha et l'oméga, un symbole, quelque objet plus important que de la friture. Il sait que quelque part il se joue des affaires importantes, dont son salaire n'est qu'un lointain écho. Il en est travaillé.

22

"Espèce de nul, tu n'es qu'un âne."

(La Catasugne est isolée pas loin de la mer, au sud de la Morée, et bien que le piborgne y soit endémique, il hiverne parfois, tout irrégulièrement, dans la cuvette de Ptère. On le connaît là-bas, où on ne l'aime pas trop, gauche comme il est, qui se laisse intimider par les camions et tombe sur les roues, dans les pare-brise. Un bien vilain animal avec cela, la crête assez mal foutue, hirsute, et bien que montagnard tout à fait sauvage, les couleurs marron, gris, pigeonnées d'un authentique oiseau de la ville, tel que saleté et impudence y collent. Il a une forme stylisée plus sympathique sur les panneaux de la météo, avec même un quelque chose d'espiègle que les Ptèrotes sont surpris de ne pas lui retrouver, quand il atterrit sur leur véhicule. Et cette idée qu'il est borgne, parce qu'il semble toujours se déplacer en laissant du côté droit quelque chose comme une falaise, une façade, en accord avec les mouvements périodiques qu’il effectue sur la grande jetée montagneuse de Catasugne, qui court d’ouest en est jusque dans l’Océan, et où il explore méthodiquement chaque nid d’insecte avant de s’en retourner à la naissance de la Catasugne, au couchant – semblant ne pas pouvoir voyager autrement, cela ne fait pas plaisir non plus : c'est comme si on ressentait : "Nous nous confions à cet oiseau, ce clairvoyant, mais lui, il ne voit qu'un côté des choses, il nous indique un danger mais peut-être, c'est du côté où il ne voit pas que viendra la catastrophe." Et tout ceci, bien que très irrationnel et peu réfléchi, occupe une part tout à fait importante des pensées que les Ptèrotes accordent au piborgne, et pourtant ne figure pas dans les cartes écologiques de la Direction des interactions animales – un nom quelque peu futuriste pour un service surtout préoccupé de dératisation après les crues. Il faut admettre que les Ptèrotes sont en cela bien injustes, et un peu bornés.)

23

Papa, ptèrote au cœur, de ces marginaux qui continuent de regretter la nation qu'ils disent avoir rejetée par suite d'un choix longuement mûri, n'avait jusqu'à ce jour cessé de se dire : "Regarde le piborgne, inutile bonhomme, ne l'oublie pas, c'est par là que tu sers Ptère". Il voulait à toute force gagner son pain à la sueur de ses yeux, et que cela le pique et que l'animal se brouille à force d'être regardé, jusqu'à n'être plus qu'un rêve. Mais au bout de cinq minutes, lorsqu'il avait réellement les yeux qui fatiguaient, il s'était plus d'une fois écarté, il était parti faire autre chose. Quelle honte ! Et se disait aussitôt : "Ce n'est pas avec des types comme toi que Ptère est protégée". À lui comme à ceux qu'il entendait en imagination, toute sa vie passée à apprendre tout ce que Ptère a de bon lui semblaient affreusement inutiles, coûteuses, imméritées.

Ores, ce jour, il avait décidé que cela devait finir. Il avait pris son baluchon, l’avait jeté dans son panier, et il avait regardé un peu, avant de mettre le tout à l'épaule, la carte qui indiquait les chemins de traverse pour rentrer à Ptère – sans prévenir personne.

Alors il prit ses cliques, ses claques, ses écrevisses, crac, clisse, frichti, poutchi, pac, il prit ses pensées inabouties, et il crut bon de partir pour Ptère, everybody goes there, c'tait une maladie de région, c'tait une maladie de saison, il prit ce qu'il fallait, il oublia ce qu'y fallait pas, puisque le piborgne allait à Ptère, puisque tout le monde goes there, Papa passa son habit noir, il mit son chapeau, il mit son manteau, il mit ses deux yeux de voyages, gros comme des abricots, il se dit : "Je rentre chez moi !", il se sentait de bons sens, il se sentait de malefaçon, et ce qui ne tenait pas un instant avant, ce qui cassait la tête avant, par cette décision à un bout ne faisait plus mal du tout, et ce qui était pécher, et ce qui était trébucher, devint la route sur laquelle il allait courir allonger son avenir.

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Il était déjà en route et songeait : "comme il s'en est fallu de peu", jouait à être oublier l'endroit qu'il abandonnait, comme si elle n'avait jamais existé, et c'était déjà vrai : elle avait maintenant la consistance de toutes ces choses du passé, encore un peu fraîche, comme un pain qui ne veut pas encore rassir. Grandes révélations lorsqu'il s'était mis en marche et encore pendant sa marche, que "tout était faux dans cette vie", et grand recommencement ressenti.

C'était inévitable, sur la route qui l'éloignait d'un lieu où il était resté trop longtemps, surtout d'un lieu qui n'était plus là -- il semblait à ce moment que c'était le lieu qui l'avait quitté, non l'inverse, et que tout un déroulement d'actes et de vie venait maintenant vers lui, comme s'il était le créateur et que la reconnaissance de toute chose lui était due ; mais cela dura peu, cela fut un éclair ; la joie d'être partie rassit elle aussi, et quand, à son tour, Papa s'agenouilla, pour manger, pour se reposer, elle était déjà un souvenir, et Papa put se dire : "Cela fait du bien de partir", et ne pas du tout le ressentir.

Papa reprit sa marche quelques temps après, pour aller où, on le sait : à Ptère.

"Qu'y a-t-il de si extraordinaire à cela", se demandait-il, "puisque tout le monde veut y rester, et personne ne désire en partir". Cet état de pensée ne dura guère : Papa trouva sur sa royte un soldat étendu, un soldat dont l'uniforme était immanquablement ptèrote, avec son galon de teinte vermillon. Bouleversé, Papa s'approcha, plein de fraternité, il surprit un animal qui s'éloignait du soldat, mais comme s'il s'était agi en lui d'un trait, et non pas d'une accumulation d'inattentions dirigées malencontreusement vers le même objet, Papa ne reconnut pas l'animal. Le soldat bougea, il se contorsionna comme si la bête lui avait causé une gêne qui ne s'occasionnait en lui qu'après son départ.

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"Peut-être c'est un venin", se dit Papa, et son expérience, à l'idée de cette situation de danger, lui revint en entier, il revit tout les cours de formation aux venimosités les plus diverses qu'il eût appris, il se préparait à poser des questions adaptées, quand le soldat, se contorsionnant, fit sortir une parole.

"J'ai été un très méchant homme", dit-il, "mais pourquoi dit-il en ce moment ce genre de choses", se dit Papa, avec ces mots déjà tout prêts à sortir et qui ne sortent pas, préférant rester dans le sac où ils se mettent juste avant d'être éjectés, "J'ai tué, j'ai volé, j'ai fait des tas de méchancetés."

Il utilisait des mots simples, qui ne sonnaient pas vrai. Papa pourtant était captivé, comme si, à peine sorti de la Catasugne, le monde l'attrapait par les pieds et s'efforçait de le faire tomber : il était contre la guerre, et il tombait sur un homme qui l'avait faite en profitant de toutes les occasions qu'elle offre de faire de mauvaises choses ; l'homme alors se mit à dire à Papa que ce qu'il avait fait, d'autres aussi l'avaient fait, et que c'était un entraînement collectif qui ne pouvait pas être ignoré, que lui-même l'aurait fait, si bien qu'il ne devait pas juger, mais attendre, car il allait lui dire quelque chose.

Pendant qu'il se perdait dans ces préliminaires, il était visible que son souffle se raréfiait et que ces forces l'abandonnaient -- Papa le notait, mais ne disait rien, sans être paralysé sentait une lenteur en lui, l'émotion combattant le rythme habituel de ses pensées, le repoussant, s'efforçant de prendre la place et lui, avec des pensées, tantôt combattant ce mouvement et tantôt l'accompagnant, des mots de l'homme, simples, mais pas vrais, passant directement de l'espit de celui-ci à l'attention de Papa.

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c'était des bêtises, Papa avait honte de les retenir : "mes parents", disaient l'homme, "ma maman, mon frère", et il cherchait quelque chose sur lui qu'il avait égaré. Papa se dissimula alors. Assis auprès de l'homme, mais de telle façon qu'en reculant seulement la poitrine il ne lui était plus visible, il laissait l'homme parler et regardait les nuages, les énormes strato-cumulus d'une journée merveilleuse où il venait à peine de se fatiguer de sa joie d'avoir quitté la Catasugne.

Deux avions de chasse survolèrent l'endroit à haute altitude.

Papa était si malconnaissant de tout ce qui se tramait dans le monde qu'il ne songea pas que peut-être il y avait entre eux et l'homme en train de mourir un rapport. Mais soudain, à une vitesse qui comptait pour la moitié de l'effet que cette pensée faisait sur lui, il se convainquit que le mourant ne pouvait pas être situé bien loin de rebelles vièbois ; bien qu'il eût choisi une route qui contournait largement la Morée et ne s'approchait jamais d'elle à moins de cinquante kilomètres, ce qui -- ça, il le savait -- lui garantissait un tel cordon de surveillance militaire que pas même une araignée n'aurait passé un poste-frontière sans montrer son passeport, il eut peur. Juste après le passage des avions, il lui parût que le monde s'était violemment rapproché de lui, non pas dans sa capacité de donner la mort, mais dans celle de le faire sans prévenir, par hasard, au contraire de toutes les prévisions.

"Je veux bien", se dit-il alors, "mourir, mais pas maintenant." Et par là, il pensait qu'il voulait dire : "pas maintenant parce que ça ne voudrait rien dire". Le soldat vit qu'il regardait le ciel et se mit à hurler.

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Papa se demanda presqu'aussitôt de quelle façon le monde avait changé, le temps passé pour que son présent soit fait maintenant du cri de ce soldat. Il avait dû mal s'y prendre pour que tout se condense ainsi dans cet homme surgi là. Une minute avant qu'il ne criât, le temps n'était pas encore une aiguille ; bien que Papa eût su que les jours avaient vingt-quatre heures de trente-six mille secondes dont la simple accumulation pouvait mener à des années, il n'y avait pas dans son esprit la possibilité que ces secondes ralentissent et s'affinent à ce point de pesanteur, comme des points solides et rentrant.

"L'homme n'a aucune dignité", se dit incidemment Papa en se penchant vers lui pour entendre mieux ce qu'il avait à lui dire, quoiqu'il eût fait déjà la preuve d'avoir assez de voix pour se faire entendre en cas d'absolue nécessité -- donc à cet instant -- mais de quelle nécessité s'agissait-il, voilà qu'il allait peut-être dire.

Plus Papa prêtait attention à la voix de l'homme, plus celle-ci lui apparaissait dans un éparpillement de faits où elle se perdait ; il y avait une qualité énigmatique aux mots qu'elle prononçait, qui tenait à l'éparpillement des syllabes le long d'un axe qui ne pouvait être que l'axe menant le pauvre soldat vers la mort. Comment le dire autrement : il bleubardait. Un mot commencé ne se finissait pas, était interrompu par la fin d'un mot précédant, entrecoupé de gargouillements et de séries de cris -- Papa avait peur qu'ils attirent quelqu'un, la tentation lui venait de mettre fin aux souffrances de cet homme, de prévenir toute assimilation entre lui la mort de cet inconnu, de se tenir détaché de telle manière qu'elle ne puisse pas lui nuire.

Il ressentit alors combien elle doit rester une chose personnelle, cette mort, qu'il ne fallait pas trop s'en approcher et qu'il avait été mis, par le hasard, devant un de ces cas où malheureusement un enchaînement de faits rend nécessaire de s'en occuper de près. Quelques heures après, il se fit cette réflexion :

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"Comme ma vie est devenue grave."

La guerre n'était en rien responsable de cet état de chose, songeait-il encore. Dans le cours de ses pensées, l'image du soldat mort trouvé près de la route devenait abstraite ; mais il ne tenait pas à l'attribuer à une cause, ni à se réconforter.

Il marchait plus vite. Il faisait plus attention au paysage : très intéressant, très intéressant, un bouleau se dressait de loin, immense, dominant tout, battant au vent de ses sequins jaunes, le flux des choses, qui lui plaisait tant et l'attristait tant dans la Catasugne, était neutre ici, simple mouvement, et paraissant comme lui se diriger vers le but précis que les choses dont il était composé s’étaient imaginé ; lui, il allait à Ptère, et c'était ainsi, et elles, elles tournaient à droite, à gauche, en rond, revenaient sans cesse changées à leur point de départ.

Puis il s'amornit. "Quelle façon misérable de mourir."

Révolte en lui. "C'est partout."

La peur.

"Je ne devrais pas être seul."

Encore une fois le monde disparut, la route des entrepôts, déserte et seulement parcourue de loin en loin par un camion s'étendit infiniment loin de Papa : il se remémora le passé.

Il y avait des événements et des images. Il se rappelait des couleurs qu'avaient les gens à Ptère avant son départ. Comme c'était cette couleur qu'avaient les gens et les choses à ce moment qui l'avaient décidé à partir.

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Papa avait un certain souvenir de cette route, et pour cause : il l'avait prise quelques années auparavant en arrivant dans la Catasugne, et encore quelques années avant, à plusieurs reprises, quand il n'y allait qu'en visiteur, sans encore l'idée qu'il pouvait exister un travail qui serait de rester dans la Catasugne pour ne rien faire que de regarder autour de soi.

Se rendre compte de ce temps et de cette occasion exceptionnelle qui était maintenant du passé, c'était avoir des regrets ; un homme comme Papa -- un homme, une femme -- ne peut pas aimer ça, ne peut pas voir autour le paysage d'un oeil absolument contemplatif, car déjà le bouleau n'est plus visible, déjà il a marché trop loin et un autre bouleau se présente maintenant à l'horizon, mais moins jaune, moins grand, comme une plaisanterie, une façon de dire : "Tes pensées pleines de regrets font partout des regrets. Où que tu te tournes, tu ne vois qu'échec."

Il entend ainsi des messages qui lui viennent de toutes les choses alentours, et toutes les choses sont des juges qui portent le regard sévère de la justice punitive : le ciel n'a pas de visage, et pourtant il regarde et juge ; la forêt n'a pas de langue, et pourtant le bruit incessant qu'elle agite se dépose dans l'oreille de Papa comme une sentence ; montant et descendant les ondulations à peine visibles sur les cartes de la région, Papa entendait et voyait et n'entendait et voyait que cette condamnation incessante ; il essayait de ne pas y penser et y pensait quand même : "Qu'est-ce qui pousse quelqu'un ?" Il regardait le ciel, et le trouvait de plus en plus sombre, menaçant, suspendu ; il regardait la forêt et cette menace s'y reflétait et comme il marchait d'un bon pas, elle s'accrochait à ses pieds et le ralentissait, elle siphonnait son énergie et la transmettait à un des nombreux rejetons sombres qu'elle gardait dans ses entrailles. Si vite on n'est plus chez soi ! Tout le plaisir de voyager est parti, il faut arriver. Papa pressa le pas.

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C'était le premier soir après son départ, il dormit dans un relais. Là, personne ne voulut croire que c'était par goût qu'il voyageait à pied. Il y eut des spéculations sur le fait qu'il était un espion; ce ne fut pas dit ni sous-entendu, mais tout à fait visible. Il dut montrer ses papiers et on vérifia qu'il était bien celui qu'il disait être : André Papa -- dans toutes les langues, le nom surprend. Et dans cette région du Pays qu'on appelle la Grande Plaine, ligne de séparation entre la Catasugne et la Morée, dans cet interstice, le soupçon était une mauvaise herbe.

"Pourquoi retourner à Ptère maintenant ?" demanda le gérant du relais, qui vraiment dépassait les bornes. Et il fallut répondre : "J'ai démissionné de mon poste de garde-chasse dans la Catasugne."

Tous ces yeux écarquillés. Incomprenants. D'abord qu'il y eût un poste comme celui-là. Et puis que celui qui l'avait l'abandonnât.

Papa s'aimait bien. Pourquoi eux ne l'aimaient pas ?

Il y eut un sifflement, un coup de sifflet, qui se répéta. Quoique Papa sût parfaitement qu'il s'agissait d'un agent de la circulation militaire -- de cette espèce de coup de sifflet tout à fait inutile à tout le monde, mais qui font partie de la vie à l'armée et qu'on apprend à détester d'abord, à ignorer ensuite, puis de nouveau à détester en un mélange toujours de moins en moins clair jusqu'au jour où on éprouve à les entendre une nostalgie, parce que le temps du service est déjà bien loin -- il eut envie de poser des questions et de montrer à ceux qui l'entouraient qu'il se souciait du monde, qu'il n'était pas parti de la Catasugne sur un simple coup de tête ni par solitude ou tout autre mauvaise raison, mais qu'il avait pour intention de participer à la vie de ses concitoyens -- et il demanda : "À quoi ça sert, de siffler comme ça ?".

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Il le demanda vraiment, il ne parut pas ironique. La chose étrange est qu'aussitôt, toute l'auberge dans laquelle il était lui devint très présente, et alors qu'il n'avait pas eu de problème jusqu'à cet instant, cette présence ne signifiait maintenant rien de très bon. Il y eut un silence qui semblait parti du fond de la salle, et qui était remonté jusqu'au rangées de table près de Papa, happant les mots qui allaient sortir des bouches de ses voisins et les escamotant sans difficulté apparente. On ne peut pas dire que tout le monde le regardait. Mais on peut dire que tout le monde l'avait entendu. Comment cela était-il possible ? Qu'avait-il dit pour être à ce point entendu ?

Il ne pouvait s'agir que d'une perception défectueuse -- il décida -- il était trop longtemps resté isolé, faussant son jugement et lui faisant prendre à coeur ce qui ne le regardait pas. Mais comme il se convainquait de son innocence et de ses incapacités dans le même mouvement, quelqu'un assis derrière lui se mit à lui presque crier dessus de manière à être tout à fait audible pour toute la salle, de sorte qu'il était manifeste qu'il croyait en fait devoir parler au nom de tous.

Surpris, Papa se retourna en tordant le dos, ce qui lui fit un peu mal, et trouva le visage de l'homme bien trop près du sien.

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Il regarda le fond de la salle, et il vit nettement qu'un autre homme là-bas le regardait, et qu'il n'était pas seul. Où mettre ses yeux ?

Derrière son dos, le premier homme disait : "Vous savez qu'en posant ces questions, vous faites assez louche. Il ne faut pas nous prendre pour des dupes, à la Grande Plaine, et croire qu'on répond parce qu'on est gentil. Personne ici ne répondra à des questions comme ça. Nous n'approuvons pas du tout la guerre en cours, mais nous aimons encore moins qu'on nous prenne pour des imbéciles. Vous avez peut-être remarqué que le temps change en ce moment et devient plus capricieux et plus frais. Nous, nous pensons que ce n'est pas un hasard. Nous sommes fidèles à Ptère mais nous ne sommes pas idiots. Il est très possible que vous soyez qui vous dites, même si ce n'est pas crédible. Mais en retournant à Ptère, évitez de faire des interrogations oiseuses pour sortir du lot des voyageurs. Nous n'aimons pas trop qu'on se moque de nous."

Et tout le monde approuvait et hochait la tête, Papa ne sachant où regarder, s'il devait répliquer, s'il devait dire plus sur lui-même et se justifier ou si justement c'était le moment de se taire. Il se passa quelques secondes pendant lesquelle il fixa la petite serviette en papier blanc posée entre la soucoupe et la tasse de café d'un homme seul assis à quelques pas de lui, dans la direction du fond de la salle, et contempla la nécessité de cette serviette comme une sorte de question intéressante à explorer quand il se serait sorti d'affaire. Il répondit :

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"Si j'avais voulu exploiter votre générosité, je crois que je m'y serais pris d'une autre façon. Je trouve bien malheureux que ce soit ainsi que vous croyiez bon de vous défendre contre des moqueries que je n'aurais pas pensé à vous adresser et que vous gardiez des secrets que je n'avais pas l'intention de vous demander. Mais à vrai dire, après six mois dans l'armée, je crois bien que si je demande quelque chose après le sifflet d'un conducteur de camions, ce n'est pas pour en savoir plus, mais juste pour chauffer la conversation. Alors Messieurs, pardon, mais je vais aller me coucher sans vous dire merci."

Maintenant, y aurait-il un meilleur moment – à cet instant de la pérégrination – pour expliquer, se retourner, prendre le temps d'une vue d'ensemble ? Nous sommes dans l'auberge avec Papa, auberge aux nombreuses pièces, à la cave sombre et biscornue car creusée dans la pierre, aux placages de bois qui tiennent déjà mal à la paroi anciennement crépie, aux chaises dont la garniture s'ouvre un peu par endroits – aux escaliers, couverts d'une moquette au vert prononcé, sales, étouffants, aux couloirs qui se prolongent jusqu'au bout de l'horizon comme des perspectives tracées par des peintres. Mais plus nécessaire à savoir au sujet de cette auberge : en dépit de son apparence de banalité et d'erreur, c'était un lieu bien-aimé. Lorsque les combats s'étaient intensifiés dans la région, jusqu'à faire craindre que les rebelles fussent descendus pour de bon de leur montagne, la route des entrepôts avait servi à convoyer les forces qui avaient pris à revers les escadrons vièbois et les avaient repoussés définitivement.

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Il y avait encore pas longtemps, certains des camionneurs présents ce soir-là conduisaient leur dix-tonnes des 48, des 72 heures d'affilés, on ne savait comment, pour approvisionner les contingents que l'attaque vièboise menaçait de couper de leurs bases. Comme il était chargé de souvenirs, cet endroit, là où à défaut de se reposer on s'arrêtait pour se dégourdir les jambes et croiser une ou deux tête amies autour d'un café. On s'arrêtait, et ils avaient un air accueillant ces lits crades. C'était vrai pourtant qu'y jouer du sifflet n'était plus aussi nécessaire qu'avant, et que pour tout dire, l'ensemble vous avait un coup d'œil désuet, sans jamais même avoir eu son heure de gloire. Le temps passé en sortait par grosses bouffées, comme une bulle d'air qui remonte dans l'eau et qui éclate soudain à la surface, comme une série de poissons qui surgissent de nulle part et font demi-tour brusquement, ici et là, dans les couloirs, ou peut-être à la fenêtre, ou plus incidemment, sur un pas de porte du rez-de-chaussée, là où, cigarette au bec, on regarde les collègues, et on croit reconnaître quelqu'un qui peut-être vous a connu à cette époque – c'était il y avait quelques mois à peine. Quand un homme comme Papa apparaît, il est tout de suite décevant. Sincère, peut-être, mais pas celui qu'on attendait. Il ne rappelle rien. Il dépare. Et celui-là qui se vante de n'avoir pas... Mais il a dit qu'il avait servi, alors peut-être que c'est vrai.

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On ne va pas l'embêter plus longtemps, d'ailleurs il a compris de lui-même, il est monté dans sa chambre en passant devant tout le monde, en se retrouvant seul dans le petit vestibule où l'escalier prend naissance. Il a sans doute grimpé fatigué ces marches vert prononcé, sales, baignant dans leur atmosphère étouffante et demain, il sera parti tôt, comme font les marcheurs.

Là commençait la vie nocturne de Papa : reclus dans sa chambre, il méditait sur sa journée.

Elle prit d'abord, cette méditation, la forme d'un étalement : la journée était à plat. Comme il était parti, comme il avait marché, comme il était tombé sur le soldat, comment il avait continué de marcher, et ce qui s'était passé dans la salle commune de l'auberge.

Voilà ce qu'il en pensait : "Je suis bien un Ptèrote." Il lui paraissait alors que ces décisions brusques, ces regrets, ces mouvements forcés et presqu'aussitôt regrettés, il les devait entièrement à l'atmosphère dans lequel Ptère avait poussé lorsqu'il était enfant, lorsque la ville était encore un projet, une nouveauté, et que le Pays n'avait pas encore de métropole de cette taille. Il avait grandi avec le pays –

mais une autre manière de penser se présentait alors : si quelqu'un comme lui, fort de cette éducation, n'était pas capable de rester à un endroit pour œuvrer au bien commun, alors qui le ferait ?

Il tordait son esprit, le corps immobile, se mit à rêver de la ville, fut surpris alors de constater qu'il n'avait pas à sa disposition de vue d'ensemble. Les monuments, les avenues, le dos rond des immeubles sur l'arrière, les pics, l'impression d'écrasement qui se révélait de temps à autre dans la rue, et qui venait de la proximité imminente des montagnes : rien de cela n'était un plan. La pensée qu'en conséquence il n'allait pas être facile de rentrer dans cette ville, qu'au fond il ne connaissait pas, le tint éveillé. Puis ce fut le jour.

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Sur un panneau publicitaire de journal, dehors (c'était le quotiden Sud) se lisait l'avertissement "Aggravation subite", au milieu des camions et des routiers affairés qui renversaient leur café un peu partout sans plus du tout se préoccuper de Papa, lui aussi équipé de son verre en plastique brûlant, qui regardait sans regarder ni éprouver même rien de précis. Le bruit était agréable. Le fouillis résolu des départs incitait à suivre le mouvement. Papa se voyait déjà en route, et pourtant ne se pressait pas -- s'il choisissait un camion trop vite, il pouvait le regretter. Comme quatre ou cinq étaient déjà partis, il se mit à craindre de devoir attendre trop, et se décida pour un homme entre deux âges, glabre, dont le col de chemise dépassait à moitié du pull. Mais quand Papa demanda à ce type à l'air assez sympathique si par hasard il allait à Ptère, l'autre ne se tourna même pas, ne lui adressa même pas la parole, et il fallut dans l'humiliation le regarder partir à grands couinements et explosions. Papa essaya un autre conducteur, plus jeune, les mains déjà gantées, qui refaisait ses lacets sur le marchepied de son immense semi-remorque. Pas plus de chance.

Ce n'était pas qu'on ne faisait pas attention à lui : il était délibérément ignoré.

Sans désemparer, Papa sortit l'insigne de son service honorable, et le mit bien en vue au-dessus de la visière de sa casquette.

Trois échecs encore.

Le quatrième homme, assez insignifiant d'allure, pour ne pas dire carrément inférieur à la moyenne, ne dit oui qu'à regret, Papa se dit : "Sûrement un espion."

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Mais qu’est-ce que cet homme pouvait espérer tirer de lui, un ex-employé du gouvernement dont la brève carrière avait consisté à noter les évolutions d'un oiseau dans une vallée reculée, Papa l'ignorait.

Mais cela, c'était déjà un bon signe : il revenait à Ptère, les choses avaient bien sûr changé, et qu'il soit menaçant ou paraisse tel à beaucoup, c'était quelque chose à comprendre. Fallait-il s'en ouvrir au chauffeur, au risque d'alimenter ses soupons à force d'intempestives questions, ou risquait-il de surprendre en ne disant rien ? Son corps, fatigué par la marche de la veille, demandait à se rendormir.

L'idée de parler du soldat mort s'installa peu à peu. Ce bon compromis mettait Papa en danger, et donc, pensait-il, témoignait de sa bonne volonté. Avouer avoir vu, peut-être pas une action, en tout cas le résultat vraisemblable d'une bataille, c'était montrer, n'est-ce pas, qu'on était un citoyen ordinaire tout juste frappé par la violence et la tristesse de la situation. Ce n'était pas politique. On pouvait un peu broder sur cette mort pour montrer qu'on avait été touché. Pourquoi pas ?

Si, en revanche, le conducteur était de cette espèce d'indicateurs sans cervelle qui note tout et interprète à tort et à travers, en revanche, là, c'était un peu coton. Au premier arrêt, un rapport téléphonique et qui sait jusqu'où on irait : la police militaire, et après quoi ?

La devise du régiment de parachutistes des Hauts-de-Ptère ("Honneur dans les cimes"), que Papa ne connaissait pas, se balançait au rétroviseur sur un petit pendentif imité de ceux vendus par les clubs de foot et les associations équestres.  À part ça, la cabine du conducteur paraissait à l'œil inexpert de Papa suffisamment sobre. Pas de nus, pas de plaque au nom de bizarre, pas de musique.

Il fallait quand même dire quelque chose, c'était la moindre des politesses.

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Papa décida de parler du piborgne, se trouva fort habile. Il lui plaisait de penser que ce genre de bavardage, tout à fait neutre donc tout à fait suspect, devait attiser la curiosité de l'espion. "Puis-je enlever mes chaussures ?", demanda-t-il -- "si vous vous êtes lavés les pieds, dit l'autre du tac au tac." Sympathie grandissante. En chaussette, Papa se détendit et continua sa démonstration sur l'utilité des piborgnes, en employant le ton ironique et un peu supérieur de quelqu'un qui aurait passé beaucoup de trop de temps à s'occuper de problèmes complexes de biologie animale, et en serait arrivé à détester non seulement les oiseaux, mais aussi tous les animaux, les biologistes, et la science. Il ne se décourageait pas à constater qu'il recevait peu de réponse du petit chauffeur. Il devait y avoir, pensait-il, une part d'admiration dans ce silence, pour quoi, mais pour la virtuosité avec laquelle il décrivait les mœurs de cet oiseau dur à repérer, pas plus gros qu'un moineau, rapide et erratique comme un papillon -- qui d'ailleurs n'avait été découvert que quelques temps auparavant, dans un passé très proche encore qu'imprécis, dont Papa n'eut pas l'audace de se réclamer, en expliquant par exemple "qu'il avait fait partie de l'équipe qui l'avait découvert" ou autre gros mensonge. Il se faisait l'effet de marcher au-dessus d'un vide, et le ronronnement du moteur, qui emplissait la cabine, n'était pas pour peu dans ce sentiment que quelque chose, quelque part, l'attendait pour le couper en morceau dès qu'il tomberait de son fil.

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L'homme, de son côté, le conducteur, ne répondait pas – en vérité Papa ne disait rien, et s'en apercevant, conclut que c'était là, sans aucun doute, la manière la plus sage de communiquer avec ce drôle d'individu, dont il lui paraissait très étrange, en vérité, de ne pas connaître le régiment : les Hauts-de-Ptère, c'était ce petit plateau sous le Pic-Balustre, un coin exposé plein sud, peuplé de chalets assez cossus, qui ne ressemblait pas du tout à un quartier de camionneur. Mais qu'on y eût en plus levé un régiment, c'était des plus étonnants : il ne pouvait pas y avoir là-bas tant de monde que ça.

C'est un tour que vous joue le temps. Ce qui était impossible hier ne l'est plus aujourd'hui, et si on tourne un peu trop longtemps la tête, tout ressort changé jusqu'à la racine.

Notre Papa n'était pas un Robinson, n'avait pas tenu de calendrier. Il s'était rendu compte que le temps passait à cause des saisons – le piborgne se voyant moins pendant le printemps et l'automne, et à présent il en concevait un sentiment d'avoir à rattraper les moments perdus à toute force.

Le routier ne parlait toujours pas, roulait, roulait, dépassant les camions partis avant lui, et ne donnant aucun signe de vouloir s'arrêter. "À Dieu ne plaise qu'il me fasse les trois-huit !" se dit Papa, "il faudra bien qu'il finisse par pisser quelque part."

Mais l'homme devait avoir servi très longtemps à l'armée, parce que sans s'arrêter, il glissait une bouteille sous le volant, pissait dedans à l'aide d'un entonnoir après avoir sorti d'une main sa verge de son pantalon, et jetait la bouteille, parfois même pas fermée, par la fenêtre. Résigné, Papa : "On arrivera plus vite" ; mais aussi quelque peu inquiet de ne pas avoir pris de provisions de bouche.

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Crac, clisse, frichti, poutchi, pac, les roues tournent, le moteur csplose, avale, avale, avale : Mont, bois, bon port, fleuve et torrent, Dieu pour proche et parent ; vallonnements profonds où dégringole le camion ; pentes raides où s'accroche la carcasse en tôle ; horizons brumeux, délavés, dorures du ciel au coucher, assombrissement empli de phares, rouges, blancs, de noirceurs surgies d'une ombre encore infime il y avait peu ; les panneaux circulent, eux aussi, se retrouvent de kilomètre en kilomètre, indiquant, sans cesse un peu plus grand : Ptère.

Plus le temps passait, pourtant, moins Papa avait confiance. Plus le silence de l'homme se prolongeait, plus son inquiétude montait.

C'est la réflexion d'un homme coincé dans un petit espace : elle se réduit à des notions simples et limitées. Plus question de se demander ce que signifie la rencontre d'un soldat, mort ensuite, ni même de s'expliquer l'agressivité sans raison d'une auberge de camionneurs.

Papa se demandait ces choses : pourquoi être monté dans ce camion ; quelles étaient les intentions du conducteur ; comment se faisait-il que son régiment lui soit inconnu.

Peu à peu, dans la touffeur de plus en plus incommodante de la cabine, Papa se mit à comprendre quelque chose dont il n'avait pas de preuve mais qui lui parut de la plus haute probabilité : même s'il ne s'était écoulé que quelque mois depuis son départ (combien, dix, huit ?), même s'il n'en avait rien entendu à la radio (car il écoutait la radio et recevait les journaux), loin de décroître, la rébellion de Vièbe s'était développée et affermie ; et loin de démobiliser, comme il l'avait cru lui-même au moment de son transfert dans la Catasugne, Ptère avait répondu en formant de nouveaux régiments. Cet homme y appartenait. Mais que faisait-il dans un camion, en civil, à la périphérie des combats ? Il ne fallait pas songer à lui demander, et des hypothèses seraient plus utiles à Papa qu'un seul de ses mensonges.

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Il se pouvait qu'il eût été démobilisé lui-même après faits de bravoure ; été muté dans un service de renseignement (quoi de plus aisé pour un camionneur que de servir d'espion) ; ou encore il avait été libéré avec blâme.

Cette dernière hypothèse, Papa y croyait tout à fait : elle expliquait pourquoi le conducteur le battait froid. Car lui, André Papa, avait exhibé son chevron de démobilisation avec les honneurs ; il se pouvait donc que l'homme ait voulu lui faire passer simplement un mauvais quart d'heure.

S'étant fait cette réflexion,  Papa se mit en tête de confronter le petit homme.

Et il lui demanda : "Vous avez servi combien de temps." L'autre répondit : "Deux mois." C'était bien sûr la réponse normale, puisqu'on ne pouvait normalement pas servir plus longtemps d'affilée. "À mon époque", dit Papa, "cela paraissait une éternité. Mais les jeunes maintenant trouvent que ce n'est pas assez. Ils en redemandent." "Qu'est-ce que vous voulez dire ?", dit le chauffeur – comme si Papa lui tendait un piège ; et à cet instant Papa distingua une forme de vieillissement tout à fait inattendu sur la joue de cet homme : des taches brunes, qu'il n'avait pas remarquées auparavant.

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Nostalgie irrépressible, aggravée bien sûr par l'affaiblissement du jour et la durée suspendue du voyage, confuse.

Les pensées de Papa se projetaient dans le même mouvement dans l'avenir et dans le passé, ce qui avait été et ce qui n'était pas encore : ce qui était irrépressible, c'était la pensée de Ptère avant les combats, et la pensée de tout ce qui pour lui, André, c'était passé là-bas avant cette période, et qui, sans doute, le faisait revenir. La femme dont une belle-famille jalouse et impitoyable l'avait séparé ; le beau-père, en particulier, enrichi dans des spéculations immobilières, pas tout à fait gros poisson mais assez pour s'y croire ; la belle-mère, faussement amicale, qui avait contribué plus encore que son mari à éloigner d'elle sa femme ; celle-ci, comme dématérialisée, qui flottait dans les pensées d'André avec une souplesse aquatique, et paraissait de plus en plus présente dans l'obscurité tombante ; ces trois individus, unis d'une complicité à laquelle personne n'avait pu retirer sa venimeuse efficacité, Papa s'efforçait de les détacher l'un de l'autre par la pensée, de les arracher au cercle de leur relation, et de les jeter en avant, de les transformer pour obtenir une image juste, adéquate, de ce qu'ils étaient devenus, et fixait d'autant plus les taches brunes sur le visage du conducteur.

Car sans effectuer mentalement cette séparation, il ne pouvait imaginer en eux de changement. Il fallait que par la force il rompît ses souvenirs comme des corps osseux, charnus, cuits, découpés, et qu'il les reformât ; sans cesse, ils reprenaient leur place, et le trio infernal se perpétuait comme sous la force magnétique. Pourtant, en fouillant plus profond encore dans cette nostalgie qui l'envahissait, à cause de rien d'autre que ces taches aperçues peut-être à cause de la lumière déclinante, Papa se souvenait d'un temps heureux et très épais, comme un matelas où sa pensée rebondissait et se cognait sans douleur, où le bonheur d'être à Ptère n'était encore entaché ni de l'imminence de la rupture ni de la réalité de la guerre.

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Les deux événements, liés malgré lui par Papa, malgré la conscience qu'il avait du ridicule de cette association, s'étaient colorés l'un l'autre. Quand Papa pensait à la guerre – quand il y pensait, non quand il la voyait de ses yeux – c'était pour l'enrouler dans le même manteau de tristesse dans lequel il se réchauffait lorsqu'il pensait à sa femme et son ancienne belle-famille. Et quand il s'interrogeait sur ce qui était advenu de celle-ci, si elle avait bien passé les orages, été épargné par les vicissitudes de l'existence, c'était comme si elle pouvait à tout moment être atteinte directement par la guerre, alors qu'aucune de ces trois personnes, protégées par l'âge, le sexe, le rang, n'avait risqué une seule seconde d'être blessée, depuis le début.

Mais il apparut bientôt à Papa que ce n'était pas sans raison qu'il avait ainsi associé les marques sur la peau de son compagnon de voyage et ses propres souvenirs – car la forme adoptée par celles-ci était en tout point comparable à une tache similaire aperçue un jour sur la joue de sa belle-mère, encore qu'un peu plus bas, un peu plus près de la bouche.

Le regard de Papa fut attiré à l'horizon par une série d'éclats blancs qui semblaient y bouillonner, y grésiller comme au bord d'une poêle qu'on penche d'un côté pour y faire tomber l'huile. Alors il dit : "Ça grésille." "Non" dit le chauffeur, grave, sec, "ça frisèle." "C'est Grande Plaine, ça", répliqua Papa, péremptoire lui aussi et soudain décidé à se battre. "Non", dit l'autre, c'est le langage courant, tout le monde dit ça." De quoi Papa ne voulut pas convenir : "Je n'ai jamais entendu ça nulle part. Pourtant j'ai été dans l'armée aux quatre coins du Pays." "Pas vraiment aux bons endroits alors"

"Pas comme vous, c'est ça, et la politesse vous étouffe même, tellement vous connaissez bien le monde."

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L'autre, peut-être n'avait pas compris. Il dit : "Friseler se dit pour les éclairs et aussi pour les mouvements des abeilles. C'est dans le dictionnaire. C'est peut-être que vous n'êtes pas allé à l'école." Papa resta interdit. Abandonné par ses propres pensées, il regardait maintenant fixement l'horizon, sans ouvrir la bouche, mais remâchant le mot friseler, l'essayant, ne le trouvant pas à son goût, et espérant de toutes les forces dont son attention était capable qu'il allait se transformer sous ses yeux en quelque chose de connu. Mais il dit quand même : "Non, ça n'existe pas."

"Si, ça existe" dit la petite fille dont la tête venue entre les jambes de Papa lui causa une frayeur extrême : comment avait-elle pu passer par là, et défendre ce verbe qui ne paraissait vraiment pas exister ?

"Espèce d'idiote", hurla le conducteur, renversant presque le camion.

Ce fut l'occasion de beaucoup d'autres questions pour Papa. La petite avait été cachée, le conducteur n'avait rien dit, maintenant tout était changé. Il se pouvait que Papa eût lu le matin quelque chose au sujet des migrants de la région, de ces rebelles qui quittaient les montagnes pour se rendre à Ptère, ni vus ni connus. Mais, outre que ce n'était pas franchement un souvenir très clair, et qu'il n'eût pas non plus lu l'article qui peut-être ce matin accompagnait les prédictions météorologiques, mais seulement son titre, elle était assez incertaine, cette conclusion, étant donné que de rebelles de cet âge-là (elle avait dix ou onze ans, ou douze), on n'en connaissait pas, si ce n'était dans la propagande. Tout le long de son service, Papa avait vu des tas de rebelles, capturés tout fraîchement, et il les avait entendus se faire interroger, et pas un n'avait parlé d'enfants, ni de famille -- sans doute n'avaient-ils pas non plus de raison de le faire.

Passé son moment de surprise et de colère, le chauffeur s'était replongé dans le silence ; la tête de la petite fille avait disparu.

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Papa songea qu'il aurait pu aussi bien se tromper et que les heures passées à attendre dans ce camion qu'il s'arrêtât avaient certainement eu des conséquences sur ce qu'il était ou non susceptible d'imaginer et de voir. Il aurait pu poser des questions si l'autre ne s'était pas aussitôt éteint, comme un de ces jours où le soleil ne dure qu'une heure. Le moment était passé, il s'en était fallu de peu, mais non, plus maintenant.

Bien que l'idée ne lui en fût pas venue aussitôt, Papa conçut bientôt cette explication : c'était le chauffeur qui avait tué le soldat qui avait agonisé dans se bras. Voilà comment : un homme était descendu de la montagne avec sa fille pour monter dans son camion. Mais au lieu du rendez-vous, ou pas loin, un soldat les avait surpris. Du combat qui s'en était suivi n'était pas sorti de vainqueur : l'homme était mort en blessant le soldat de manière irrémédiable.

Mais non : est-ce qu'une petit fille dont le père est mort sort la tête tout d'un coup pour discuter de lexique ? Cette objection ne convainquit pas Papa. Il était bien placé pour savoir que les Vièbois sont pointilleux sur tout, surtout sur les questions de langue. En vérité, c'était bien d'une d'entre eux de se trahir pour une bêtise de cet ordre. Rien ne disait d'ailleurs qu'elle eût vu son père mourir. Non, il avait été tué après l'avoir confié au camionneur. Papa était donc le seul à savoir ce qui était arrivé ; et jusqu'à ce que quelqu'un d'autre, comme lui, marchât près de cette route où même les camionneurs ne descendaient pas pour pisser, personne n'en saurait plus.

Est-ce qu'il est de mauvais goût de philosopher dans ces moments sur les hasards de l'existence et les horreurs de la guerre ? Si on ne le fait pas dans ces circonstances, alors, quand ?

Il fallait faire quelque chose. Le chauffeur chercha sous son siège, et en sortit un petit emballement de papier où se voyaient des taches d'huile.

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Il jeta le paquet entre le pare-brise et le tableau de bord, plutôt vers Papa mais pas tellement. Signe étrange. Attirée par l'odeur, la petite fille réapparut. Elle se hissa en se tenant aux genoux de Papa, se mit debout, se retourna vers la route et, tendant les bras, attrapa des deux mains le paquet, et s'assit sur la boîte de vitesse pour le défaire. Elle saisissait les pointes du papier et les étirait en même temps, les éloignant l'une de l'autre, les dépliait et les défroissait en même temps. Il y avait deux gros poivrons fourrés, tous les deux verts. Déjà toute salie d'huile, la fille regardait ces légumes hauts comme des monuments sans savoir par où les prendre. Elle se tourna vers le chauffeur, l'appelant au secours, sans qu'il répondît. Enfin, comprenant qu'elle n'avait pas du tout ce qu'il fallait pour manger, il sortit un couteau d'une des poches du manteau qu'il avait posé sur le dossier de son fauteuil. Il l'ouvrit d'une main, et le lui donna. Elle ne paraissait pas plus avancée. Papa tendit la main, attrapa le couteau et le paquet, posa celui-là sur le sol entre ses pieds, et découpa le poivron en rondelles.

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La petite avait l'air réjoui, sans doute, elle n'avait pas mangé depuis longtemps. Signe de la finesse du travail accompli, la farce ne dépassait qu'à peine les rondelles de poivrons : en faisant glisser celles-ci sur le plat du couteau, on pouvait les mettre à la bouche sans en perdre une miette – quoique le chauffeur n'eût pas ralenti sa cadence infernale et que les vibrations se fissent encore sentir au point de désarçonner parfois un peu la petite, mal assise sur la boîte de vitesse. L'enthousiasme des enfants dans les repas qu'ils ont attendu très longtemps fait toujours plaisir à voir, et en même temps ils se fatiguent vite.

Cette petite-là poussait les rondelles sur le couteau sans précipitation, et par un mouvement tout égal l'amenait jusqu'au bord de ses lèvres – tout à fait comme un verre qu'on va boire. Elles restaient là, fixées par Papa, une à deux secondes, tandis que le bras corrigeait les à-coups de l'accélération et du freinage, les mouvements de déséquilibre du reste du corps, et puis, comme bu, disparaissait dans le gosier de la gamine.

Tandis que le camion avançait toujours vers les éclairs d'un orage encore lointain, le trio étrange se regardait et ne se regardait pas : le conducteur, semblant de n'avoir rien à voir avec ce qui se passait ; Papa, guidé par son nom ; et la petite, qui avait surgi d'un espace mystérieux derrière les fauteuils et qui mangeait professionnellement. Et il fallut que le conducteur, se sentant encore un peu à l'écart, donnât un peu son avis sur la situation, ce qu'il fit d'une manière abrupte qui ne saurait plus maintenant nous surprendre, venant de lui : "Vous savez bien sûr que c'est de la chair humaine, ce qu'elle mange là."

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Papa le regardait en clignant des yeux, et n'était pas du tout sûr d'avoir compris. Il demanda des précisions. "Ne faites pas l'innocent", dit l'autre, "Vous savez bien, tout le monde en parle." Papa nia, s'expliqua : non, jamais il n'avait entendu parler de ce genre de choses où il était, fallait-il répéter qu'il était isolé et sans contact avec l'extérieur que la radio et les journaux, pas une allusion n'avait passé jusqu'à lui. Ce n'était pas si difficile à comprendre.

"Les combats ne sont plus ceux comme vous disiez", dit le conducteur, "les gens sont devenus méchants, amers. Il y a des cas de plus en plus nombreux, et cette petite-là, elle ne peut plus s'en passer, de la chair de l'ennemi. Hein, toi ? Hein, c'est vrai ? Dis-lui !" La petite n'avait pas cessé de fixer sa nourriture et de l'amener méthodiquement à sa bouche, de sorte que le premier poivron était déjà presqu'entièrement consommé. Elle répondit : "Oui, c'est bon", et puis plus rien.

La bouche ouverte de Papa en disait plus que n'auraient dit des mots, il essayait à toute vitesse d'ajuster ce qu'il avait connu de la guerre – mais l'appelait-on la guerre, pas du tout – et ce qu'elle était devenue. Il trouvait en lui-même qu'il avait rencontré des hommes qui, poussés dans leurs retranchements, isolés, affamés, excités jusqu'à la folie par la perte d'un être cher ou d'un camarade, auraient pu, avec leur arme, ce fameux praiparla, couper l'ennemi en morceaux pour le faire rôtir. Ce n'était pas inconcevable – savoir les circonstances, le niveau de dégradation du contrôle hiérarchique, la corruption morale des autorités qui auraient pu laisser faire, couvrir, ignorer à bon escient ces abominations, s'ils étaient du domaine du possible, eux aussi, il paraissait en revanche tout à fait improbable que les choses en fussent arrivées là.

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C'était une raison simple : les journaux fonctionnaient, la presse, même contrôlée, n'était pas sans moyen d'enquêter. Papa suspectait un méchant canular, et sourit.

"C'est bien de le prendre comme ça", dit le chauffeur qui devait l'apercevoir du coin de l'œil, "mais si j'étais vous je n'essaierais pas trop de faire celui qui ne se laisse pas avoir. C'est vrai, ça existe. Tout se défait." Et il désigna l'horizon traversé de blanc. Son intention, en présentant ce spectacle d'éclairs entrelacés en branches furieuses et hésitantes, qu'était-elle ?

André Papa regardait néanmoins le chauffeur, qui tombait toute à fait dans cette catégorie de personnes, avec une perplexité qui témoignait de ce qu'il ignorait – non, de ce qu'il avait oublié : que même une forte tempête, il nous faut bien de la faiblesse pour croire qu'on l'a déclenchée par ses péchés ; que l'humanité ne cède pas si facilement à la peur – non, il ne faut pas croire tout ce qui abaisse les gens  ; même s’il ne fait pas de doute que certains d'entre eux, qu'ils soient ou non forts, assurés d'eux-mêmes, intéressés ou persuadés d'être absolument neutres, que les plus aventureux et les plus moutonniers, peuvent un jour ou l'autre, par malheur ou par révélation, se sentirent dépositaires d'un secret ; et ce secret, vouloir le transmettre avec un certain goût de la mise en scène, et même s’il est invraisemblable, vouloir être cru.

À le voir, il était évident que Papa avait peur. Mais c'était tantôt de la petite fille, tantôt du chauffeur, tantôt de la tempête, et  de lui-même : il pouvait bien être assez dérangé pour sauter du camion, sur cette route où il se casserait la tête et où personne ne s'arrêterait pour le ramasser. Mais il se pouvait aussi très bien que ce qui commençait à lui faire de plus en plus peur, c'était de revenir à Ptère, où il semblait bien qu'il allait, où l'attendaient – apparemment – des changements qu'il n'avait pas imaginés.

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Le conducteur eut envie de parler : "La petite, je l'emmène en ville pour qu'elle travaille. Là-bas, plus possible de manger de la chair humaine. Ce sera bien mieux pour elle. Mais elle a encore le goût, alors en attendant..." Et de nouveau, cette manie agaçante de se taire et de laisser réfléchir à l'étendue de révélation qu'il venait d'ouvrir devant vos yeux. Par une sorte de politesse, Papa n'osait pousser plus loin. Interroger, c'était dire d'abord : "Mais est-ce vrai ?" – passer à autre chose : "Mais est-ce vrai ?", et ne rien dire également : "Mais est-ce vrai ?"

Il dit à la petite : "D'où viens-tu ? De Vièbe ?" "Non, de la Morée."

Donc de la province de Vièbe ; Papa cherchait sa prochaine question.

"Tu n'as plus tes parents." "Je les ai mangés". "Ah..." "J'ai aussi mangé deux soldats."

Aussitôt Papa décida de ne plus l’interroger directement, car elle mentait. Il ne pouvait rien en sortir de bon ; se tourna vers le conducteur avec la conviction nouvelle que lui, au moins, ne pouvait pas proférer de telles insanités : "Vous êtes de la famille ?" – mais d'un coup il ne voulait pas savoir la réponse.

"Oui", dit l'autre, "c'est la fille de mon frère. Elle a vécu des choses atroces." Le calme avec lequel il disait cette parenté, donc qu'un de ceux que la petite fille avait mangés était son propre frère, fit comprendre à Papa – lui procurant un soulagement bien nécessaire – qu'il ne s'agissait en réalité que d'un jeu macabre pour faire plaisir à un enfant. Bien entendu, c'était maintenant certain, elle n’avait pas, n’avait pas pu parler de faits avérés, mais donné simplement cours à son délire traumatisé ; le chauffeur ne faisait que jouer le jeu, avec peut-être trop de bonne volonté : pas un rire qui pût se deviner sur sa bouche. Le calme inébranlable des éducateurs-nés. La petite  commise à sa garde, il s'en occupait comme il pouvait.

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Rassuré, Papa s'assit plus profondément dans son siège, tourna le visage vers la vitre où les gouttes d'eau, traînées, disparaissaient en quelques secondes et réapparaissaient là où on les attendait le moins. Tout paraissait éclairci.

Inquiétude pour lui-même. Amusement : la route empruntée pour rentrer à Ptère n’est pas sensiblement différente de celle, à une autre altitude, du piborgne.

Désintérêt complet pour la situation des plus communes, des plus terribles dans laquelle se débattait cette enfant (même si exagérations).

Souci : pour son devoir – toujours négligé, abandonné : l’oiseau bancal qui ennuie tous les Ptèrotes.

Souci : combien vaudra le salaire accumulé, touché sans être dépensé.

Où loger à Ptère.

Loin de lui quand il marchait, ces pensées se pressaient maintenant, se bousculaient l'une l'autre. L'orage environnait ces ruminations pratiques par lesquelles Papa se préparait à voir Ptère bientôt, effrayé et excité en même temps par la perspective de ce retour qui lui avait paru si longtemps impossible et lointain; qu’une enfant, avec son malingre tuteur silencieux, lui fasse compagnie,  tachée d’huile et dormant entre on ne sait quels tuyaux.

Une bonne histoire.

"Ma montre... La peste ! elle me l'a volée."

Où est-elle passée ?

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"Où est-elle passée ?" À court d'arguments : "Nous sommes tous les deux anciens combattants, Monsieur. Nous sommes tous les deux des citoyens décorés." S'énervant de plus en plus : "Monsieur, je suis monté de bonne foi dans votre camion. Et vous me volez ?" Pas sûr qu'il n'avait pas plutôt égaré sa montre : "Je ne vous accuse pas. Vous ne l'avez pas vue ?" "Qui ?" "La montre." "Écoutez Monsieur, si vous n'êtes pas content, vous pouvez descendre."

Descendre ? Où ça ? Nulle part où aller – un morceau de pays à traverser, pas un morceau de pays à s'arrêter. Le centre du pays, il est ignoré – c'est le vide – c'est le vide immense – comme une masse de pierre où la végétation arasée est hostile à la vue, où rien ne passe, rien ne surgit – un puits d'ignorance. Effrayant. Pas une maison en vue. Des défilés entre des blocs de rocher taillés à la dynamite qu’on ne peut pas appeler des collines, qu’on ne peut pas appeler des montagnes – ni des mamelons, ni des éminences, ni des falaises – que les gens là appellent des cabosses.

Traverser la première cabosse en venant de Ptère. Même dans la chaleur de midi, on se refroidit. Ce n'est pas l'ombre, c'est la nudité : toutes ces pensées d'abandon et de mort. Même si vous ne croyez pas aux histoires – même si ces histoires de pays hantés vous paraissent publicitaires. Très facile d'écouter ces publicités, de redouter ces défilés. Crac, clisse, frichti, poutchi, pac : c'est le fantôme qui passe, qui coupe les têtes, Cabandère, c'est le criminel le plus connu. Il y a peu c'est là qu'encore tous les criminels du même acabit se retrouvaient. Ou bien ce n'est qu'une légende – non, même les Vièbois ont peur de venir – ils ne peuvent plus venir, pas sur toutes les cabosses. Sur certaines seulement : ces affleurements de roche immenses dans lesquels les routes doivent passer.

Ce n'était pas encore maintenant. C'était une anticipation de Papa. Et se faire voler sa montre ici.

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Papa se baissa, chercha sous son siège, craignant que l'enfant fût là à attendre pour lui mettre un coup de couteau. Il passa la main sur le côté du fauteuil, puis dans le dos, sans rien trouver, cherchant moins la montre que la petite. Il était en train d'avoir peur. Ses boyaux parlaient, de faim aussi.

Le chauffeur s'était tourné vers lui et lui allongea une claque et sèchement : "Laisse-la tranquille !"

Ce serait bien, un voyage où imaginer l'arrivée sur Ptère, le mélange des races, le soleil qui se reflète sur les carrosseries des voitures, et n'efface pas le froid sec des montagnes, ce serait bien, mais non. Il avait perdu sa montre, une enfant l'avait volée. Ce n'est pas une histoire, si on ne se souvient pas du cadre, c'est très important. Il était monté dans un camion sans soupçonner rien d'autre qu'il allait être mouchardé, ce n'est pas ainsi que cela s'est passé.

Il était maintenant dans cette situation : il ne trouvait plus la montre qui lui venait de sa femme. Il aurait lu à son cadran les heures impatiemment, avant d'arriver à Ptère, et il aurait porté la montre devant la famille de sa femme, qu'il aurait rencontré par hasard à Ptère, dans le quartier de l'hôtel de ville, là où elle, sa femme, et eux, les parents de sa femme, dorment, mangent, vivent, et où il savait qu'il pouvait les voir sans se donner trop de peine et en imputant tout aux coïncidences de la vie de villes. Puisque ce n'était plus possible, il était nécessaire d'en vouloir au chauffeur et d'élaborer contre lui un plan.

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Il devint probable que ce chauffeur ne devait pas être un Ptèrote de naissance, que cela, ce vol de son avenir, ne serait pas arrivé avec un citoyen de Ptère né à Ptère, mais avec un Vièbois naturalisé. Bon sentiment. Bonne déduction. À présent, l'esprit explorait le camion derrière lui. Il imaginait les volumes où la petite était cachée et ce qui était caché d'autre avec. Il y avait (dans ce camion) assez de place (en imagination) pour non seulement cette petite, mais aussi d'autres personnes. Il y avait un tuyau qui partait de la cabine et menait à la remorque, par laquelle une petite pouvait passer, et avec elle, des messages pour d'autres passagers du camion. Cela, c'était sûr maintenant, car il n'y avait aucun contrôle dans cette partie du Pays. Dans ce camion il y avait toute la racaille de Morée qui fuyait les combats pour aller se terrer à Ptère, travailler aux cuisines, aux égouts, aux constructions, il n'y en avait pas beaucoup, mais aussitôt, on les voyait, quand on fermait les yeux et qu'on prenait soin de mettre de côté les éléments vides du paysage qui ne disaient rien, pourvu qu'on s'y prît comme les ermites qui hantent les pays sans voir que Dieu, on pouvait voir l'infiltration. Le vide du centre du Pays se révélait entièrement par la pensée, pas par les yeux, et l'armée des envahisseurs passaient par les défilés cachée dans les camions comme maintenant, en parlant de chair humaine et en frappant et en menaçant.

La guerre est une terrible chose. Le pendentif du régiment de parachutistes des Hauts-de-Ptère se balançait devant vos yeux, et il était manifeste que ce qu'il voulait dire pour les uns, il ne voulait pas le dire à tous : Honneur dans les cimes ; ce qui veut dire : quand tu es en bas, fais ce qui te plaît.

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Papa fut sûr, Papa ne fut pas sûr : il avait déjà ressenti ces problèmes. Ils s'étaient posés à lui avant son départ, ils avaient influé sur son départ sans qu'il s'en aperçoive. Il était parti dans la Catasugne pour chercher le calme qui ne pouvait plus se trouver à Ptère, et en y revenant, parce qu'il ne l'avait pas trouvé, il devait bien voir en face cette série de problèmes qui l'attendaient, qui n'étaient pas les problèmes personnels de sa vie sentimentale et de ces déceptions, mais ceux de la déception de tout le Pays quant à ce qu'était devenu Ptère, par faute de cette stratégie qu'elle avait eu de vouloir se protéger, de s'étendre, de heurter des gens qui n'étaient pas prêts à s'élever aussi haut qu'elle.

C'était compliqué, ça se bousculait, car ce n'était pas un voyage d'agrément, ni un voyage de clarification des choses, mais un simple moyen de locomotion dans lequel Papa se trouvait, il était mal adapté à approfondir les révélations. En vérité, les pensées de Papa étaient considérablement confuses, et il y avait de nombreux points de son expérience récente qui ne collaient pas entre eux. Ce n'est pas une façon de se rendre discret de prendre quelqu'un en stop, non, ce n'est pas discret de faire sortir une petite fille de dessous les sièges, de lui donner à manger en criant que c'est de la chair humaine fraiche. Il y a quelque chose d'humain là. Il y a quelque chose d'humain où on ne devine pas le motif.

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Il ne pensa pas à ces contradictions – le monde en est, en a toujours été plein, les gens s'aiment et se séparent, les enfants doivent choisir entre deux parents qu'ils aiment également, l'injustice est quotidienne, toujours la contradiction est là, sauvage cheval – Papa ne voulut pas non plus descendre du camion.

(Aux alentours de Ptère, cependant, dénoncer ces gens. Attendre le bon moment et leur faire rendre l'eau qu'ils avalaient en fraude. Résoudre l'énigme qu'ils présentaient. Belle compensation pour avoir déserté la Catasugne, cédé à l'appel de la Ville, beau refus de l'échec.)

Le chauffeur dit : "Quel est votre métier ? Vous êtes peut-être bien un ancien combattant, mais c'est pas très différent des autres, ça. Ça fait pas de vous quelqu'un de spécial."

L'homme fait semblant, il a tout entendu à l'auberge.

"Vraiment, dites-moi, ça m'intéresse."

Nécessité pour Papa de dire quelque chose. Le moment s'étire, la réponse est attendue. Gagner du temps. Il inspira, il ne réfléchit pas.

"D'accord, je peux vous le dire maintenant, je ne sais pas pourquoi, c'est pas parce que vous avez dit tant de mensonges, hein, c'est pas pour ça, je crois que je peux vous faire confiance. Je suis d'un projet secret de colonisation au sud de la Morée, pour prendre à revers ces imbéciles dans la montagne. On transforme la forêt en champs. Je travaille là-dedans. Je ne peux pas vous dire à quoi, exactement, mais ça, je peux vous le dire."

À Papa même, la raison de son mensonge est une énigme ; mentir est très plaisant, est une activité fluide et distrayante, mais ce n'est pas la raison. Oui, oui, voilà la raison : l'autre a menti en premier. Comme ça, on répond au mensonge.

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"C'est que des anciens soldats comme moi, là-bas. Terriblement fatiguant. On rase la forêt et ensuite on utilise les branches pour faire un couvert artificiel, et on peint des perspectives disposées sur des panneaux en angle rentrant, un peu partout sur la circonférence de l'aire défrichée. Ce n'est pas vraiment de la peinture, naturellement. Ce sont plutôt des installations de trompe-l’œil. Je ne sais pas comment ça s'appelle. J'ai entendu un ingénieur dire que c'était des pièges à œil, mais je ne sais pas comment ça fonctionne exactement. C'est difficile à regarder, la plupart des yeux s'en détournent. Donc personne n'est au courant. Personne ne va me poursuivre. Très mal organisé."

"Donc, vous n'avez jamais travaillé avec les oiseaux ?"

"Au contraire, nous travaillons énormément avec les oiseaux. Des nids artificiels sont construits partout, pour ne pas perturber les écosystèmes. Avec le baguage électronique des oiseaux, il serait trop facile de voire que quelque chose à changé dans la région s'ils ne s'y arrêtaient plus, tout le monde serait bien au courant. On serait vite repéré. On travaille beaucoup avec les oiseaux."

"Quel temps", dit le chauffeur. "Ça n'arrête pas de pleuvoir. Ça avance devant nous." " Tout avance devant nous, toujours. On est des repoussoirs." Papa se mit à rire très fort. "Tout le monde s'enfuit devant les hommes de Ptère."

Vrai dialogue d'âme à âme entre hommes. On remet la main sur le temps, il ne passe plus si vite. Il y a un équilibre. Des mots s'enchaînaient maintenant, du mensonge des vérités sortaient.

 

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Papa parlait de lui, des difficultés que lui avait causé ses mariages, de la femme qui habitait à Ptère chez ses parents près de l'hôtel de ville, des métiers qu'il allait chercher là-bas ; sans se contredire, sans révéler de secret, mais néanmoins de cœur à cœur, fraternité de combattants.

Au creux du mensonge, le vrai. Papa s'en souvenait. Le vrai était toujours là en accompagnement, pas en plat principal. L'orage accompagnait le camion, il tournait autour de lui et restait à distance, les cabosses s'avançaient vers le camion environnées d'obscurité. Aucun feu sur cette route que ceux du camion. Aucun camion en sens inverse. C'était le moteur, la langue qu'on entendait vraiment, et en accompagnement, l'orage. Papa se sentait très rusé. Il pensa : "C'est comme mettre une écrevisse dans un panier." Les plans de Papa se recoupaient parfaitement. Il avait envie qu'on le vît. Il avait envie qu'au-dessus du camion, cachés dans l'orage, les yeux de ceux qui l’aimaient ou ne l’aimaient plus le vissent, écrasant le mensonge et la vérité également, comme un marcheur qui n'a d'égard que pour la marche.

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Un peu après, le chauffeur lui passa une bouteille vide, et un entonnoir – pas celui qu'il avait utilisé. Papa remercia. Un confort nouveau le poussait à parler, à continuer de mentir, sans plus faire attention à ce que le mot mensonge a de négatif, une moralisation qui prenait à ses yeux quelque chose de scandaleux. "Nous vivons", dit-il après avoir achevé de parler de ses espoirs de Ptère, "un moment historique. Nous avons la chance d'en faire partie. Cessons un moment de considérer la guerre débile que nous avons avec les Vièbois. L'étendue des possibles est bouleversante. Nous avons entièrement tourné nos efforts technologiques vers le développement d'environnements humains fiables et reproductibles. Nous mesurons les effets de nos entreprises et tenons compte de leurs conséquences pour mieux les contrôler. Nous sommes enfin responsables de nous-mêmes. Je ne vous parle pas de la simple politesse, ou de la bonté, de la générosité. Ce que vous faites pour votre nièce, c'est très bien, c'est de ces gestes qu'est faite l'humanité. Mais il y a plus aujourd'hui : Ptère est une tentative qui marche de régler les problèmes les plus importants de manière définitive. Tout ce que nous vivons à titre individuel, c'est bel et bon. Mais le destin commun, la survie de la Ville, son épanouissement à travers le temps et l'espace..." "Ce n'est pas ce que je voudrais dire", interrompit le chauffeur. "Vous racontez ces trucs aux oiseaux ? Jetez la bouteille par la fenêtre." Papa s'aperçut qu'il l'avait gardée en main. Il n'avait ressenti aucune gêne à la remplir devant le conducteur. Malgré sa dernière remarque, il constatait que des liens plus forts s'étaient maintenant tissés entre eux. Il ne connaissait toujours pas son nom, et n'avait pas non plus dit le sien. Il ignorait tout de ce que l'autre pensait. Cette conviction de communication ne reposait pas sur rien pour autant. Simplement, elle était suspendue en l'air, en attente d'une raison, comme le monde tout entier était en attente.

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 (Pas une goutte de pluie sur le toit du camion, quand des nuages s'accumulaient, éclataient au loin – ils auraient pu aussi bien sortir du moteur, être le produit de la volonté de quelqu'un et non de lois naturelles. Ils ne bougeaient pas, toujours en avant du véhicule, le précédant ; en écoutant la réaction de la tôle et en observant la vibration des fenêtres, on ne percevait aucun vent ; le camion générait sa propre énergie et son propre vent, qui filait sans arrêt, sans à-coup ; de sorte que les nuages ne pouvaient pas en procéder, évoluant avec une indépendance sournoise.

On a beau être convaincu qu'une même série de lois décrit le mouvement des êtres, leur croissance et leur développement, et que l’existence du camion, aussi impensable soit-elle sans l'homme, ne diffère pas plus de celle du nuage que d'un autre camion de marque et de modèle identique, on est frappé de voir que rien de cela n'est visible.

Le camion s'en allait de son propre mouvement, luttait contre des éléments qui le ralentissaient, sans laisser voir encore ce que l'orage avait à voir dans cette avancée. Il n'était pas permis de contempler la relation entre eux encore.

Cet état d'indépendance et d'indifférence des univers des deux côtés des vitres du camion a de quoi effrayer : que se passera-t-il quand ils se trouveront réunis ? L'orage emplira-t-il le camion, ou le cerveau de ceux qui s'y trouvent, et mettra-t-il le feu dans la cabine, dans le moteur, dans la remorque où on ne sait pas non plus ce qui se trame ?)

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La noirceur courbe du ciel enserrait la totalité de ce qui se trouvait autour du camion et le camion lui-même, et en un point indistinct de l'horizon se trouvait l'orage qui éclairait par séries cet enveloppement d'obscurité. Les rochers près de la route fuyaient la lumière des phares, couraient s'enfuir dans ce sein nocturne après avoir été blanchis contre leur gré de leur chaux temporaire. Fuite des éléments devant la cavalcade de l'homme  – Papa, homme de cette génération de Ptèrotes déjà assez vieux, ne concevait pas autrement la perspective unique que donne sur le monde le voyage dans un véhicule qu'aucun animal ne peut espérer dépasser. Il était certain, à cet instant précis, que l'homme ne peut pas, lui-même, être dépassé. Que le calme dans lequel la nature vit, ce calme qu'elle donne à l'esprit quand il veut s'isoler, la paix des choses aperçues par l'œil critique de l'homme fatigué de la société des autres, était une illusion abominable. Comment ! Il avait passé tout ce temps dans un trou et il ne s'en apercevait que maintenant. Le monde tout entier tournait et tournait et tournait encore sur lui-même, et de ces révolutions naissaient des changements dont nul ne pouvait prévoir réellement où ils s'arrêteraient, et lui, il avait cru bon de se retirer, de faire sécession, pêcher l'écrevisseret chasser le piborgne ? Quel orgueil incommensurable ! Il se sentait mouillé de sa honte. Mais il n'avait pas honte de mentir, de faire ces petits discours auxquels contraint la nécessité de faire ami avec un compagnon forcé. La frénésie de projets qui l'avait épuisé – il s'en souvenait maintenant, maintenant tout lui revenait – l'habitude de toujours imaginer une ville nouvelle et plus adaptée, la recherche permanente de solutions et l'élaboration de plans, tout ceci qui faisait ce à quoi les Ptèrotes étaient identifiés, ce à quoi ils voulaient de toutes leurs forces être identifiés, se représentait à lui sous un jour sombre jamais encore imaginé.

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Il voyait que c’était là, non pas le caractère des Ptèrotes, une marotte, un tic assez fatiguant,  mais, comment dire, une sorte de mission et ce qui faisait la nécessité absolue de l’existence de Ptère sur la surface de la terre.

"Acclimate dans le même univers", se proposait Papa, "des cannibales et la protection de la diversité animale. Voilà le défi de l'esprit. Voilà le défi de la réalité." Puis : "Il faut faire arrêter ce type, " – le chauffeur –  "il doit savoir un nombre de trucs incroyable." Cela prenait même quelque chose de quelque peu cynique que Papa se refusait à formuler mais que, si on le lui avait demandé, il aurait pu énoncer de cette manière – mais, encore une fois, il s'agit d'une reconstitution : "J'ai eu une chance incroyable de tomber sur ce type. Je n'aurais pu penser à ces choses si je ne l'avais pas rencontré. Ils peuvent bien penser ce qu'ils veulent, ceux d'en haut, les gros bonnets à Ptère, il y a là quelque chose d'essentiel, de pas dit : d'un côté, on enseigne la politesse ; de l'autre, on mange des cadavres. Qui enseigne ça ? Je pourrais l'apprendre aux gens. Je pourrais être celui qui force toute la ville à se rendre compte de ces possibilités inouïes dans laquelle elle se trouve." Ces pensées l'empêchaient de sentir la faim, de compter les heures. Il avait compté mettre plusieurs jours, peut-être une semaine pour regagner Ptère. À présent, il était évident que ce n'était plus qu'une question d'heures. Il s'attendait un peu plus d'instant en instant à reconnaître le paysage. Impossible dans le noir de distinguer entre elles les cabosses, de savoir laquelle était la dernière, l'avant-dernière, d'anticiper. À des signes imperceptibles, pourtant, il était sûr qu'ils étaient en train d'arriver en terrain connu. La nuit lui paraissait chargée d'excitation et presque amicale.

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"Non, je me trompe. Ce n'était pas une erreur d'aller inspecter le piborgne, d'aller pêcher l'écrevisse. Non pas une erreur, mais une nécessité incontournable : y avait-il un autre endroit d'où je pouvais revenir et m'apercevoir de tout cela ?"

De nouvelles idées de mensonge venaient à Papa. Qui aurait pu croire que c'était ainsi que l'inspiration s’emparait de vous ?

Se retournant vers le chauffeur, la jambe repliée sous les fesses, tapant dans ses mains, sur sa tête, il remercia : "Quelle chance j'ai eue de vous rencontrer ! Comment vous vous appelez ?" "Ce n'est pas nécessaire que tu le saches", dit l'autre, "c'est une information superflue. D'ailleurs, je dois vous dire que je ne vais pas pouvoir vous conduire jusqu'à Ptère exactement. C'est pour des raisons de sécurité. Ce serait trop facile que vous me dénonciez à peine descendu du camion. Mais si vous voulez me revoir, vous pouvez toujours aller au cercle militaire des Hauts-de-Ptère. Là-bas, ils me connaissent bien. Vous dites à quoi je ressemble. Ils iront me chercher. Je n'ai confiance en personne d'autre." "Je dis à quoi vous ressemblez d'accord. Il faut dire quelque chose de particulier ?" "Vous dites comme je suis : taille moyenne, yeux marrons etc. Ça marche comme ça. Il n'y a pas de problème. Mais franchement il y a quelque chose en vous de pas net. Je ne dis pas que vous êtes pas fiable ou quoi que ce soit. Mais il y a un truc de bizarre. Vous connaissez les Hauts-de-Ptère ? Bon... C'est déjà pas mal. C'est pas un vieux quartier. Mais complètement neuf. Quand mes parents sont arrivés, il y avait que quelques maisons et des champs d'altitude, plutôt des alpages en fait. Mais aussi des champs. Il y avait eux, ma nourrice et sa famille, le petit frère de mon père et sa femme, les cousins de ma mère du côté de son père, et puis des vaches."

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"Maintenant on appelle ça la Deuxième Ville. C'est devenu quelque chose. C'est plein de gens de Crouet, de Sabagoin, de toutes les limitrophes. J'aimerais vous dire que ça représente. C'est du monde. Mais les gens sont mesquins. Ils trouvent qu'on a un accent. Ils se foutent de nous. C'est pas bien. Je vous dis, ils vont vous voir, et ils vous trouveront une drôle de tête. C'est assez triste, d'être comme ça, de ne pas être bien traité et de ne pas bien traiter les autres. Qu'est-ce que je dis comme trucs. J'aimerais autrement le dire. Mais c'est comme ça. Ce que je vais faire, c'est que je vais vous garder avec moi jusqu'à ce que j'ai fait mes affaires. Comme ça, tout le monde sera content, il y aura pas de colère. Il faut que je vous dise que j'étais à l'université. Mais là-bas, j'ai tellement parlé, du service, de la guerre, des problèmes, que j'ai fini par me casser la langue. J'ai jamais plus reparlé comme avant. Et du coup, jamais pu être officier. Le style, le marengo de gradé, j'arrive pas. C'est pas que je vous admire pas la casquette de rang supérieur. Mais je dois dire que c'est quelque chose que je regarde toujours avec respect. C'est pas mal d'arrive rjusque là, sans flancher. Est-ce que vous avez jeté la bouteille ? Faut éviter d'aérer parce que le chauffage surchauffe après. Pas mal, hein ? Vous me croyiez muet ? Bah non !" "J'ai plutôt envie de me demander ce que j'ai pensé. Je ne sais pas du tout. Peut-être que je pensais que t'étais muet. Mais peut-être pas. J'ai oublié. En tout ca sje vais pas te le dire."

Et puis soudain: "Attention ! " Quoi ?" "Un cerf ! Un machin, là !" "Mais t'es complètement spaffé !" En effet, il n'y avait rien. "Vous n'avez jamais fait la route de nuit ou quoi ? Vous m'avez foutu le frisson. En plus, le camion est pas équipé pour. Ah, putain ! Ah, la bête ! Ah, la sale frousse !"

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Mais il n'avait pas pour autant envie de s'arrêter de parler. "Dans le transport de troupe, c'est toujours la nuit. Pour nous, la guerre, c'est toujours dans le noir. Vous voyez ce que j'aimerais dire ? On passait près de batailles, mais on y voyait jamais rien. Des éclats de voix ? C'est couvert par le moteur. Le cri du praiparla, fichte, fuchte, fachte : pareil, on entend pas. Du coup, je sais pas pour vous, mais chez nous, dans notre génération, il y en avait qui lui faisait des trous, contre le règlement, pour que ça fasse plus de bruit en tombant." "On faisait ça aussi." "Ouais, il y a un type qui a manqué son coup, il faisait ça avec une scie à métaux, il s'est entièrement coupé trois doigts. Un de plus et c'était la tôle. Parce que quatre doigts, tu peux vraiment plus tenir ton arme. Mais là, il s'en est tiré."

"C'était déjà la même chose de mon temps. On appelait ça... Je ne me souviens plus."

"Nous on appelle pas ça en particulier. Mais pour en revenir à la petite, c'est ce que je voudrais vous dire: elle en a vu des vertes et beaucoup d'immaturité, nonobstant. Mon frère enseignait le ptèrote par là-bas, et il s'est fait complètement coupé en deux par des rebelles, et sa femme aussi, et après ils ont tout fait manger à la petite. Heureusement, elle est fille unique. Ah, faut que je vide mon sac. Faut tout vous dire. Ils ont commencé par le brûler entièrement sur toute la peau tout nu, et puis des abrasions aux papier de verre, parce qu'il était connu comme ébeniste, il réparait les meubles des gens, et ils ont voulu faire un exemple. Après ils ont bien sûr violé sa femme devant lui. Et la petite a tout vu. Ces gens savent ce qu'ils font. Il faut que je vide mon sac ! Heureusement, la petite qui a tout vu, elle a aussi pas eu peur de tout raconter. C'est ça qui l'a sauvée. Ils lui ont fait manger les parents, sans lui dire ce que c'était. Après, ils lui ont dit. Mais elle, elle le répète comme si elle le croyait pas. Elle sait pas que c'est vrai. Les enfants sont protégés."

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"Oui," dit Papa "ils ont de la chance, mais c'est vrai. Les enfants sont souvent protégés. Heureusement." Cependant ce chauffeur ne voulait plus se taire, et il aurait été bien dommage, également, qu'il se tût, le temps ne passant plus si vite pour André Papa, qui, ayant, lui, cessé de parler, ressentait avec plus de vigueur la pénibilité d'être assis trop longtemps sans rien faire. Soyez avertis aussi que, n'ayant pas eu la joie qu’on descendît de lui, Papa avait souvent éprouvé un intérêt particulier à entendre des histoires concernant les enfants, particulier surtout en cela qu'il adoptait pour les entendre une attitude détachée assez proche de l'indifférence, ce qui donnait à sa tranquille attention un air d'effarement atrabilaire. "Quand l'équipe de sauvetage a retrouvé la petite" poursuivait le chauffeur "les ravisseurs avaient mis les ossements en tas et on a retrouvé des morceaux de viande au frigo. C'est ce qu'on a enterré." "Ptère n'abandonne pas ses enfants" dit Papa, dont le visage, éclairé soudain par la mention de la Ville, parut au chauffeur comme baigné de lumière, et il se hâta de reprendre : "Ils ont quand même mis le temps. On aimerait que ça vous arrive quand vous avez la peste, ces choses-là. Il se trouve que c'était le frère que je n'aimais pas. J'avais cinq frères. Les deux premiers étaient entièrement ratés. Moi j'étais au milieu. Après moi, c'était un type bien. Mais le petit dernier, il était gentil, mais je ne l'aimais pas. Toujours à faire la leçon aux gens, à les reprendre sur leur prononciation, leurs défauts de langue. On choisit ses mots, mais on choisit pas sa famille. Ça lui plaisait d'aller à Vièbe pour faire montrer son savoir, avec comme un peu la pétoche. Il nous envoyait des cartes très bien écrites. S'il avait su qu'il allait se faire manger par la petite, la rigolade. Elle était si mignonne, elle l'écoutait bien, et maintenant..." "Mais alors", demanda Papa "elle est où, là ?"

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"Oh", dit le chauffeur "mais dans ‘la petite maison de contrebande’, bien sûr. Je vois que vous ne connaissez pas à des indices sur votre visage très calme. Mais est-ce qu'il peut tout changer à ce point, notre monde ? On a appris ça pendant nos classes : le réservoir de secours installé sur les camions de l'armée -- comme celui-ci, que j'ai complètement refait moi-même -- vous savez qu'ils explosaient tout le temps. Le constructeur n'a pas voulu changer... enfin qu'importe. On nous instruisait de l'aménager pour y dormir. C'est bien, c'est pas à côté du moteur, mais juste sous la cabine, et on peut faire un trou sous un des sièges, avec une petit échelle. Généralement, c'est assez difficile de sortir, il faut que le siège soit en position baissée, bref, la petite y dort très bien, vomit jamais. Mais comme ça vous voyez, je pense que l'armée lui rend un peu quelque chose par où elle l'a perdu. Il faudrait qu'on puisse les poursuivre en justice, ça serait bien. C’est difficile, je sais ce que ça veut dire. Bien sûr. Attirer l'attention négative sur les défauts mineurs de notre ville, c'est un choix pas commun. J'ai bien réfléchi en revanche : même en temps de guerre, il se peut que le besoin se fasse sentir de critiquer. On dirait que cet orage s'en va devant nous, c'est assez amusant, je regarde depuis tout à l'heure sans rien vous dire, mais je crois que vous voyez aussi bien que moi ces éclairs gros comme des trompes d'éléphants, toute proportion gardée. On se demande ce qu'ils veulent toucher, ça cherche, ça cherche, ça ne trouve peut-être jamais. Mais si on faisait ce procès, je voudrais que ce soit quelque chose d'utile, afin d'informer les gens. Je ne voudais pas un battage qui fasse peur à la petite et ne serve à rien. Pour la mémoire de mon frère, ce serait bien aussi, et aussi pour mon régiment, et tout le monde. Il faut qu'on entende un petit peu parler des gens comme nous."

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"Je suis d'accord", dit Papa, voyant très bien de qui cet homme voulait parler quand il disait les gens comme nous. L'image se dessinait clairement dans son esprit. Il y avait plein de types comme ce type et de petites filles comme cette petite fille. Ils occupaient tout l'espace de la nuit. Il y en avait qui montaient jusque sur le pare-brise, qui étaient partout dans l’abri obscur, allaient d’un moment à l’autre empoigner les roues et enlever la machine dans les cieux – ouais – Papa dit :

"C’est pas de chance, mais il n’est pas nécessaire d’en vouloir à l’État. C’est ces connards de rebelles qu’il faut tuer, pour éponger votre peine."

"Ah, mais je m’en fous de votre pitié, je la congédie !" répliqua le chauffeur, hors de lui, sa colère surgissant comme un enchantement, d'où, les mots de Papa, l’atmosphère chuintante dans laquelle le camion se frayait chemin, les frottements des roues sur la route, l’esprit de sa nièce qui, selon la vraisemblance, dormait dans son lit de fer suspendu entre les roues.

"Je vais chanter, maintenant", ajouta l’homme, "et quand j’aurai fini, je vous demanderai de descendre du camion. Ce n’est pas de la blague, y en a marre. Si vous ne le faites pas, je me servirai de ça." Ce petit homme imprévisible avait sorti du rangement de la porte du camion un praiparla deux fois supérieur à la taille réglementaire – de ceux qu’on voit aux sapeurs dans les défilés et que les nationalistes agitent sous le nez des prisonniers, aux informations. Maintenant on en voyait la lame étalée sur le tableau de bord ; elle reflétait la lumière passagère de l’orage. Le chauffeur s’éclaircit la voix et se mit à battre la mesure sur le volant, déclenchant irrégulièrement le klaxon, qui cependant sortait clair comme un sifflet, aigu comme un cri de fillette en répétant "Taisez-vous !"

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Il n’émit d’abord que des "la, la" poussés hors de sa gorge au rythme de ses tambourinements. À un moment qui sembla à Papa terriblement loin du commencement de sa complainte – et Papa ne pouvait alors ignorer qu’il avait une certaine peur de cet homme, dont il ignorait la force et les intentions – il se mit à chanter en mots, à essayer des couplets.

Les voici (police recommandée : quadrimont ptèrote) :

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Avons souffert des fois sans nombre en Morée
Notre souffrance encore partout sur la mer
Y a une maison à Pré-verts-de-Morée,
Une maison qui a été incendiée.
 
C’est dans la maison aux volets toujours clos
Que se déroul’histoire de trois gars de Ptère
On ne s’en souvient plus, le vent est au dos,
Il pousse à s’étouffer. Le vent est en trop.
 
Le vent est coupable, c’est le grand pousse-au-crime.
Souvenez-vous donc, et devant et derrière,
Il a soufflé ce jour en venant des cimes,
Il a poussé du monde au fond de l’abîme.
 
 
 
 

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"Marsile le bénusé, protège-nous, où est-ce que ça va finir, ce truc ? Le type a pris des manies à l'Est. Écoute un peu : 'On sera sans pitié, aucun survivra'. C’est pas légal. 'Pas de renforts – non pas besoin pas besoin'. Tu disais ça, au front ? 'Ils dormiront ensemble le sourire plein-sang' – c'est pas vrai, on comprend rien ! Les anciens combattants se plaignent qu'on ne les écoute plus. Encore faudrait qu'ils parlent comme tout le monde. Nous parlions clairement. C'est donné à chacun, d'être clair. Il faut un effort, et le continuer. 'La pluie abattit les semailles, et la file/ des enfants se charge de sanglots troués.' De la merde, c'est vraiment de la merde. Regarde ça, il a la plaque de musique militaire sur le volant, j'avais pas vu."

 

 

 

 

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Voilà, nous l'avons, notre individu. Mais il semble encore qu'on est allé trop vite en besogne. Un individu passe encore. Mais regardez André Papa : seul, dans son paysage – ça vous a un air abstrait. On n'y croit pas.

Il faut parler de la géographie de Ptère.

 

 

 

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Chez nous il souffle de l'est. Imaginons de l'ouest. Imaginons plus encore : l'érosion se répand si violemment qu'elle déforme les têtes. C'est de l'imagination, ça ne tient pas. Mais quel plaisir à imaginer tous les changements. Il s'écoulerait de l'intérieur et charrierait des monceaux de poussière et de végétation morte, arrachées aux pentes de nos chaînes de montagne. Les plaines seraient riches. On ne s'y promènerait pas. Le pouvoir, dépourvu de centre, y serait réparti dans de gros bourgs prétentieux, prospères. La paysannerie d'altitude serait morte, le coût des exploitations se faisant de plus en plus grand chaque année. Au total une simple petite inversion nous coûterait assez cher, même sans se pencher sur le détail et en voyant les choses en gros. Au lieu de cela, la côte, sauf à Vièbe-les-échelles, est presque vide d'hommes -- cela à cause du vent et du sens dans lequel il souffle, quoique les gens du coin y soient habitués. Le principal est que chacun  mange à sa faim sur cette langue de terre pas toujours bien impressionnante.

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Ptère, au contraire d'autres villes, a eu le choix. Elle a pu demander, et obtenir, alors que les autres subissaient avec plus ou moins de bonne humeur. Je veux dire ces choses qui passent pour absolument indépendantes de la volonté. L'orientation du vent : oui, Ptère a eu le choix de le voir venir de la mer, et non de la terre (statistiquement). Elle s'en trouve une exception absolue, universelle, aberrante.

Ce n'est guère difficile à comprendre. Il a suffit qu'un jour, apercevant à l'horizon la possibilité de leur ville, les futurs Ptèrotes se disent : nous avons le choix, et que voulons-nous ? Et qu'ayant convenu que cette question en engendrait nombre d'autres, ils en viennent, entre autres, à celles du relief, du climat, des saisons. Ils en firent un vote, et le lendemain, aussitôt dit, majorité et minorité se mirent au travail. On construisait le relief désiré, on établissait les parties de l'année, et les sautes d'humeurs du temps. Il y eut une saison des pluies, de grosse importance, pour que les réservoirs se remplissent, que les gouffres intérieurs de la terre soient régénérés. Il y eut une période de sécheresse afin que les hommes se souviennent qu'il ne suffit pas de vouloir, mais que parfois il faut être patient, accepter, griller.

Le vent, lui, il fut plus difficile de décider de ce qu'on en allait faire. Et puis quelqu'un dit : "qu'il souffle de l'est. Ainsi tous les navires en perdition, même les plus pauvres qui sont à voile, seront repoussés vers nos côtes et nous les pourrons secourir."

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En aucun autre endroit de la terre on ne discutait de ces choses et elles étaient en friche. Elles étaient abandonnées, là, à portée de main, sans que nul ne se dise : "Mais c'est là une évidence, une occasion unique. Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas décider de ça aussi ?" Des millions d'années, Homo dressé, allongé, accroupi se trouve face à l'ensemble des décisions qu'il peut prendre et il fait de la magie, des coups de pierre, inventant la religion, les sciences – mais ne voit pas l'évidence au milieu du nez de son avenir.

Ptère a innové. Ptère ne s'est pas contenté de ce qu'il y avait.

L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt – c'est entendu. Mais tôt, c'est quand ? De cela, on a discuté. Des moissons et de la manière de les faire, toutes ensembles, ou pendant plusieurs périodes équitablement réparties de l'année, on y a pensé. Chaque jour, le peuple se réunit – ceux qui veulent, et décide, décide, décide. Nul besoin d'en tenir le compte, puisqu'une fois la décision prise, la voilà, l'évidence : ainsi, le vent souffle de l'est. Mais on sait aussi que quelqu'un, un jour, en a décidé. C'est un soulagement.

 S'il faut que l'on en parle maintenant, soit dit en passant, c'est parce que la situation devient un petit peu plus compliquée en ce moment. Depuis cette affaire d'inondation, depuis que les gens du nord de la ville se sont mis en tête qu'il y avait là quelque chose échappant à la rationalité – ces passionnés de la crue, ces fanatiques. Qu'ils soient maudits. Sitôt qu'on croit avoir trouvé la solution, n'est-il pas vrai qu'on se casse la gueule en beauté ? Il ne faut pas cacher que décider de géographie et de phénomènes comparables à un orage est une matière importante qui demande qu'on s'y consacre à plein temps.

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Ceux qui viennent attirés par le succès et les lumières de notre ville ne veulent pas lui donner ce temps nécessaire -- celui qu'il faut pour saisir ce qui se trame dans un morceau de désert en plus, une forêt en moins, et ces choses banales qu'ils aperçoivent dans le paysage sans savoir qui les a mises là et pourquoi.

On n'avait pas pu anticiper ce phénomène, dans les premiers moments, ce désintérêt pour les racines mêmes.

Laissez-moi vous dire comment tout cela a commencé -- car cette affaire de crue, moi, je n'y crois pas. On perd son temps avec ces histoires. Je m'adresserai à l'ensemble des Ptèrotes, et même des étrangers de bonne volonté qui sont prêts à nous soutenir et peut-être à nous rejoindre, nous ne pouvons nous permettre de perdre une seule voix amie. Souvenez-vous : on décida de vivre en montagne pour quoi ? La protection qu'elle offrait était notre seul objectif. Les Ptèrotes avaient été ballottés en trop d'endroits, à la merci d'une décision des Nations Unies, d'une élection difficile dans une des grandes puissances, ils succombaient sous la tutelle, la paperasse, la lie de la terre. Assiégés, ils voulurent une forteresse et trouvèrent une montagne. Nous l'avons voulue, notre cuvette. Il ne s'agissait pas d'y pourrir. Nos ingénieurs ont mis au point le barrage à plateau. Un système de balancier sub-aquatique leur permit de quintupler le rendement électrique des cours d'eau en amplifiant les mouvements naturels de l’élément H20. Même retenue dans le barrage, l'eau produisait déjà de l'électricité. Liées les unes aux autres, nos installations se complétaient mutuellement, permettant à chaque barrage de répondre à tout de rôle aux besoins alternés des quartiers de la ville sans en passer par un réseau central, vouant ainsi toute tentative de terrorisme à l’échec. L'eau, par gravité, circule partout entre nos versants. Elle apporte au passage la fraîcheur là où elle est souhaitée, l'irrigation là où elle est désirée. Tous y ont accès, nul n’en pâtit.

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Tout ceci fut fait de nos mains. Puis vint la triste époque de la royauté. Nous eûmes notre roi -- est-il besoin de le rappeler ? L'homme n'était pas incapable. Simplement, entouré de conseillers comme le buisson de piquants, il était loin du peuple, inaccessible, il faisait peur surtout quand il descendait dans la ville et faisait mine de se mêler, de converser, prétendant n'être encore qu'un citoyen parmi les autres. Il faut s'ennuyer pour aimer les rois et Ptère, ville qui donne des ailes, n'autorise pas cette forme raffinée de la mort. Nous montâmes à la mairie en groupe. Nous la détruisîmes. Il n'en resta rien. Un souffle de renouveau venait de l'est, de là où le premier vent était tombé sur Ptère. Ce fut la fin de notre âge du bronze et le début de notre moisson de fer.

Vous les entendez, ces chiens ? C'est à toute heure du jour. On ne leur court pas après, on ne leur fait pour ainsi dire rien, ils aboient à vous en arracher le crâne, et on les nourrit, sans arrêt. Je sais : rien n'est si affreusement, atrocement, venimeusement simple. Vouloir tout mettre sur le dos des chiens, n'est-ce pas aussi cruel et maladroit que vénérer l'eau, la force des éléments comme font les passionnés de la crue qui ne croient plus dans l'essence de notre ville ? Je ne parlerai pas des chiens pour l'instant -- malgré le fait que vous en parler serait déjà un peu tempérer leur emprise sur les esprits. Mais leur aboiement est le signe de la destinée tragique de ce petit bout de terre, de ce projet qui sera sans suite, j'en ai peur, de notre Ptère. Ouah-ouah. Non pas ouah et ouah. Mais Ouah-ouah. Des syllabes juxtaposées sans suite, oui. Et pourtant à qui tend l'oreille, la açon dont les aboiements se répondent et s'écorchent en s'amenuisant dans la nuit claire de Ptère peuvent dire encore les contours de son sommeil. Ouais. Ouah-Ouah, ouais. Mais c'est avant tout une série d'événements incompressibles, incompréhensibles, incontinents.

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Qui le premier acheta ces animaux ? Je ne sais pas, ne veux pas le savoir. Je sens qu'en me livrant à cette obsession je laisse parler un fait envahissant qui va dévorer mon récit. Comme si les chiens mangeaient Ptère, oh, oui, ouah.  Examinons donc en même temps les deux côtés de cette médaille : la montée des eaux et l'invasion des chiens. Faisons ensemble, osons-le, cet itinéraire imprévu. Inventons un chien bâtard et suivons-le dans Ptère, de la naissance à la mort. Un portrait dira tout. Parlons le langage du chien, soyons le chien, sans jamais perdre de vue la perversité de ce jeu. Ne disons jamais "Moi le chien", mais essayons.

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Allons-nous lui donner un nom ? Il suffira de l'appeler "le chien". L'enquête commence aux arènes de Laplamonie. On a y a organisé toutes sortes de jeux et de sports, jusqu'à ce que la mode soit aux démonstrations canines. C'est là qu'apparaît le chien. Il va servir à toutes sortes d'activités dont le seul effet manifeste est de nuire à la crédibilité de Ptère. Une fois repéré par des éleveurs pour ces qualités qui vont faire toute sa capacité de nuisance – sa docilité, son abjecte soumission plutôt, son endurance à se plier aux conditions de vie les plus sales, les plus déshonorantes, ce qui, en somme, le rapproche du cafard – il est emmené dans un chenil, et il procrée. Il engendre des portées en fécondant une chienne en plastique. Le moment vient où il n'est plus assez rapide à produire sa petite goutte. Vendu à un couple de retraités qui, ayant perdu leur fils unique à la guerre, cherchent un dérivatif à leur peine, il rythme le temps par les à-coups de sa vessie : promené, tondu, prétexte à cent conversations infimes, le voilà toutou. Mais il est encore trop bon. Il peut servir. On arrache dans la rue la laisse qui lie son cou à la main de son maître. Il est jeté à l'arrière d'une voiture aux fenêtres grillées sans avoir même le temps de mordre. On le reconditionne. Il apprend à avaler sans les mâcher des cocons de plastique remplis de drogue (des champs secrets apparaissent de temps en temps sur les satellites, pas toujours dans des vallées reculées). Le voilà, camouflé en gardien de troupeau, qui "passe la marchandise", suivi de près par un dresseur, la main gantée, qui lui fouille les excréments lorsqu'il ne peut plus se retenir, et lui redonne à avaler son chargement illégal. "Ça passe, ça passe" : cri secret de nos montagnes.

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Le chien finit par s'enfuir, la police le récupère, l'étudie, elle sait qu'il témoigne plus qu'aucun autre animal de la corruption dans laquelle notre ville est tombée. Elle l'utilise pour ses fins propres. Le voilà qui déniche dans les centres commerciaux et les foyers de personnes âgées les voleurs et les revendeurs de médicaments. Qui a inventé ce chien ? Celui qui, dans son innocence, passe de main en main et sert au bien comme au mal, ne parle jamais, mais toujours fait entendre un cri incompréhensible. Lui qui fut désiré, saurons-nous dire d'où ce désir est parti ? Il y a beaucoup de mal infiltré dans Ptère. Qui entend ces concerts d'aboiements nocturnes ne peut en douter. Mais la carte, celle où l'on voit le point de Ptère d'où tout est parti, on ignore où elle est. Je le dis : il faut être chien pour renifler cette piste. À une époque de chiens, il faut une truffe de limier.

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Il paraîtra incroyable, symptomatique peut-être, que je sois moi-même un animal, et même un chien. Mais je parlerai sous couvert de l'anonymat, sous la protection d'une voix dissimulée et d'une gueule qu'on ne pourra pas reconnaître. Suis-je un de ces animaux qui servent à critiquer et à médire sur les hommes ? Pas du tout. Tout le contraire. Je ne reconnais aucune valeur à mes semblables, et j'admire tout dans les hommes. Je désire appartenir à cette espèce, et mes pattes me font horreur. Ce n'est pas que j'aie été par le passé un homme, ni une femme, épargnez-moi les conneries soi-disant métaphysiques. Considérez-moi plutôt comme quelqu'un qui désire être quelqu'un d'autre. Oui, si vous désirez que je symbolise quelque chose, dites-vous cela : ce chien, c'est tous ceux qui veulent être ce qu'ils ne sont pas. Vous comprendrez mieux pourquoi je m'acharne contre les miens. C'est que je ne vois rien de bon dans l'animal. Il se peut que je doive ma condition au désir mal formulé d'un Ptèrote qui a imaginé un monde où les chiens penseraient, et qui, quand d’autres répriment ce désir à toute force parce qu’il signifie pour eux le chaos et la fin de la race humaine, l’a pensé sans malice, mais sans non plus beaucoup d’ampleur. Il l’a pensé par mégarde et sans profondeur, et je suis né de ce petit peu de pensée, entièrement et déjà insatisfait de tout. Je suis tout à fait conscient que cette espèce humaine, à Ptère, est bien loin d’être entièrement mauvaise.

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Ce que je critique, ce sont les manquements à ce bel idéal qui m’assiègent, moi, l’animal insatisfait. Ce que je critique, ce sont tous ces petits trafics qui passent par la ville et l’embrument. En ces temps de guerre ils ne fâchent pas grand-monde. Chacun a la tête à sa survie, et comme l’encens, qui empuantit les cages d’escaliers, le hachich, dont la rue elle aussi est asphyxiée, le chlore qui pullule dans toutes les flaques de peur d’une invasion de moustiques, nous, les chiens, sommes venus dans la ville pour consoler la peur du père pour son fils, de la mère pour son enfant, le désir féroce de tous que ce soit le voisin qui meurt, et pas ceux qu’on aime. Cette brume sur toute chose rend comme visqueuse la consistance de cette ville autrefois connue par la netteté insoutenable de ses clochers. Les pics de nos montagnes en étaient inspirés. La nature environnante avait été conçue à l’image de cette perfection sociale où tout s’accordait par la pensée. Je ne critique pas seulement les chiens, mes semblables sans comparaison. Je ne critique pas seulement les délires des passionnés de la crue, les fautes techniques qui ont amené cette catastrophique inondation. Je veux descendre dans cette abomination qui fait d’un rêve un cauchemar. Je vais emmener mon lecteur par la main dans une rue et lui montrer l’horreur.

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Il faut bien qu'il y ait eu une première fois dans mon existence, où j'aie regardé Ptère et me sois dit : "Quelle ville extraordinairement belle !" Je m’en souviens, tout d'un coup j'arpente le pavé : après le tailleur, le cordonnier, après le cordonnier, le coiffeur, le marchand de papier et de photocopies, un restaurant italien, un bar, une boulangerie, un cabinet d'épilation, des masseuses, un autre bar, un restaurant turc, une quincaillerie qui prend tout un gros morceau de trottoir, et je vois quand je baisse les yeux la trace de mon immondice. Je vois les déjections, pris de honte. Nous faisons ça ; on nous laisse faire ; cela est permis – mais pourquoi ? À côté de moi, tout l'appareil de production humain, tout ce qui sort d'un cerveau – pas d'un rectum. S'il avait été possible de creuser, j’aurais pu m’enfouir sous la terre, et toute la saleté. Un homme s’approche de moi, tout jeune, pour me prendre dans ses bras, et je ne peux lui associer une seule odeur, ce qui l’apparente à une forme d’apparition. C’est le début d’un malentendu pathétique. Il me caresse, ravi que j’aie du poil, qui m’horrifie. Mon pelage, se courbant, s’assouplissant, répond à sa main sans se soucier de ce que j’en pense, mes poils se lustrent. Je suis apparu soudain et sans avoir le temps de développer mes facultés, mais eux savent comment réagir à l’administration d’une caresse, déclenchant mon intérêt sans cesse plus atterré pour l’indépendance de mon corps d'avec ce qui est désirable. Et tout à coup je comprends : je suis le premier chien de Ptère. Mon origine est incompréhensible. Je suis le témoin involontaire d’une déchéance que j’amène. Il m’est donné la révélation que Ptère est une ville qui mourra par ses chiens.

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"J'ai gagné cent vingt-six millions", me dit-il, "tu comprends ? Les animaux sont intelligents. Je sais que tu comprends. Tu ne dois plus te soucier de rien. Je suis le plus jeune millionnaire de Ptère, et peut-être le seul. Je dois ma fortune entièrement à moi-même, n’ayant reçu que de moi-même le désir de l’avoir et celui de l’augmenter. Je vais bien te traiter. On va te trouver une petite mère, pour que tu aies des enfants, que tu te reproduises bien. Tu es mignon."

Il remontait la portion la plus escarpée de l'avenue Sainte-Anne, son petit raidillon lorsque, laissant l'hospice Bénusé derrière soi, on voit à main droite les portes à-demi ouvertes des arènes, d'où sortent en semaine les cris sobres des joueurs de palet. C'est une avenue toujours en bourrasques, et c'est là qu'il habitait, mon maître, celui qui m'avait découvert.

Il m'emmena chez lui, et je ne peux pas dire qu'il y faisait chaud, mais il y flottait une atmosphère propice à l'idée de chaleur, l'esprit était prêt à y croire, et comme j'avais envie de dormir, je cessais de prêter attention aux choses qui m'entouraient. Je pouvais l'entendre encore, à travers les filets du sommeil. Je pouvais entendre les petits poissons de sa pensée aller et venir. L'homme comptait des chiffres. Il mettait de côté de l'argent – non pas sur une table réelle, mais sur une table de sa pensée qui s’étendait de lui jusqu’à moi et sur laquelle il étendait des chiffres de papier : "Ceci", disait-il, "c'est pour moi. Et cela, c'est pour les habitants du quartier. Pour cela, je le donnerai aux Vièbois sans domicile. Ceci, pour le fonds des pupilles de la nation." – dans sa générosité, il attribuait à ceux qui ne savaient pas encore qu'ils avaient besoin de lui de l'argent qu'il avait gagné par son génie. Cet homme était un philanthrope – bien connu.

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Je finis par me réveiller, pour voir qu'il comptait encore sa richesse immense, changeant en nombreux petits tas ses plus grands tas, et concevant, chose jamais vue chez homme de son jeune âge, tous les besoins qui affectaient Ptère et la difficulté qu'il y avait à les désirer, et pour les gens, à les mener à bien. En ces commencements de guerre, il constatait les ravages de la désorganisation et de l'improvisation sauvage, les véhicules privés réquisitionnés servant les fins personnels des colonels de régiments de front, la nourriture répandue dans les rues par caisses entières, qui, sans être volée, pourrissait faute de bras pour la porter à l’abri, et le gâchis lamentable d'énergie qui commençait déjà à sembler habituel aux Ptèrotes. "Mais toi", dit-il, "tu ne te plains pas, tu ne dis rien." Et ignorant la portée de son acte et l’aggravation qu’il mettait aux problèmes qu’il voulait effacer, il ajouta, voulant apparemment m’entretenir avec calme comme s’il m’avait déjà fait le partenaire de sa pensée : "Nous maltraitons même les bêtes. Mais regarde-toi : tu es si adorable qu’il faudrait que chaque Ptèrote ait un chien qui te ressemble à son côté. En ces temps difficiles, ce n’est pas d’argent qu’ils ont besoin, mais de tendresse. Toutes les attentions sont dans la guerre. La religion, les arts, les techniques sont mises au service de la bataille un peu absurde dans laquelle nous sommes lancés. Je vais faire don à la ville d’un fond de reproduction canine. Nous allons te faire des compagnons et les offrir aux Ptèrotes. Quelle idée merveilleuse !" Quelle idée atroce. La guerre n’est pas le péché qui a tué Ptère. Ce sont nous, les chiens. Croyant améliorer les choses, comme souvent, mon sauveur philanthrope les fit empirer. Il avait à cela, peut-être, ses raisons, sur lesquelles je n’ai pas le droit de spéculer. Sa fortune, il l’avait faite dans l’embaumement des morts : activité qu’il a toujours été difficile de confier au désir des survivants éplorés.

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J'ignore pourquoi les premiers hommes ont commencé à enterrer leurs morts et ne ferai là-dessus aucune vaine hypothèse. Mais je sais parfaitement pourquoi ce maître que j'ai eu fit fortune dans ce métier. Il y mettait une énergie folle, et la guerre l'aida. Il serait tout à fait regrettable que vous le jugiez mal, et croyiez que j'ai été ramassé dans la rue par un profiteur, de la même manière qu'un centime est ramassé par un grippe-sou. Quelques mois après notre rencontre, Ptère comptait à côté de chacune de ses boutiques une petite officine, pas plus grande qu'un bureau, et quasi toute entière occupée par une vitrine. On y voyait mes rejetons, et les produits d'autres espèces canines que la mienne, qui batifolaient dans du papier. Quelques mois encore, et un quart des familles de Ptère possédaient un chien. Vous comprenez bien qu'il ne pouvait en être ainsi que par la combinaison d'un moment historique, d'une compétence dont il y a sur terre peu d'égales, et d'une sorte de fatalité. Je ne crois pas que d'autres que moi aient perçu à sa juste valeur l'importance de cette nouveauté : comment des animaux se sont glissés dans Ptère, et ce que cela signifie pour la suite de l'histoire de cette ville. Elle est toujours extrêmement belle, avec ses grandes bâtisses de briques surmontés de leurs toits excessivement lumineux, chaque maison ressemblant à un tas de sable surmonté d'un miroir. Pourquoi donc vous intéresser, vous, à ce que maintenant les rues soient pleines de gens comme moi, c'est-à-dire de bêtes à griffes et à poils ? Mais c’est pourtant clair et évident : ce qui aujourd’hui paraît normal, ne le paraîtra plus demain ; tout va changer.

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Pensez : si aujourd’hui, une petite inondation encourage les gens à rêver d’apocalypse, à se prémunir de manière irrationnelle contre un événement qui n’a pas plus d’importance que la chute de la pluie qui en est seule responsable, alors qu’arrivera-t-il demain quand ces congénères que je hais, mais qui sont aujourd’hui dans chaque maison et plus aimés que le fils de famille, auront pris l’ascendant ? Imaginez-vous un seul instant que vous accepterez ce bouleversement de vos vies avec la même grâce que vous vous vantez de montrer au combat, face à des Vièbois abasourdis par la violence de la guerre que vous leur faites ?

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Un chien vient se mêler de la conversation...

Revenons aux hommes.

 

 

 

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Je suis découragé mais pas abattu. Il me semble bien sûr que si j'avais été aidé, je serais arrivé plus vite. Cette pensée qui pourrait apparaître négative, m'est au contraire d'un puissant réconfort. Je n'y vois pas de raison d'en vouloir aux autres. J'ai l'espoir, qui est plus qu'un espoir, que ce qui aujourd'hui n'est que possible soit demain parfaitement accompli. Si pour l'instant je suis seul et à pied, ce n'est pas volontaire, je le concède volontiers, je ne veux pas me vanter. Mais tout peut changer. Il ne me plairait pas, pour autant, de mentir sur ce qui a provoqué ma solitude sur cette route. Mais je ne saurais par où commencer et j'aurais peur de chercher à accuser quelqu'un qui ne peut pas se défendre.

J'entends qu'on prend ma modération pour une accommodation avec l'inévitable. Bon. Cette nuit, moi qui me trouve sur les grands chemins par le caprice incroyable d'un routier, je parle le langage qui me plaît. J'ai très peur de rentrer chez moi. Je ne sais ce qui m'y attend, subodore une catastrophe. Je crains bien que ce ne soit avec ce regard apeuré que vous me trouveriez si vous pouviez nous rejoindre, sur le territoire de Ptère, et que vous devriez alors goûter par mes yeux la vision nocturne de ce pays. Trompeuse apparence.

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Je suis poussé au dos par un vent qui ne faiblit pas, m'aide et me glace. Notez que je sens le froid et ne m'en désespère pas, même si je ne suis plus aussi sûr soudain que la nuit soit vide d'ennemis. La mort ne me semble ni étrange, ni imprévue. J'aimerais avoir la croyance de certains qu’elle règne partout ; mais il ne m'est que trop facile de constater que c'est à Ptère qu'on la trouve surtout. Dans le pays désolé que je traverse, et qui est sa marche méridionale, elle est encore invisible. La guerre est loin. Cet orage que j'aperçois devant moi a encore le son d'un événement désincarné. Alors que la distance qui nous sépare ne diminue pas, poussé comme il est par le vent, je m'en rapproche néanmoins par la pensée. J'imagine le torrent gonflé qui s'élance sous la nue violette, arrache des souches aux berges et gronde en charriant des boues par la narine. Le corps de ce torrent s'épaissit d'une pluie gorgée de vibrations spastiques, qui fauche et casse les jambes de la montagne, l’emporte et la dévide. Je ressens le désir de cette pluie et je veux crier jusqu’à être en eau. Le froid me retient d’ouvrir la bouche.

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Je me pousse vers la Ville, ignorant si j’obéis à l’attraction d’un aimant ou si mon mouvement n’est pas plutôt le produit de luttes entre les forces sauvages de ma colère et de ma docilité. Mais pour en dire quelque chose, il faudrait que je cesse de parler de l’orage, qui risque de faire croire que j’ai la faiblesse d’imaginer que le monde m’emprunte son bruit. Il n’en est rien. Je suis étonné de cette correspondance entre nos humeurs. Mon amertume se nourrit de ces explosions à faire peur. Je m’exalte et me revigore dans les tremblements de l’atmosphère qui me précède. Mais croire que l’orage est mon messager, qu’il me précède avec ses catastrophes comme un courrier qui dirait d’avance l’issue de la bataille que moi je suis, c’est une arrogance qu’il ne faut pas me prêter.

Je suis le fils de ma ville. Très en colère contre elle, semblable à cent mille de ses fils qui lui sont, sans savoir pourquoi, fidèles, et, sans savoir pourquoi, se sentent incapables de la trahir, quand ils la voient acharnée à détruire tout autour d’elle, quand ils ne savent plus pourquoi ils adorent cette mère aux emportements vicieux. Donner une forme à cette colère, cela ne se peut pas. Je continue de mentir heure après heure, de défendre l’indéfendable, de chercher ailleurs la raison qui est devant moi. Je me refuse à accuser celle qui m’a nourri, j’ai peur qu’on me dise : tu mords la main que tu devrais baiser. Je marche bien.

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Il est presque certain que, si on me consacrait assez de temps, si on me laissait parler autant qu’il faut en réponse aux bonnes questions, il serait aisé, à partir de moi seul, de comprendre la ville entièrement et d’en résoudre bon nombre de problèmes. J’ai remarqué, disons-le pour commencer ce récit de tout ce qui est important à Ptère, que nous vivons dans un univers extrêmement cohérent, et que nos désirs – à nous les Ptèrotes, réputés pour nos désirs – nous permettent peu de mémoire. Comment expliquer cela, voilà dont on peut discuter. Nous effaçons à chaque instant le vide qui remplit les autres villes du monde par des projets que nous sommes à même de réaliser aussitôt. Cette faculté fait de nous une exception reproductible nulle part ailleurs, même justement par notre volonté à nous. En toutes choses, nous sommes extrêmement semblables aux autres villes – mais pas en ça : qu’ayant des désirs une vision plus immédiate, nous n’avons pas beaucoup de mémoire.

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Parce que je n’ai pas oublié le nom de ma femme, je faisais – cela aussi, je m’en souviens – l’objet de moqueries à l’armée. Mes compagnons de service écrivaient ce qui leur importait sur des carnets.

Je n’arrive pas à le comprendre : ma différence fait-elle de moi une exception, une aberration, ou sommes-nous des milliers à sentir ce besoin qui sera demain dominant ? Étais-je déjà, à l’époque de mon service, entouré de ces milliers que j’ignorais et qui, eux aussi, retenaient le nom de leur femme, ou n’a-t-on constaté ce changement que dans les derniers mois ? Je veux connaître mon semblable. C’est bon de savoir qui est comme soi. Ce n’est pas un désir à penser comme la forme d’une montagne – et pourtant cela devrait l’être. C’est une drôle de chose, les gens, parce qu’on ne les fait pas. On connaît bien le marteau qu’on a pensé, le chemin qu’on trace au flanc de colline, mais l’autre essaie beaucoup de nous fuir. Mais je marche bien.

Vous m’avez vu tout à l’heure, face au camionneur : je me positionnais par rapport à lui, tout était relativement simple – et mettait assez mal à l’aise. Nous prospérons de nuit, quand tout dort ; il est bon de marcher seul, de cette manière peut-être un peu brutale, pour faire ces réflexions et se reposer un peu de désirer. Je sais – cela je le sais sans avoir besoin de le vérifier – que je ne suis pas le seul à me demander pourquoi cette guerre que nous menons n’a pu être achevée d’un coup par la concentration collective de nos désirs. Je sais que nous sommes nombreux, très nombreux à nous le demander, encore que d’une manière anarchique et par conséquent mal perceptible. Je sens cette rébellion sans pouvoir en dire plus.

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Les raisonnements abondent sur les causes de notre impuissance. Il y aurait des incompatibilités, des autorestrictions, des prises de contrôle sauvages par certains groupes haut-placés dans la ville, nos intelligences seraient manipulées. Mais comment cela est-il devenu si efficace ? Eh bien, c’est simple : nos désirs accélèrent la vie, et tout devient méconnaissable, tout se brouille, on oublie, c’est la confusion. Je crois. Hier matin, en allant à la pêche à l’écrevisse, je ne savais pas encore que je vivais mon dernier jour dans la Catasugne. Je me réjouissais même à demi de ma journée, j’étais confiant : j’allais voir le piborgne, j’allais faire mon travail. L’envie de quitter les lieux est montée en moi jusqu’à sembler absolument raisonnable. Il m’a semblé que cette impulsion devait être suivie – et je n’ai rien vu de contraire à la politesse. Mais ce n’est pas la rapidité du désir qui nous fait différents des autres hommes. C’est plutôt que nous avons créé le monde comme nous le voulions, et nos règles sont maintenant bien établies, et fermes. Ce qu’il faut se demander, c’est pourquoi parmi les désirs que nous avons eus, nous Ptèrotes, il n’y a pas eu celui d’inventer des machines à contrôler la guerre. Elle ressemblerait à. Non, je n’y arrive pas. Il y a trop de bruit d’orage, je n’arrive pas à me concentrer. Mais si. Quelque chose comme ça : une machine qui signale quand une situation devient dangereuse et qui se met à siffler et à hurler jusqu’à ce que tout se calme à nouveau. Vraiment, nous pourrions avoir une société absolument avancée et moderne qui permette ce genre de machines, mais nous nous sommes autolimités. C’est le plus grand mystère de cette ville.

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Partout ailleurs, il y aurait des constructions défiant l’imagination, des usages époustouflants de la matière, des sources d’énergie sans cesse renouvelées. Mais chez nous, il y a comme quelque chose qui nous retient à terre. Nous sommes ingénieux – nous ne sommes pas d’une autre planète. C’est une question que je vais poser autour de moi en rentrant, car je ne peux pas rentrer simplement pour affaires personnelles. C’est vrai que ma femme ne voudra pas me recevoir de toute façon. Elle a trop souffert à cause de moi. Je le sais. Moi aussi j’ai horriblement souffert. Elle a pensé que j’étais mort, elle s’est remariée – ou quelque chose comme ça. On ne peut pas tout demander à l’État, comme de s’occuper à la fois des femmes et des guerres. Il a le droit à l’erreur. Et c’est pour ça que je ne vais pas me ruer chez elle ; mais plutôt comprendre, chercher à comprendre. C’est la grande aventure. C’est ainsi. Si personne ne veut se rappeler, et tout le monde fait comme si toujours il fallait regarder en avant, et ne pas se poser des questions, eh bien, moi, je vais le faire quand même. Je suis un Ptèrote, et je suis rebelle. Je vais leur expliquer.

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Je crois qu’il y avait au quartier d’où… le quartier, je ne m’en rappelle pas. Je ne me souviens pas. J’ai bien toute ma tête sur mes deux épaules, privilège de l’âge : on sent mieux les choses. Je sais que ma femme m’a… je sais que j’avais une femme. L’important, c’est ça. J’avais. Une femme. C’est assez pour faire de moi quelqu’un. Mais le contraire : Je n’en avais pas, de femme, aurait eu l’air tout aussi bien. Ce qui était surprenant avec le camionneur, c’est qu’il avait l’air de croire aux choses qu’il faisait semblant de se rappeler. Il avait l’air d’être parfaitement contenu dans ses racontars.

Cumuli, la nuit en est pleine. Ils abondent au-dessus de la tête. On le sent bien, la tête nue, qu’ils frottent et frétillent. Ils feront, plus sûrement qu’un torrent, des flaques par terre. On croit que l’orage va éclater et il y a seulement des petites pièces de pluie qui tombent. Des strato-cumuli. Il y a heureusement l’État pour rappeler à tous leur mémoire et leurs faits et gestes. C’est très possible que ce soit là que notre énergie se perd. Si nous avions plus de souvenirs, nous aurions moins besoin de l’État, les énergies se dépenseraient de manière plus anarchique – je devrais me fouetter de dire des choses pareilles. Tiens, là, je me frappe, sous le ciel noir, je me fous des claques. Qu’est-ce que c’est, autour de moi ? Une cabosse ? On ne voit rien de rien. On ne voit même plus les phares du camion au loin. Ça fait longtemps qu’on ne les voit plus. Je devrais me fouetter de penser des choses au-dessus de moi, pour essayer de péter plus haut. Ptère est la ville des désirs, c’est entendu, c’est décidé, on n’y touche pas. Et alors, si les désirs sont un peu molasses ? On vient faire son malin avec ces idées de génie ? Alors des machines, hein ? Des dispositifs de l’espèce qui coupe en rondelles et recolle ?

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Nous devons contrôler notre environnement, nous le faisons. À cette heure avancée de la nuit, on ne voit rien ; mais c’est très beau, une cabosse de Ptère, c’est utile par sa sécheresse, par son dénudé, ça défatigue l’œil – tout cette partie du Pays ne sert à rien, juste à faire une limite à Ptère : et alors ? Les pays ont besoin de territoires où ils ne se passent rien, et que tous ne soient pas obsédés d’action. D’ailleurs, je regarde autour de moi, et je ne vois rien. Je ne peux pas dire que j’entende des oiseaux, ou que je sente des arbres. C’est la steppe, il y a une monotonie de rien. La nuit est idéale pour voyager. Et je ne sais pas encore combien exactement de jours sont nécessaires à traverser cette partie du monde. Soit. Un autre que moi va désespérer, espérer un camion. Moi, je suis content d’avoir échappé à un camionneur chansonnier et menteur. Je sens mon propre souffle. Ici, pas de misère humaine, pas de classes sociales. Tout va bien. Pas de piborgne non plus. C’est peut-être ici que je vais m’arrêter, je le sens. Les pieds me pèsent. Mais je le sens, je suis sur le côté du pays. Je sens dans mon corps que j’en suis à l’ouest. Tout mon corps est habitué à Ptère, il se solidifie en regardant ses pics, il est orienté par son soleil quelque peu rare et ses après-midis qui finissent vite. Ici, quelle terrible journée on a passé avec ce camionneur, des paysages inconcevables, de la route répandue, et on n’arrive à rien ! On ne peut rien faire ! J’avais un projet quand je suis parti, je m’en souviendrai toujours, c’était de revenir à Ptère. La manière est tout.

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Je suis bien content de rentrer à pied, et je suis sûr d’être le premier à le faire. Les soldats se perdent dans la Morée, ils s’isolent pour digérer des événements dont personne ne parle, mais ils ne reviennent jamais à Ptère que par la grande route du sud. Et moi ce soir, j’ai toute l’impression que je vais devoir passer à l’ouest. Qui sait ce que je vais devoir faire ? Grimper des massifs que personne ne songe plus depuis longtemps à explorer. Qui y va, des ingénieurs, des tondeurs de pelouses alpines, et les ornithologues. Personne d’autre, à l’ouest, direction mauvaise d’où viennent les eaux. Je reviens par là comme quelqu’un qui n’aurait peur de rien, surtout pas de ce dont les autres ont peur, démissionnaire, trempé par les eaux. Et je note sur le carnet de mémoire que nous donne l’État le nom et l’adresse de ma femme, par précaution. Je sais où je vais assez, sans besoin de faire parade de mes qualités.

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On est contraint à des vantardises par le simple fait d’habiter un pays – Ptère ou autre – car il ne faut pas que les autres profitent de notre modestie. Donc là où je rentre, on produit cet artisanat : des petites figurines en bois très travaillées – trop pour mon goût ; de l’alcool de prune – rare à notre altitude ; des manuels de bonne compagnie. J’y collaborerai un jour. Je donnerai des conseils précis sur ces questions. Peut-être que les étrangers croient que nous avons des banques. Jamais entendu parler. Nous ne voulons pas en rajouter. Il y a un je ne sais quoi de modeste en nous. Toute notre énergie a été mise dans le système hydraulique, c’est vrai – il a quelque chose de suranné, maintenant, on le voit bien en lisant les journaux étrangers, en s’intéressant aux progrès qui ont été faits dans les autres pays. Eux contrôlent les régimes de nuages, ils les font pousser à leur guise, ils les ouvrent en deux comme des grenades et il en tombe du pépin. Ici Ptère, les gens eux-mêmes ont quelque chose d’arrêté. Je le vois déjà ici, là, alors que je suis à deux cent ou plus kilomètres encore. Mais je ne peux pas juger mon peuple. L’homme n’est rien sans sa ville.

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J’ai l’impression de parler par peur de cette situation de solitude sous la pluie et derrière l’orage. Eh, j’y suis : nous sommes dans un couloir de circulation des vents. C’est ce qui explique tout : le vent marin remonte par ici jusque dans le nord, là, il s’affaisse contre la montagne, et verdit tous les contreforts, les versants occidentaux, les combes d’une journée comme on dit, celles qui fleurissent et se tapissent de grosses épaisses mousses en quelques heures. Il y roucoule le pigeonneau merdier, cet espèce qui ne vole pas ; le renard à vertugadin ; le scarabée à cornes de bique. Cumuli ! Pesants Stratocumuli !